Que se passe-t-il dans le dossier Kayishema ?

Que se passe-t-il depuis l’arrestation, il y a cinq mois en Afrique du Sud, de Fulgence Kayishema, l’un des quatre derniers fugitifs recherchés pour leur rôle dans le génocide de 1994 au Rwanda ? Un nouveau mandat d’arrêt a été rendu public en septembre, qui demande son transfert vers le Mécanisme, et non plus vers Kigali. Entre frictions diplomatiques et stratégies bureaucratiques, Justice Info questionne les protagonistes.

Transfert hautement diplomatique de Fulgence Kayishema depuis l'Afrique du Sud - Photo : Serge Brammertz s'exprime devant la presse.
Quel est l'objectif du Procureur du Mécanisme des Nations unies, Serge Brammertz ? Un procès à Arusha ou au Rwanda ? Photo prise lors de sa visite de deux jours en Afrique du Sud, les 31 juillet et 1er août, organisée pour exprimer sa gratitude aux autorités et aux forces de police suite à l'arrestation du fugitif rwandais Fulgence Kayishema, le 24 mai 2023. © South African Police Service
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Le fugitif rwandais Fulgence Kayishema, devait, aussitôt arrêté, être transféré dans son pays. En 2012, son dossier avait été transféré au Rwanda par le tribunal onusien d’Arusha, avec plusieurs autres. Cependant, le plus récent mandat d’arrêt émis à son encontre, rendu public le 7 septembre après son arrestation en Afrique du Sud, et daté de 2019, indique qu’il doit être transféré au Mécanisme en charge des fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (MTPI), qui a pris la relève du Tribunal d’Arusha. L’acte nouvellement rendu public précise bien que c’est le procureur Serge Brammertz qui a demandé, dans une requête confidentielle, le transfert de Kayishema au Mécanisme, « et non plus à la République du Rwanda ».

Dans quel but ? C’est ce que nous avons tenté de savoir.   

Destination finale discrètement modifiée

Accusé par le Tribunal pénal international d’Arusha (TPIR) de génocide, de complicité de génocide, d’entente en vue de commettre un génocide et d’extermination comme crime contre l’humanité, l’ancien inspecteur de police judiciaire dans l’ancienne commune de Kivumu, dans l’ex-préfecture de Kibuye, a été arrêté le 24 mai 2023 dans une ferme de Paarl. L’homme de 62 ans vivait dans cette ville de la province du Cap-Occidental en Afrique du Sud, sous une fausse identité, celle de Donatien Nibashumba, de nationalité burundaise.

On l’accuse en particulier d’avoir participé à des massacres à l’église catholique de Nyange qui ont fait environ 2.000 morts. Recherché par la justice internationale, Kayishema était en cavale depuis une vingtaine d’années. Après le transfert de son dossier en 2012 au Rwanda, le mandat d’arrêt du TPIR de 2012 suivi de celui du Mécanisme de 2014, demandaient clairement aux États membres des Nations unies de « rechercher, arrêter et remettre à la garde du parquet national de la République du Rwanda Fulgence Kayishema ». Mais le nouveau mandat d’arrêt demande aux États de l’arrêter et de le remettre « à la garde du Mécanisme ».

Une exigence de l’Afrique du Sud ?

On apprend dans la décision en date du 7 septembre, qu’en date du « 7 mars 2019, le procureur du Mécanisme a demandé un mandat d’arrêt modifié prévoyant l’arrestation immédiate de Kayishema et son transfert au Mécanisme, au lieu du Rwanda, au motif qu’un partenaire clé susceptible d’aider à la localisation et à l’arrestation de Kayishema ne pouvait plus apporter son aide tant que le mandat d’arrêt prévoyait son transfert au Rwanda ». La même décision dit que la demande a été accordée.

Justice Info a voulu connaître l’identité de ce partenaire clé. Contactée, la personne en charge au bureau du procureur à Arusha, Thembile Sogoete, n’a pas voulu être plus claire. Mais si l’on s’en tient au lieu d’arrestation de l’intéressé, et aux demandes officielles subséquentes des autorités sud-africaines de transférer Kayishema à Arusha, il est permis de supposer que ce partenaire clé est l’Afrique du Sud. L’avocat sud-africain de Kayishema, Juan Smuts, précise ainsi à Justice Info qu’une « demande a été introduite par le directeur adjoint du ministère public, essentiellement pour que Kayishema soit transféré à l’antenne d'Arusha du Mécanisme international résiduel des Nations unies pour les tribunaux pénaux, en Tanzanie ».

Frictions entre Pretoria et Kigali

Il n’est pas encore clair si l’Afrique du Sud se refusait à transférer l’accusé à Kigali par souci d’équité judiciaire ou suite aux frictions diplomatiques entre les deux pays.

Le professeur André Guichaoua, spécialiste du Rwanda et ancien témoin expert pour le bureau du procureur du TPIR, rappelle que « les relations entre l'Afrique du Sud et le Rwanda post-conflit ont évolué au rythme des tensions suscitées par la présence de nombreux réfugiés rwandais dans la seconde moitié des années 1990. Des opposants hutu tout d’abord puis, parallèlement à la monopolisation du pouvoir rwandais par le président Paul Kagame, des opposants tutsi ». Puis des « expulsions de diplomates, ruptures de facto ou informelles des relations diplomatiques » ont suivi, se souvient-il, la tentative d’assassinat en 2010 d’une figure majeure parmi les opposants à Kagame, Kayumba Nyamwasa, chef d’état-major de l’armée patriotique rwandaise, l’assassinat à Johannesburg en 2013 de Patrick Karegeya, chef des renseignements extérieurs du Rwanda, et celui d’un ex-officier de la garde présidentielle qui s’opposait au pouvoir en place, Camir Nkurunziza, abattu en 2019 dans la ville du Cap.

Guichaoua souligne qu’un éphémère réchauffement a suivi l’arrivée au pouvoir en 2018 du président sud-africain actuel, Cyril Ramaphosa. Mais qu’un nouveau tournant a affecté, plus récemment, « les relations qu’entretiennent les pays de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC, qui comprend notamment l’Afrique du Sud, la République démocratique du Congo, la Tanzanie…) avec le Rwanda ». En juillet 2023, Pretoria et Kinshasa se sont engagés via la SADC « dans le renforcement de leur coopération en matière de sécurité notamment à l’est du Congo vis-à-vis de la guerre entretenue par le M23 avec l’appui du Rwanda qui a entraîné un million de déplacés », détaille Guichaoua.

Dans ce contexte, analyse l’expert, « l’Afrique du Sud n’a  aujourd’hui aucune raison d’accorder une faveur au Rwanda en lui transférant un accusé […] Un transfert que n’approuve pas non plus la Tanzanie, autre membre éminent de la SADC, soucieuse de prolonger l’existence de ses infrastructures judiciaires du tribunal d’Arusha et les emplois de ses personnels et plus globalement l’ultime opportunité de différer une nouvelle fois la fermeture du Mécanisme International après la fin anticipée du procès de Félicien Kabuga. »

« La procédure n’en est qu’à ses débuts »

Selon la presse sud-africaine Kayishema, arrêté dans un premier temps le 24 mai « pour avoir enfreint les lois nationales sur l’immigration » et placé en détention, a été « ré-arrêté » le 15 août, « en réponse à une demande adressée à la Haute Cour par le Mécanisme international résiduel des tribunaux pénaux des Nations unies (MTPI) pour qu’il soit jugé à Arusha, en Tanzanie, où il est recherché pour le génocide de 1994 ».

Interrogée par Justice Info, Mme Kayishema, Beatrice Nyiratabaro, affirme quant à elle que « nous sommes toujours devant le tribunal de première instance pour d’autres questions. Nous ne sommes pas encore devant la Haute Cour. Nous ne sommes pas au courant des accusations d’Arusha portées contre lui. » Pour le moment, confirme l’avocat Juan Smuts, la procédure devant le tribunal de première instance concerne « les accusations locales actuellement portées contre [son] client ». Des irrégularités d’immigration. Lors de la dernière audience, tenue en août dernier, l’accusation a informé la Cour qu’elle n’avait pas encore finalisé l’enquête sur cette affaire d’immigration, précise Me Smuts. 

« La procédure devant la Haute Cour d’Afrique du Sud n’en est qu’à ses débuts, puisque lors de l’audience précédente, nous nous sommes contentés de fixer un calendrier pour la suite des événements jusqu’à la prochaine audience, qui aura lieu le 1er novembre 2023 », dit-il. Me Smuts précise qu’une requête a bien été déposée « auprès de la Haute Cour d’Afrique du Sud en vue d’obtenir, entre autres, une ordonnance de transfert de mon client à la garde de la branche d’Arusha du Mécanisme, en Tanzanie, et donc pas au Rwanda ».

Kayishema peut-il sauver l’éléphant blanc ?

Reste une question à laquelle personne ne souhaite répondre.

Une fois obtenu le transfert du « partenaire clé » qui refusait de satisfaire Kigali, le Mécanisme onusien va-t-il ré-aiguiller malgré tout Kayishema vers le Rwanda ou sera-t-il tenté de conserver l’affaire pour sauvegarder les emplois de l’éléphant blanc d’Arusha ? Malgré maintes relances, le bureau du procureur du Mécanisme a préféré répondre par le silence. Le porte-parole du Mécanisme Keith Powell nous a pour toute réponse présenté une fiche d’information sur l’affaire Kayishema qui indique que « Kayishema devrait être transféré au Rwanda pour y être jugé ». Sans lever l’équivoque que crée l’actuel mandat.

La loi du silence prévaut aussi à Kigali, où le porte-parole du procureur général, Faustin Nkusi, a renvoyé la balle à Arusha : « Vous pouvez vous adresser au Procureur général du MTPI, parce que ce sont eux qui suivent l’évolution du dossier en Afrique du Sud ».

En 2020, la seule branche d’Arusha comptait 200 employés pour un budget annuel de 40 millions de dollars. Le porte-parole du Mécanisme n’a pas voulu donner des chiffres du personnel actuel et l’impact chiffré que la suspension du procès Kabuga aurait causé aux ressources humaines. Mais le 4 octobre dernier, le Greffier du Mécanisme, Abubacarr Marie Tambadou, a réuni le personnel de l’institution pour leur signifier que tous les postes relatifs au procès Kabuga allaient être supprimés. Avec le procès du vieux rwandais, le personnel du bureau du Procureur s’était vu augmenté de 10%. Ceux-ci sont à risque.

Kayishema permettra-t-il de les préserver ? Le budget total du Mécanisme en 2023 est de 81 945 300 de dollars américains, soit près de 78 millions d’euros au cours actuel. Pour l’année prochaine, Powell dit que « le processus budgétaire est toujours en cours et ne sera finalisé qu’après son approbation par l’Assemblée générale des Nations unies à l’automne ».

Mais quand bien même l’Afrique du Sud et le procureur du MTPI se seraient entendus pour que Kayishema soit jugé à Arusha, celui-ci ne semble pas décidé à faciliter la tâche. « Mon client s’est opposé à cette demande de transfert vers la branche d’Arusha du Mécanisme, en Tanzanie » dit son avocat, Me Smuts, qui n’a pas précisé les motifs avancés par son client. « Mon client veut un procès équitable mais pas à Arusha, en Tanzanie », dit l’avocat. Sans préciser où son client voudrait être jugé.

La décision est donc toujours pendante devant la Haute Cour d’Afrique du Sud.

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