« Ils sont les fondateurs d'une milice impitoyable à Kigali »

Pierre Basabosé et Séraphin Twahirwa sont à l'origine d'un groupe d'Interahamwe meurtriers dans le secteur de Gikondo à Kigali, en 1994. C'est la conclusion présentée lundi 4 décembre par la procureure belge à l’issue de leur procès devant la cour d'assises de Bruxelles. Le premier, Basabosé, était le « financier » de cette milice, tandis que le second, Twahirwa, les « dirigeait », avance la magistrate.

Séraphin Twahirwa lors de son procès en Belgique pour génocide au Rwanda.
L'ex-fonctionnaire rwandais Séraphin Twahirwa (à droite) au palais de justice de Bruxelles, le 9 octobre, à l'ouverture de son procès pour génocide. Son co-accusé, Pierre Basabose, bien que souffrant de démence sénile et absent à son procès, est également jugé. © Simon Wohlfahrt / AFP
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Debout dans sa toge rouge, la magistrate déroule son réquisitoire, six heures durant devant la cour d’assises de Bruxelles. Les deux accusés Rwandais sont intimement liés, c'est la conviction de la procureure Kathleen Grosjean. La douceur de sa voix ne parvient pas à amortir ses uppercuts : ce sont deux génocidaires importants, fondateurs d'une milice Interahamwe particulièrement meurtrière à Kigali ; deux hommes complémentaires dans l'entreprise criminelle, l'un sur le terrain à donner les ordres et le second en coulisses à veiller à ce que la milice reste opérationnelle.

C'est la thèse du ministère public : Séraphin Twahirwa, 65 ans, neveu du président Juvénal Habyarimana, et Pierre Basabosé, 76 ans, ancien militaire et riche commerçant de Kigali, la capitale, ont recruté des « jeunes désœuvrés », les ont formés au maniement des armes, les ont entretenus et les ont encouragés à commettre des meurtres dans le secteur de Gikondo.

« Ils ont géré ensemble une milice d'Interahamwe d'élite, formée, armée... Qu'ils ont appelée 'OPS Karambo'. Ils sont les fondateurs de cette milice impitoyable, parfois renforcée par les gardes présidentiels », expose la procureure. « Le secteur entier de Gikondo était une poudrière à cause des deux accusés. Chacun dans son rôle respectif a permis l'existence de cette milice, responsable de très nombreux meurtres, tentatives de meurtres, viols et pillages. Ces miliciens ont ingurgité toute la haine que les accusés ont distillée ».

Deux hommes d’influence

Les deux hommes, explique-t-elle aux jurés, « n'étaient pas n'importe qui ». Leur statut social « est le socle sur lequel ils vont s'appuyer pour commettre les crimes », soutient-elle. Et d'emblée, celle-ci met en garde : « Pierre Basabosé est un vieux monsieur aujourd'hui, qui ne comprend plus grand chose [il est atteint de démence sénile NDLR], mais les faits que l'on juge ont été commis quand il avait toute sa tête ». À l'époque, il disposait d'un grand magasin d'alimentation et d'un bureau de change qui avait pignon sur rue, où le tout Kigali venait. Il s'était aussi enrichi grâce au commerce de cobalt. Avant cela, dans l’armée, il avait servi entre autres de chauffeur au colonel Elie Sagatwa, beau-frère du président rwandais Juvénal Habyarimana.

Quant à Twahirwa, il tente de faire bonne impression, selon la procureure, mais son attitude à l'audience le trahit, révélant sa personnalité autoritaire. « Il regarde son GSM [téléphone portable] quand une femme témoin parle du viol qu'il lui a fait subir, il ricane pendant d'autres témoignages, il tente de poser des questions lui-même aux témoins, il se lève quand il n'y est pas autorisé... », relève la magistrate. Plusieurs témoins ont confirmé, souligne-t-elle, qu'il était un neveu du président Juvénal Habyarimana - l'épouse de celui-ci, Agathe Kanziga, ayant été élevée avec son père - et qu'il se vantait de ce lien de parenté.

« Le témoin rwandais qui ment, c’est une tarte à la crème »

Pour étayer ses accusations à l'encontre des deux Rwandais, accusés de crimes de guerre et de génocide, qui ont gagné la Belgique fin 1990 - début 2000, la procureure cite les propos de plusieurs témoins et ajoute que « mis à part quelques voix discordantes, la majorité des témoignages va dans le même sens ». Elle défend avec conviction l'instruction menée par la juge Ludivine Kerzmann, balayant d'un revers de la main les soupçons de manipulation des témoins par le pouvoir à Kigali. « La juge d'instruction est venue ici expliquer comment elle a pu travailler. Elle pouvait entendre qui elle voulait, aller où elle voulait », dit-elle.

« J'ai rarement vu autant de manœuvres pour nous détourner du fond du dossier. Des avocats ont littéralement fait passer des tests aux témoins sur des éléments de détail. On a tenté de les détourner de ce qu'ils disaient, on leur a fait répéter plusieurs fois certains propos pour qu'ils se contredisent, on a tenté d'énerver les témoins... Ce sont des tentatives d'intoxication du procès », tonne-t-elle. « Le témoin rwandais qui ment c'est la tarte à la crème de tous les procès relatifs au génocide au Rwanda. Moi, je qualifie ça de racisme de bas étage. »

Selon elle, les affirmations selon lesquelles il est devenu trop difficile de juger, en Belgique, le génocide au Rwanda, parce que les faits sont trop anciens, parce que le jury, composé de citoyens lambda, ne comprend pas la culture rwandaise, ou parce qu'il y a des pressions sur les témoins, sont infondées et ne sont que tentatives de discréditer l'enquête.

Le viol comme arme du génocide

Du côté de la partie civile, l’avocate Michèle Hirsch revient sur l’image de prédateur sexuel brutal qui colle à Séraphin Twahirwa depuis le début du procès. Plusieurs femmes sont en effet venues dire qu'il les avait violées, avant ou pendant le génocide. Elles ont été entendues à huis clos par la cour. Selon Me Hirsch, leur nombre fait de ce procès un procès à part, parce que c'est « un violeur de masse » qui en est au centre. Une dizaine de femmes ont témoigné pour viol, selon le décompte de Justice Info, parmi les 102 témoins appelés, dont une partie ne s’est pas présentée.

« Lors du premier procès relatif au génocide au Rwanda qui s'est tenu en Belgique, le 'procès des quatre de Butare', en 2001, le mot viol n'a pas été prononcé une seule fois. Les femmes qui ont témoigné parlaient de ceux qu'elles avaient perdus, mais pas de ce qu'elles avaient vécu elles-mêmes : les viols, les enfants du viol, le sida... Je m'en suis voulue. Je n'ai pas su entendre le silence de ces femmes », confie Me Hirsch avec beaucoup d'émotion.

« Nous savons aujourd'hui que le viol des femmes Tutsi faisait partie intégrante de la machine génocidaire. Un grand nombre de survivantes - en réalité la plupart - ont été violées. Ce que nous avons entendu devant cette cour lors de ce sixième procès en Belgique concernant le génocide au Rwanda, c'est une première. C'est la première fois en Belgique que l'on poursuit pour viol de masse. Votre décision sera importante à cet égard », déclare-t-elle en se tournant vers les jurés.

Les prochains jours seront consacrés à la défense.