Dossier spécial « Les entreprises face à la marée montante de la justice »

Lundin, le procès "qui n'a pas lieu d'être"

Le procès Lundin achève ce vendredi sa treizième semaine. Il en reste quatre-vingt-dix. Torgny Wetterberg, le défenseur de Ian Lundin, l’un des deux dirigeants de la société suédoise Lundin Petroleum jugés pour complicité de crimes de guerre commis au Sud-Soudan entre 1997 et 2003, a entamé sa présentation des faits depuis le 29 novembre.

Procès Lundin en Suède - Ian Lundin arrive au tribunal le jour de l'ouverture du procès à Stockholm. Il est suspecté de complicité de crimes de guerre au Sud Soudan.
Ian Lundin, ancien président de Lundin Oil, arrive le 5 septembre au tribunal de district de Stockholm, en Suède, à l'ouverture de son procès pour complicité de crimes de guerre au Soudan. Ses avocats ont la parole, depuis le 29 novembre et jusqu'au 8 février prochain, pour présenter sa défense. © Jonathan Nackstrand / AFP
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Ce procès n’a pas lieu d’être, explique à qui veut l’entendre l’avocat. L’accusation est bourrée de fautes, sans fondements, la présentation du procureur était confuse, et « c’était peut-être une stratégie voulue ». « Le procureur a fait référence à des gens qu’il n’a pas rencontrés, et pourtant il leur a donnés une grande importance dans sa présentation ». Sans surprise, Torgny Wetterberg démolit méthodiquement les faits présentés devant le tribunal de Stockholm par l’équipe du procureur pendant vingt-quatre jours, entre septembre et novembre dernier, pour tenter de faire condamner pour complicité de crimes de guerre son client, Ian Lundin, l’ancien président de la compagnie pétrolière du même nom.

« Vous allez être étonnés »

Me Wetterberg annonce une présentation en 44 chapitres, prévue pour se terminer le 8 février 2024. Plusieurs vont concerner, précise-t-il, les rapports des ONG et du Civilian Protection Monitoring Team, dont la mission, après la signature d’un accord de paix entre le gouvernement de Khartoum et la rébellion sud-soudanaise en 2002, était de contrôler et d’enquêter sur les exactions commises contre les civils. Des rapports, comme celui de l’ONG Christian Aid publié en 2001, ont largement contribué à l’élaboration du dossier d’accusation. « Vous allez être étonné », prévient Wetterberg. 

Les avocats de Ian Lundin et ceux de l’autre dirigeant mis en cause dans cette affaire, le Suisse Alexandre Schneiter, qui entreront en scène fin février, se sont partagés la tâche. « Nous avons fait une enquête sur la façon dont ces différents rapports d'ONG sont liés les uns aux autres ». L’autre équipe s’est intéressée aux individus auteurs de ces rapports. 

Ian Lundin lui-même, et Thomas Tendorf, le second avocat du patron de la compagnie pétrolière suédoise, est assis avec Wetterberg sous les fenêtres d’un mur, à gauche de la tribune où siègent le président du tribunal et les cinq jurés, et face à l’équipe du procureur. Face au président, au milieu de la salle d’audience, est assis l’autre prévenu, Alexandre Schneiter, ancien directeur de Lundin Petroleum, entouré de ses avocats.

« La situation était calme »

Wetterberg revient sur la route construite par Lundin, qui devait permettre de conduire les opérations de la compagnie pétrolière dans le bloc 5A, une zone d’extraction située dans l’actuel Soudan du Sud, mais qui a, durant la période incriminée, surtout servie selon l’accusation de voie rapide pour le transport de troupes militaires et la répression des rebelles. « La situation était calme quand ce contrat pour la route a été signé. Ce n’était pas black », dit l’avocat en référence au code couleur utilisé par le pétrolier quand les activités d’extraction de Lundin étaient au point mort, à d’autres périodes que celles visées par le procès, dans le bloc 5A pour cause d’insécurité. 

La défense tente par ailleurs de montrer que le régime de Khartoum n'avait aucun contrôle sur certaines milices pro-gouvernementales actives dans le bloc 5A contre des éléments de la rébellion. « Même si certains d'entre eux sont appelés ‘alliés du régime’, nous savons très peu de choses sur ces groupes, ajoute l’avocat, s'ils avaient un objectif, combien ils étaient, s'il y avait une chaîne de commandement ? L'enquête ne répond pas à ces questions ».

Selon l’avocat, ces milices n'étaient pas loyales envers l'État mais se battaient pour elles-mêmes. « Nous pensons que tous les exemples que nous avons montrés contredisent l'idée que le gouvernement aurait encouragé les combats entre les différents groupes Nuer et qu'il aurait au contraire favorisé la paix entre eux ». Les Nuer, avec les Dinkas, formant un des deux plus grands groupes ethniques de la sous-région, riche en ressources pétrolières.

« L'accusation s'est appuyée sur le fait que les conflits dans le bloc 5A font partie de la guerre civile entre le SPLM/A [branche armée du Mouvement populaire de libération du Soudan] et le gouvernement, déclare-t-il à Justice Info. Ce que nous avons montré, c'est que si vous regardez les enquêtes, y compris celles de l'Unicef, cette image n'est pas correcte. Nous avons montré qu'il existait de nombreux conflits entre groupes ethniques, notamment en montrant les réunions organisées pour tenter de faire la paix entre ces groupes et où le gouvernement était impliqué. Si l'accusation ne démontre pas qu'il s'agit d'une guerre civile, alors toute l'accusation tombe sur ce seul point. Tout le reste peut être oublié ». 

La défense tente ainsi de contrer l’accusation, exposée durant ces deux derniers mois, qui affirme que les populations vivaient en relative sécurité dans la zone désignée sous le terme de « bloc 5A », avant l'arrivée de la société Lundin en 1997. Le procureur a souligné que la détérioration de la situation, après son arrivée et celle d’autres pétroliers, est documentée dans des rapports internes de Lundin Oil, qui évoquent la présence des compagnies pétrolières comme facteur aggravant. L’accusation a présenté des communications avec des représentants de l’État du Soudan, indiquant que Lundin Oil lui demandait d’agir militairement pour assurer sa sécurité. S’appuyant sur des articles de presse et des rapports d‘ONG, elle en a conclu que les dirigeants de Lundin Oil ne pouvaient ignorer que la violence aveugle du régime à l'encontre des civils serait renforcée par les opérations militaires qu’ils sollicitaient, et que leur indifférence à cet égard les rend complices de crimes de guerre.

"Ils discutent de choses qui n'ont pas eu lieu"

Dans la salle 34, au deuxième étage du tribunal de Stockholm, il y a toujours aussi peu de monde dans les rangs du public et de la presse. Mais en ce 5 décembre, des spectateurs inattendus arrivés quelques jours plus tôt du Sud Soudan, invités par l’ONG Civil Rights Defenders, sont présents et écoutent attentivement l’argumentation de Wetterberg. Parmi eux, l’une des parties civiles James Dong Kuong Ninrew, qui sera entendu fin mai 2024. Et un juriste, George Tai, qui avait 15 ans quand il a été témoin de massacres dans la région de Leer, au Sud du Soudan. Interrogé à la pause de mi-journée, il raconte : « C'est bien d'écouter ce qui se passe. Mais je suis déçu qu'ils discutent de choses qui n'ont pas eu lieu, comme le cessez-le-feu dont ils parlent. J'ai entendu, par exemple, qu’en 1999, il y avait eu un cessez-le-feu pendant presque sept mois. Mais ce n'était pas le cas, les combats se poursuivaient ».

Prenant la parole à son tour mardi 5 décembre, Me Tendorf, le co-conseil de Wetterberg, s’attache à montrer que les conflits inter-ethniques se poursuivent après l’indépendance du Sud-Soudan, en s’appuyant sur des rapports de l’Onu. Il veut établir que les conflits inter ou intra-ethniques sont profonds, et existaient avant, pendant et après la présence de Lundin.

La défense du pétrolier suédois présente ses arguments jusqu’au 8 février 2024. Ian Lundin lui-même ne sera interrogé par la cour qu’à partir du 10 décembre 2024, dans un an.

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