Oleksander Radchenko, patriote ou collaborateur ?

L'ancien homme d'affaires et politicien Oleksander Radchenko est accusé de complicité avec la Russie lors de l'occupation de Kupiansk, dans l'est de l'Ukraine. Le fondateur et PDG de la conserverie de lait de Kupiansk a été détenu pendant plus d'un an puis libéré sous caution peu avant son 71e anniversaire. Le tribunal a tenu compte de sa réputation, de son âge et de son état de santé pour le libérer.

Procès d'Oleksandr Radchenko en Ukraine. Photo : une télévision retransmet en direct les images du procureur Dmytro Reshetnyak et de Vitaliy Bessonov, l'un des avocats de la défense.
Le procureur Dmytro Reshetnyak et Vitaliy Bessonov, l'un des avocats de la défense d'Oleksandr Radchenko, participent à l'audience du tribunal de Novomoskovsk par liaison vidéo, le 3 mai 2024. Photo : © Mediaport
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Se rendre à une audience dans l'affaire Oleksander Oleksandrovych Radchenko, également connu sous le nom de "San Sanych", est un trajet de deux heures sur l'autoroute Kharkiv-Dnipro. Et il est probable que l'accusé emprunte le même itinéraire. La décision du tribunal de la ville de Novomoskovsk, à environ 30 km au nord-est de Dnipro, qui a libéré l'homme d'affaires, stipule que Radchenko ne doit pas "quitter le lieu de sa résidence actuelle", c'est-à-dire Kharkiv, sans l'autorisation de la cour.

Radchenko a été le fondateur et le PDG de la conserverie de lait de Kupiansk. Il était également membre du conseil de district de Kupiansk, représentant le parti du président Zelensky. Le tribunal de Novomoskovsk a reçu la compétence territoriale sur Kupiansk pendant le temps de la loi martiale. Il est impossible de reprendre la procédure sur place : selon l'état-major général des forces armées ukrainiennes, des combats intenses se poursuivent dans la région de Kupiansk, l'armée russe attaquant les positions ukrainiennes et bombardant les villes et les villages.

Selon Dmytro Chubenko, porte-parole du parquet régional de Kharkiv, son bureau a tenté de s'opposer à la mesure de libération conditionnelle. "Comme cette personne occupait un poste élevé dans une grande entreprise locale et que de nombreux témoins sont des employés de cette entreprise, elle peut influencer les témoins grâce à ses relations et à ses ressources, mais aussi déformer les preuves qui attestent de sa culpabilité", déclare Chubenko. "Cette personne, bien qu'ayant un certain âge, était encore responsable d'une grande entreprise, participait à la rédaction de contrats pour la fourniture de produits à la Fédération de Russie et à la soi-disant LNR [république autoproclamée de Louhansk, dans l'est de l'Ukraine] [...]. En d'autres termes, il travaillait très activement, c'est pourquoi notre position était de le maintenir en détention."

Dmytro Chubenko, porte-parole du bureau du procureur de la région de Kharkiv.
Dmytro Chubenko, porte-parole du bureau du procureur de la région de Kharkiv. Photo : © Mediaport

Un cas rare de libération conditionnelle

L'avocat de Radchenko, Ihor Stepanov, répond qu'il n'a "pas le droit de divulguer l'état de santé d'Oleksandr Oleksandrovych. Il est en assez bonne santé pour assister aux audiences du tribunal. Il peut se présenter à la cour, comme il est tenu de le faire à chaque audience. Et il s'y conformera."

Au tribunal, Radchenko a l'air optimiste et confiant. À première vue, il ne ressemble pas à un homme qui pourrait ne pas avoir "la capacité de répondre pleinement aux exigences du monde qui l'entoure", comme l'a décrit un jour le tribunal.

La législation actuelle donne au tribunal le droit de fixer ou non une caution lorsqu'il choisit une mesure préventive dans les "dossiers de collaboration", explique Roman Chumak, avocat et cofondateur de l'ONG Pro Justice, coordinateur du Conseil régional de Kharkiv pour la réforme de la justice. "Le tribunal doit prendre en compte tous les risques possibles lorsqu'il choisit une mesure préventive de détention hors caution. Bien entendu, il doit également tenir compte de l'état de santé de l'accusé, de son âge et de l’existence d’une maladie chronique", ajoute-t-il. "Compte tenu de la pratique des tribunaux dans ce type de dossiers, il convient de mentionner que la possibilité d'une libération sous caution comme alternative à la détention n'est pas toujours offerte. Il s'agit d'un cas rare plutôt que d'une règle générale. Mais je voudrais souligner que, dans chaque cas, le tribunal évalue l'état de santé de l'accusé et la capacité de l'État à fournir des soins médicaux dans les lieux de détention."

L'invasion de Kupiansk par les troupes russes

La conserverie de lait de Kupiansk est située sur la rive gauche de la rivière Oskil, à moins de dix kilomètres de la ligne de front. Ses produits sont connus dans toute l'Ukraine. Sous la marque "Zarichia" (initialement connue sous le nom de "Zarechie" en russe), l'entreprise produisait du lait concentré et plus de 45 autres produits laitiers, avec un logo de lapin reconnaissable. La gamme de produits de l'usine était en train de s’élargir et ses produits étaient promus jusqu'à ce que l'armée russe déclenche une guerre à grande échelle, en février 2022.

Quelques jours après le début de l'invasion, les Russes ont pris le contrôle de Kupiansk, arrêté un rassemblement pro-ukrainien et détenu certains de ses participants. Le sort de quelques-uns d'entre eux est toujours inconnu. "Le 27 février, les katsaps [terme péjoratif désignant les "Russes"] étaient déjà à Kupiansk. Ils ont immédiatement arrêté tous les vétérans de l'ATO [zone où les séparatistes ukrainiens étaient actifs], ils ont été livrés, par listes. Notre maire les a accueillis, leur a fait visiter les lieux et les a hébergés", se souvient Oleksandr K., un volontaire de Kupiansk. (MediaPort a choisi de ne pas publier son nom pour des raisons de sécurité).

Oleksandr K. a survécu à la détention et à la fouille de sa maison, puis a quitté Kupiansk par des routes de campagne pour rejoindre le territoire ukrainien contrôlé par le gouvernement. "Heureusement, comme nous connaissions toutes les routes, nous avons réussi à passer de l'autre côté de l'Oskil. Nous avons traversé Lyman, où, pour la première fois de ma vie, j'ai voulu serrer nos policiers dans mes bras parce qu'ils se tenaient à un poste de contrôle avec un drapeau ukrainien", dit-il.

Un patriote ukrainien ?

Les avocats de Radchenko présentent leur client comme un patriote ukrainien qui payait l'impôt militaire et aidait les soldats de l'ATO avant le début de la guerre, ce que le volontaire de Kupiansk confirme. "Je sais qu'il [Radchenko] distribuait du lait, c'est certain. Lorsque l'électricité a été coupée, ils ont continué à traire les vaches, il en donnait gratuitement aux gens. Je sais qu'avant la guerre, il a aidé les soldats de l'ATO", ajoute Oleksander K.. "Par ailleurs, avant le début de la guerre, il avait des contrats avec la Russie. Il a baptisé la marque non pas ‘Zarichia’, mais ‘Zarechie’. En outre, le bruit a couru que sa marque lui avait été volée parce que des personnes de l'oblast de Luhansk avaient commencé à fournir ces mêmes produits comme s'ils étaient fabriqués en Ukraine. Avec le même logo de lapin dessiné dessus."

Vadym Chaharovskyi, directeur de l'Union des entreprises laitières d'Ukraine, a également pris la défense de Radchenko. "Il avait le choix : s'enfuir comme tout le monde et quitter l'usine ou la sauver. Comme l'usine et l'équipe étaient pour lui comme une famille, son choix était évident pour nous tous. Il est resté parce qu'il était responsable de ses employés et de ses partenaires fournisseurs de lait. Si l'usine avait fermé ses portes et cessé de transformer le lait, les fournisseurs auraient été contraints d'abattre leurs vaches. Cela aurait entraîné d'importantes pertes économiques", déclare-t-il au Telegraf, en mars 2023.

Ihor Stepanov, avocat de la défense de Radchenko.
Ihor Stepanov, avocat de la défense de Radchenko. Photo : © Mediaport

Contrats avec les Russes et roubles saisis

Mais d'après l'enquête, Radchenko a développé ses affaires avec les Russes et l'a fait volontairement. Selon le parquet et le SBU [services de renseignement ukrainiens], le renouvellement de l'enregistrement de la conserverie de lait de Kupiansk auprès du "bureau des impôts" des Russes, et les contrats conclus avec eux, constituent des preuves de la coopération du PDG avec les Russes. "Pour accomplir cela, le dirigeant a enregistré la société anonyme auprès du "bureau des impôts" de l'administration d'occupation. Il a ensuite ouvert des comptes dans l'une des banques russes et converti tous les fonds de la société en roubles. De cette façon, il a assuré la fourniture régulière de volumes industriels de produits laitiers pour les besoins des envahisseurs dans le territoire temporairement occupé de l'est de l'Ukraine", indique le SBU. "L'accusé a conclu un accord de fourniture avec la soi-disant administration militaire et publique du district de Kupiansk pour la livraison de produits d'une valeur totale de plus de 3,5 millions de hryvnias [environ 80 000 euros]. En outre, de mai à septembre 2022, le PDG a signé des contrats de vente de produits laitiers avec des entreprises de la région occupée de Luhansk pour une valeur d'environ 100 millions de hryvnias [environ 2,2 millions d'euros]", indique le bureau du procureur.

Au cours des perquisitions, des roubles russes ont été saisis chez l’accusé. "Il s'agit d'un élément spécifique qui indique un travail et une coopération avec l’occupant pendant l'occupation. L'argent a donc été saisi et cette question sera débattue au tribunal", explique Chubenko, du bureau du procureur régional de Kharkiv.

Le maire de Kupiansk, Andriy Besedin, confie à MediaPort que l'usine de conserves de lait de Kupiansk est désormais fermée et partiellement endommagée par les bombardements. "Je ne suis pas prêt à dire [si tous les employés ont été licenciés], il s'agit d'une entreprise privée. Je sais que le directeur de l'entreprise fait l'objet d'une enquête et que l'entreprise a été saisie. Bien sûr, l'absence d'une telle entreprise, comme des autres, affecte la ville, les impôts. Pas une seule entreprise n'opère dans la communauté de Kupiansk", dit Besedin.

"Il n'a pas collaboré avec le pays agresseur"

L'avocat de Radchenko refuse de parler de l'activité de l'usine et de son avenir. La défense ne souhaite pas commenter les détails de l'affaire tant que le procès n'est pas terminé. En même temps, elle affirme que le bureau du procureur n'a pas de preuves et qu'il retarde le procès. "Nous fournirons toutes les réponses à vos questions ou commentaires après la décision finale du tribunal sur l'affaire. Oleksandr Oleksandrovych n'a pas témoigné devant le tribunal jusqu'à présent", déclare Stepanov pour expliquer le refus de son client de parler. Lorsqu'on lui demande s'il peut au moins réagir à l'accusation selon laquelle son client a collaboré avec la Russie, il répond : "J'affirme qu'il n'a pas collaboré avec le pays agresseur."

"Nous en sommes au stade de l'interrogatoire des témoins", ajoute-t-il. "À ce jour, aucun des témoins interrogés n'a confirmé les accusations portées par l'accusation. À notre avis, le procureur retarde cette affaire et n'amène pas les témoins dans la salle d'audience car il est conscient que de tels témoignages ne l'aident pas."

Mais pour Chubenko, la position de la défense est manipulatrice. "A ce jour, une dizaine de témoins ont été interrogés, je ne peux pas en dire le nombre exact, c'est une tactique de l'accusation. Nous fournirons des informations sur ceux qui témoigneront au cours du procès", déclare-t-il.

En attente de témoins

Mais une fois de plus, les témoins ne se sont pas présentés à l'audience du 3 mai 2024. "Le bureau du procureur du district de Kupiansk a reçu un rapport du département de police du district de Kupiansk indiquant qu'il n'était pas en mesure d'exécuter l'ordre du tribunal de les faire venir", déclare le procureur Dmytro Reshetnyak, ajoutant qu'il a demandé l'exécution de l'ordre du tribunal et des éclaircissements sur les raisons pour lesquelles il n'était pas possible de l'exécuter. Il demande à la cour de délivrer une autre ordonnance confiant l'affaire à des agents du SBU : "Je pense que sous la loi martiale, les agents du SBU ont plus de moyens pour exécuter l'ordonnance de la cour."

La défense conteste l'implication du SBU mais ne s'est pas opposée à l'ordonnance du tribunal. "Je voudrais attirer l'attention de la Cour sur le fait que l'accusation n'a pas fourni de témoins pour la troisième fois. La prochaine fois, s'il n'y a pas de témoins, je serai obligé de demander à la cour de fixer un délai pour que l'accusation fournisse des preuves, comme le stipule le code de procédure pénale", déclare Stepanov.

"Le tribunal confie toujours au procureur l'exécution d'un tel ordre. Les modalités d'exécution relèvent de la responsabilité du procureur. En outre, la Cour attire l'attention du procureur sur la question soulevée lors de l'audience, à savoir que la défense peut demander à la Cour de fixer un délai pour la présentation de vos preuves", déclare la juge Inesa Krokhmalyuk. "Veuillez noter que nous examinons cette affaire depuis longtemps. Ne forcez pas la Cour à fixer ces délais pour vous. Nous accordons toute notre attention à ce qui se passe dans la région où se trouvent les témoins en ce moment même."

"Ils auraient dû faire venir des témoins, et nous les aurions écoutés", déclare Radchenko à l'issue de l'audience. "Parce qu'ils disent ce qu'ils disent. Et que nous voulons entendre les témoins - vous, nous, les avocats et la cour."


Ce reportage fait partie d’une couverture de la justice sur les crimes de guerre réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Mediaport ».

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