Un rebelle syrien face à la justice française

Le procès du Syrien Majdi Nema, ancien porte-parole et haut responsable présumé du groupe armé rebelle Jaysh al-Islam, soupçonné de complicité de crimes de guerre, s’ouvre ce mardi 29 avril devant la Cour d’assises de Paris. En France, il s’agit du second procès concernant des crimes commis en Syrie, le premier avec un accusé dans le box.

Majdi Nema
Entre 2013 et 2016, Majdi Nema a été porte-parole du groupe armé Jaysh al-Islam en Syrie. Crédit : DR
Republier

« Sans exception, tous les Syriens à qui nous posons la question disent qu’ils auraient préféré que Majdi Nema soit jugé en Syrie, concède Me Marc Bailly, l’avocat des parties civiles. Mais ils disent aussi que pour le moment, c’est absolument impossible. » Quelques jours avant l’ouverture du procès de cet ancien porte-parole du groupe rebelle Jaysh al-Islam, Me Bailly dit ne pas vouloir éluder le contexte dans lequel il s’inscrit. Un contexte marqué par le renversement de l’ancien président Bachar el-Assad, en décembre, et par les attentes de la population syrienne en matière de justice pour juger les crimes du régime et des groupes rebelles en Syrie. 

Et c’est d’ailleurs parce que la situation est « extrêmement différente » de celle où Majdi Nema a été mis en accusation que ses avocats, Raphaël Kempf et Romain Ruiz, estiment que « ce procès ne devrait pas se tenir en France ». « Pour que la justice participe d’une transition démocratique, développe Me Kempf, il faut que celle-ci soit rendue dans le pays, au plus près de ses citoyens et au plus près des victimes. Et j’ai peur qu’organisant ce procès, la justice française ne confisque au peuple syrien sa propre justice et légitime la possibilité pour des États étrangers de rendre la justice à la place des Syriens. » Difficile d’imaginer, relève néanmoins Me Bailly, que le nouveau gouvernement syrien, lui-même composé d’anciens rebelles, soit en capacité d’organiser aujourd’hui un tel procès. L’avocat des parties civiles insiste aussi sur l’actuelle « absence d’autorité judiciaire indépendante », comme sur l’absence de garanties en matière « de respect des droits fondamentaux, y compris des droits de la défense ». 

Un débat qui sous-tend, en toile de fond, l’ouverture du procès Nema, qui se tiendra du 29 avril au 27 mai devant la Cour d’assises de Paris, en vertu du principe de la compétence universelle. La justice française doit examiner son rôle et sa responsabilité dans les crimes imputés à Jaysh al-Islam entre 2013 et 2016, principalement dans la Ghouta orientale. Précisément, Nema – qui se faisait appeler Islam Alloush – est soupçonné de complicité de crimes de guerre pour avoir aidé à l’enrôlement de jeunes mineurs, en ayant apporté « son concours » dans leur recrutement, leur formation militaire, et en participant à la diffusion d’éléments de propagande destinés à les « endoctriner ». Il lui est également reproché son « entente » avec le groupe Jaysh al-Islam, « en sa qualité de porte-parole, de cadre du renseignement et de conseiller stratégique de la direction du groupe » en vue de « la préparation de crimes de guerre ». 

« Il s’agit du second procès sous ces qualifications pénales concernant des crimes commis en Syrie », rappelle le parquet national antiterroriste dans un communiqué de presse. En mai dernier, un premier procès visant trois hauts fonctionnaires du régime syrien s’était tenu, en effet, mais par défaut. Cette fois, l’accusé pourra être entendu. Ce dernier, qui encourt 20 ans de réclusion criminelle, conteste l’ensemble des faits qui lui sont reprochés. S’il ne nie pas avoir assuré les fonctions de porte-parole du groupe, il assure que son rôle au sein de Jaysh al-Islam était limité.  

Face à Nema, trois organisations se sont constituées parties civiles – la Fédération internationale des ligues des droits humains (FIDH), le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM), la Ligue des droits de l’homme (LDH) – ainsi que cinq personnes physiques. Ces dernières ont requis l’anonymat par la voix de leur avocat, en raison d’un climat « de menaces et de pressions » à leur encontre, qui « a eu lieu tout le long de l’instruction ». 

Le rôle de Nema au sein de Jaysh al-Islam

Premier enjeu de ce procès, pour Me Bailly : faire reconnaître que Jaysh al-Islam a été « un groupe ayant commis des crimes de guerre, et un groupe qui a eu recours à l’enrôlement et la conscription de mineurs ». En pleine révolution syrienne, le groupe rebelle d’obédience salafiste est formé par Zahran Alloush en 2011 ; il se nomme d’abord Liwa al-Islam (« La Brigade de l’islam ») puis devient, en 2013, Jaysh al-Islam (« L’ Armée de l’islam »). Le groupe est officiellement dissout quelques semaines après la chute de Bachar el-Assad dans le cadre d’un accord passé, fin 2024, entre l’ensemble des groupes armés et le nouveau gouvernement d’Ahmed Al-Charaa - permettant leur intégration, notamment, au ministère de la Défense. 

Jaysh al-Islam est principalement actif dans la Ghouta orientale, une région située à la périphérie de Damas, connue pour avoir été assiégée et bombardée par le régime d’el-Assad. Et connue, aussi, pour avoir été le théâtre de multiples exactions contre les populations civiles – imputées à des groupes rebelles qui s’y étaient retranchés, et notamment à Jaysh al-Islam, qui a exercé un contrôle politique et militaire sur la zone jusqu’en 2018, date à laquelle le régime a repris le contrôle de la région. 

Selon l’arrêt de mise en accusation que nous avons pu consulter, Nema est un ancien officier de l’armée syrienne ayant fait défection en 2012 pour rejoindre les rebelles et combattre le régime. Plus exactement, il rejoint Zahran Alloush, qu’il a rencontré quelques années plus tôt dans les geôles du régime, et avec qui il a sympathisé. Début 2013, le jeune syrien, âgé de 24 ans, est nommé porte-parole et représentant de Jaysh al-Islam ; il devient alors « Islam Alloush ». En mai de la même année, il aurait déclaré, selon l’arrêt de mise en accusation, partir de la Ghouta orientale pour la Turquie, d’où il aurait été chargé d’occuper ses fonctions. Peu après la mort de Zahran Alloush, Nema quitte Jaysh al-Islam en 2016, bien que sa démission officielle serait plutôt intervenue en 2017. 

Entre 2013 et 2016, période des crimes dont on l’accuse, son rôle était-il limité au fait de relayer les informations sur les actions du groupe ? Est-il revenu, alors, dans la Ghouta orientale ? C’est ce qui doit être débattu au cours du procès, ces cinq prochaines semaines. 

Vous trouvez cet article intéressant ?
Inscrivez-vous maintenant à notre newsletter (gratuite) pour être certain de ne pas passer à côté d'autres publications de ce type.

« Double visage de l’accusé » 

Pour évaluer la responsabilité individuelle de Majdi Nema, il va falloir d’abord comprendre, selon Me Bailly, « l’ambivalence du discours de Jaysh al-Islam » et le « double visage de l’accusé » : « Jaysh al-Islam s’est présenté, notamment à la communauté internationale, comme un groupe respectable, qui peut être à la table des négociations et qui s’est fait le défenseur des conventions de Genève. Mais opérationnellement, sur le terrain, c’est un groupe qui ne supportait pas la contestation et qui a voulu imposer le califat dans la Ghouta orientale. Quitte à enlever ou à torturer ses opposants. » De la même manière, l’avocat des parties civiles dresse un portrait à double face de Nema « qui n’a pas trop mis les pieds dans la Ghouta orientale [puisqu’il occupait ses fonctions depuis la Turquie], qui travaillait pour un think tank, et qui faisait des études », mais que « l’on voit en uniforme, armé d’un M16, dans des camps d’entraînement militaire », « qui va aider à policer le discours de Jaysh al-Islam » pour aider à « l’enrôlement de mineurs » et ainsi « permettre au groupe d’exécuter son plan » dans la Ghouta orientale. L’avocat assure que des éléments matériels et plusieurs témoignages devraient être présentés au procès et corroborer le fait que « Majdi Nema était quelqu’un d’important et d’influent au sein de Jaysh al-Islam ». 

Sur ce point, la défense dénonce une forme « de piège de l’accusation » qui « polarise les débats » sur ce qu’était Jaysh al-Islam. « Je pense que c’est l’une des limites de ce procès, poursuit Me Ruiz. D’une part parce que nous n'avons aucun moyen d'imaginer avec toute la nuance nécessaire ce qu'a pu être Jaysh al-Islam pour la population de la Ghouta orientale. Mais aussi parce que je crois qu’en polarisant les débats sur le groupe, on perd l’essence de ce que doit être ce procès : nous sommes-là pour savoir si Majdi Nema a commis un ou plusieurs crimes de guerre. » Des accusations qui ne résisteront pas à l’examen des faits, estiment ses avocats. 

Une plainte déposée en 2020 à Paris 

A l’origine de cette affaire figure une plainte déposée, en juin 2019, devant le pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre du tribunal de Paris par la FIDH, la SCM, la LDH et sept personnes physiques. Elle vise le groupe Jaysh al-Islam et, déjà, « Islam Alloush », alias Majdi Nema. Les plaignants accusent le groupe d’être lié à la disparition forcée des « quatre de Douma », quatre emblématiques défenseurs des droits humains membres du Centre de documentation des violations en Syrie – l’avocate Razan Zaitouneh et ses collègues Samira al-Khalil, Waël Hamada et Nazem al-Hammadi – enlevés le 9 décembre 2013 dans la ville de Douma et jamais retrouvés depuis. Les militants documentaient les crimes du régime et s’intéressaient, peu avant leur disparition, à ceux commis par Jaysh al-Islam dans la Ghouta orientale. 

En janvier 2020, quelques mois après le dépôt de cette plainte, Nema vient en France pour un voyage d’études et est interpellé par les gendarmes français à Marseille, où il séjourne pour trois mois. « Une interpellation violente », rappellent les avocats de Nema, au point que son visage, très contusionné, « était tuméfié » ; les deux conseils précisent avoir porté plainte pour violences policières mais n’avoir « aucune » nouvelle de la procédure. Au moment des faits, les gendarmes s’étaient défendus en expliquant qu’il avait résisté à son arrestation. 

Les « quatre de Douma » 

Les charges de complicité de disparition forcée dans l’affaire des « quatre de Douma » ont fait l’objet d’un non-lieu devant la Cour d’appel de Paris, en novembre 2023. L’arrêt de mise en accusation estime néanmoins que Jaysh al-Islam « doit être considéré comme responsable » de leurs enlèvements. Des allégations appuyées par plusieurs témoins qui ont déclaré, au cours de l’instruction, avoir constaté la présence des victimes dans les prisons de Jaysh al-Islam. Mais pour que soit constituée juridiquement la qualification de disparition forcée, il faut que celle-ci soit le fait « d’un ou plusieurs agents de l’État » ou d’une « personne ou d’un groupe de personne agissant avec l’autorisation, l’appui, ou l’acquiescement des autorités de l’État », avait souligné la Cour d’appel, et Nema ne peut donc en être accusé. 

Sur ces faits, les parties civiles avaient tenté de plaider l’acquiescement « tacite » ou « passif » du régime syrien dans la disparition forcée des « quatre de Douma » devant la Cour de cassation, qui a rejeté leur pourvoi en février 2024. Nema est ainsi renvoyé en procès pour les seuls faits de complicité de crimes de guerre pour « la conscription ou l’enrôlement de mineurs dans un conflit armé » et pour s’être entendu avec le groupe Jaysh al-Islam « en vue de commettre des crimes de guerre ».

Selon un communiqué du parquet national antiterroriste (PNAT), 32 témoins sont cités à comparaître dans son procès – dont 27 par le PNAT et 2 experts. 

Republier
Justice Info est sur WhatsApp
Découvrez notre première Chaîne WhatsApp et recevez, en temps réel, une notification pour chaque publication mise en ligne sur notre site, avec un résumé et des extraits ou citations. Chaque soir, vous aurez accès à notre revue des dépêches AFP du jour. Chaque fin de semaine, un récapitulatif de nos publications.