En mai 2025, la Hongrie est devenue le premier État membre de l'Union européenne à renoncer officiellement à ses obligations envers la Cour pénale internationale (CPI), un mois après avoir accueilli le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. Bien que la Hongrie ait ratifié le Statut de Rome en 2001, pendant le premier mandat de Viktor Orbán, elle n'a jamais intégré le traité dans son droit national. Son retrait symbolique, approuvé par un vote du Parlement le 20 mai, envoie donc un message politique qui a des répercussions bien au-delà de Budapest. À première vue, la décision de la Hongrie semble n'être qu'un signe supplémentaire du régime de plus en plus illibéral d'Orbán et s'inscrire dans le cadre de son alliance toujours plus étroite avec le gouvernement de Netanyahou. Mais ses motivations et le silence quasi total des autres capitales européennes laissent entrevoir une fracture plus profonde dans l'engagement européen en faveur de la justice internationale.
Le climat politique qui a permis ce départ de la CPI se reflète dans les rues de la ville. Sur des affiches placardées tout au long de la route menant à l'aéroport de Budapest, des images des dirigeants de l'UE et du président ukrainien sont accompagnées d'un appel direct : « Ne les laissons pas décider à notre place ! », démontrant le scepticisme profond à l'égard de toute autorité extérieure. C'est ce même principe de souveraineté qui est invoqué à l'encontre de la CPI, permettant ainsi de présenter le retrait à l'opinion publique nationale sous un angle familier.
Cette décision a coïncidé avec un événement financé par l'UE dans la capitale hongroise, s'inscrivant dans le cadre de l'initiative de dialogue trilatéral européen-palestinien-israélien (Epicon), coordonnée par la Fondation Candid, basée à Berlin. La réunion, qui s'est tenue le 27 mai 2025, a accueilli six éminents militants pour la paix israéliens et palestiniens, issus des cercles du droit, des médias, de la société civile et du monde religieux, ainsi que des députés hongrois, des responsables politiques et d'autres parties prenantes. Ensemble, ils ont exploré l'évolution du rôle de l'Europe au Moyen-Orient après le 7 octobre.
L'objectif de l'Epicon est de réévaluer les réalités politiques en Israël et en Palestine, de créer un espace pour un engagement renouvelé et d'identifier des mesures concrètes que les pays européens peuvent prendre pour soutenir une solution juste. Des événements ont lieu dans tous les États membres de l'UE tout au long de l'année 2025 afin d'informer les décideurs politiques européens et de donner de l’écho à des voix alternatives israéliennes et palestiniennes dans les capitales européennes.
Le souvenir encore vif de 1956 et du TPIY
Certains députés hongrois qui ont voté en faveur du retrait ont justifié leur décision en invoquant la perte de légitimité de la CPI et le fait qu’elle ait peu servi les intérêts nationaux hongrois. Mais les réflexions franches d'un député hongrois de l'opposition, présent à l'événement organisé par Epicon, révèlent également quelque chose de plus ancien : l'amertume envers l'Occident pour ne pas être intervenu lors de la répression soviétique du soulèvement de 1956. « Nous avons alors appris que le droit international ne nous protège pas », explique un autre participant. Ce sentiment d'abandon semble encore façonner les attitudes aujourd'hui.
Il existe aussi une méfiance plus générale à l'égard des tribunaux pénaux internationaux. De nombreux Hongrois considèrent la CPI comme le prolongement du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), critiqué par beaucoup pour son inefficacité et sa sélectivité politique. L'héritage du TPIY demeure, non seulement en Hongrie, mais dans toute l'Europe centrale et orientale, où il est considéré comme un instrument de justice des vainqueurs, appliqué de manière sélective, et comme une mise en garde contre toute intervention judiciaire extérieure.
Péter Szitás, chercheur à l'Institut du Danube, un groupe de réflexion national-conservateur basé à Budapest, étroitement lié au gouvernement Fidesz et financé par celui-ci, explique que le retrait de la Hongrie ne doit pas être interprété comme un rejet de la justice en soi, mais plutôt comme un rejet d’une application sélective de celle-ci. « Le gouvernement hongrois soutient que la CPI est devenue un organe à motivation politique et souligne que l'exercice de la compétence pénale est un élément essentiel de la souveraineté de l'État », dit-il en marge d’Epicon. « Cependant, le Parlement hongrois n'ayant jamais transposé le Statut de Rome dans le droit national, cela signifie que le cadre juridique national nécessaire à l'arrestation et à l'extradition des personnes recherchées par la CPI fait actuellement défaut. Par conséquent, le retrait de la Hongrie de la CPI n'entraînera aucun changement pratique. »
Szitás insiste sur les désillusions : « Les violations impunies des normes internationales, telles que le bombardement illégal de la Yougoslavie [en 1999 par les forces de l'OTAN] ou la guerre tout aussi illégale en Irak [en 2003 par les États-Unis], offrent des exemples pertinents pour expliquer pourquoi de nombreuses personnes dans le monde ont perdu confiance dans le droit international. Tant qu'il sera possible que les tribunaux internationaux agissent avec fermeté à l'encontre de certains acteurs tout en se montrant indulgents, voire paralysés, à l’égard d'autres acteurs, il sera légitime de se demander si leur objectif ultime est véritablement de faire respecter l'État de droit ou plutôt de servir des intérêts politiques spécifiques », dit-il. « Lorsque l'Occident a violé les règles qu'il avait lui-même établies [dans les années 1990 et 2000], il a en fait codifié la violation future des normes au sein du système international. »
Un allié fidèle d'Israël version Netanyahou
Szitás veut toutefois offrir une vision nuancée de la politique étrangère de la Hongrie, axée sur la souveraineté, et qui fait la renommée du Danube Institute : « Il faut également reconnaître que, ne serait-ce que d'un point de vue purement logique, les petits États ont un relatif intérêt à maintenir la primauté et l'applicabilité du droit international, étant donné que, faute de puissance militaire, ils ont du mal à faire valoir leurs intérêts internationaux par d'autres moyens », ajoute-t-il.
Le retrait de la CPI ne peut être dissocié du contexte politique plus large, alors que la Cour préparerait de nouveaux mandats d'arrêt liés à la guerre à Gaza. Le long du Danube, le mémorial des chaussures de fer, rendant hommage aux victimes juives de la terreur fasciste hongroise, est obsédant. Il crée également un cadre complexe pour la diplomatie actuelle du gouvernement. À Budapest aujourd'hui, contrairement à de nombreuses autres villes européennes, des affiches appelant à la libération des otages israéliens restent visibles. La Hongrie est l'un des plus fidèles alliés régionaux d'Israël et a toujours dénoncé le prétendu parti pris anti-israélien de la Cour. Ce retrait apparaît comme une mesure préventive visant à protéger la Hongrie et ses alliés. « Immédiatement après la délivrance du mandat d'arrêt de la CPI contre Benjamin Netanyahou, le Premier ministre Viktor Orbán a officiellement invité le Premier ministre israélien à effectuer une visite d'État en Hongrie », rappelle Szitás. « Leur rencontre à Budapest avait sans aucun doute un caractère démonstratif : deux dirigeants forts signalant conjointement au monde qu'ils sont des acteurs autonomes ne reconnaissant pas la compétence des instances juridiques internationales à leur égard », explique-t-il. « Ce message a été renforcé par un appel téléphonique au cours duquel le président des États-Unis s'est brièvement joint aux deux Premiers ministres. »
Lutter contre la manipulation du traumatisme
Une telle posture contrastait avec le ton qui régnait au sein de la conférence Epicon. Là-bas, la conversation portait sur les causes profondes du conflit et la nécessité d'apaiser les tensions. Talia Goshen, une rabbine humaniste basée à Tel Aviv, commence par y diagnostiquer ce qu'elle appelle les « blessures morales profondes » que les sociétés portent en elles à la suite de traumatismes collectifs tels que le génocide et l'injustice. Si elles ne sont pas soignées, prévient-elle, ces blessures « s'enveniment et se transforment en peur, en attitude défensive et en cycles de violence ». Elle décrit la société juive contemporaine comme « profondément marquée par des siècles d'exil, de pogroms, d'exclusion, d'antisémitisme et, bien sûr, par l'Holocauste », ce qui la rend « hypersensible à toute menace existentielle ».
Le danger, avertit Goshen, réside dans la manipulation de ce traumatisme. « Lorsque ces traumatismes ne sont pas confrontés à des valeurs communes telles que la justice, la dignité, l'égalité et la responsabilité mutuelle, ils peuvent être manipulés par le dangereux « virus » de la suprématie, c'est-à-dire la conviction que la douleur d'un individu justifie l'exceptionnalisme moral ou la domination sur les autres ». Elle fait valoir que « le gouvernement israélien fanatique actuel exacerbe ces blessures en invoquant le traumatisme historique pour justifier des politiques d'occupation, d'inégalité systémique et de violence », un processus qu'elle décrit comme « la transformation d'un héritage de souffrance en justification de l'oppression d'un autre peuple ».
Regardant son voisin de table, Goshen souligne l'inégalité de leurs vies. « Nous arrivons à Tel Aviv en tant qu'égaux », dit-elle, « mais l'un de nous vit sous le droit civil, et l'autre sous le droit militaire ». Appuyant sur cette réalité, Mohammed Daraghma, journaliste palestinien chevronné, propose une analyse pointue de la politique à l'origine de l'injustice décrite par Goshen et de l'alliance croissante entre les dirigeants israéliens et hongrois. « Je pense que le président hongrois fait partie de ces soi-disant « amis d'Israël » qui, en réalité, rendent les ennemis inutiles », confie-t-il lors d'une conversation en aparté, commentant les conséquences à long terme de la destruction. « Il soutient l'expansion des colonies, le minage de la solution à deux États et les crimes de guerre, autant d'éléments qui ne servent en rien les intérêts d'Israël. Les colonies éliminent toute possibilité de solution politique et créent l’existence d’un seul État fondé sur l'apartheid, qui finira par nuire à Israël à long terme. »
Epicon a donné la parole à plusieurs autres penseurs palestiniens et israéliens qui continuent de croire au dialogue entre les peuples, même si l’horizon politique se rétrécit. Selon eux, l'érosion de la confiance dans les institutions juridiques pourrait aussi être l'occasion de réinvestir dans des réseaux locaux transnationaux. La justice internationale ne commence pas à La Haye, mais là où se trouvent les gens. « Dans une région où les institutions juridiques et politiques échouent souvent à garantir la justice ou l'égalité, nous croyons profondément au pouvoir des récits partagés pour construire des ponts », explique Goshen après la conférence. Partout en Europe et au Moyen-Orient, les acteurs de la société civile comblent le vide laissé par la paralysie des États. Lors de la conférence Epicon, les participants ont reconnu qu’une mobilisation juridique locale et la solidarité transnationale pourraient désormais avoir plus d'impact que les seuls traités internationaux. Ce fut un espace rare, où des personnes aux expériences radicalement différentes ont pu s'asseoir côte à côte et discuter de ce que la justice pouvait encore signifier.
Le déclin de l'autorité morale de l'UE
La décision de la Hongrie en dit aussi long sur la dérive de l'Europe. L'UE s'est longtemps présentée comme la défenseuse d'un ordre fondé sur des règles, mais sa réponse à Gaza est apparue fracturée et, parfois, hésitante. Alors que des pays comme l'Irlande et la Norvège ont appelé à un engagement fort de la CPI, d'autres ont tergiversé. La Hongrie est allée plus loin en rompant complètement ses liens.
Le fait que cela n'ait pas suscité beaucoup de réactions de la part des autres États membres de l'UE est révélateur. Si le bloc ne défend pas la CPI (même symboliquement), comment peut-il prétendre soutenir le droit international ? La Hongrie n'est pas la seule à entretenir une relation sélective avec le droit pénal international. D'autres États, dont Israël, la Russie et les États-Unis, ont refusé la compétence de la CPI ou se sont activement opposés à ses enquêtes. Mais ce qui rend la décision de la Hongrie si controversée, c'est son appartenance à l'UE. Contrairement à ces pays, la Hongrie fait partie d'un bloc qui prétend respecter les normes juridiques internationales.
Cette moralité sélective n'a pas échappé aux participants à la conférence. Comme l'a fait remarquer Goshen, la position de l'Europe en tant que « championne mondiale de la paix par la justice » a été érodée par son manque de cohérence. « Si l'Europe veut être à la pointe de la justice, elle doit appliquer ses principes de manière universelle, et pas seulement lorsque cela lui convient politiquement », insiste-t-elle. Dans ce contexte, elle qualifie la défiance de la Hongrie à l'égard des tribunaux internationaux de dangereusement myope. « Si la CPI est indéniablement politisée et n'est pas exempte de partialité, elle reste le seul mécanisme juridique international existant, même avec une capacité limitée, pour traiter les crimes de guerre. La saper en temps de crise envoie le message que la puissance prime sur la justice, alimentant ainsi le cycle de l'impunité et des souffrances. »
L’autre cible derrière la CPI : l'UE
Le retrait de la Hongrie de la CPI n'est pas seulement symbolique, il est stratégique. Selon Szitás, l'objectif de la Hongrie n'est pas de réformer le droit international public. « Au contraire, son objectif déclaré et plus explicite semble être de garantir que le fonctionnement de l'Union européenne – en particulier celui de la Commission européenne – respecte les traités fondateurs. À l'heure actuelle, ce n'est pas le cas : la Commission s'éloigne de plus en plus de son rôle de gardienne des traités et assume une fonction gouvernementale, ce qui va à l'encontre des intérêts des États membres », affirme-t-il. « Le gouvernement Orbán, assis sur un mandat politique stable, est en position de force suffisante pour attirer l'attention sur ces anomalies et exprimer son objection à de telles évolutions. En même temps, il serait regrettable de nier l'existence de clivages politiques marqués dans le pays, en particulier dans les milieux intellectuels. Le fossé entre les camps nationaliste et progressiste ne cesse de se creuser, rendant de plus en plus difficile tout débat constructif et significatif sur des questions telles que la place du pays dans le monde, l'état de la démocratie ou les questions relatives à l'État de droit. »
Peut-être alors que la bonne question n'est pas de savoir si la CPI peut survivre au départ de la Hongrie, mais si l'engagement de l'Europe en faveur de la justice internationale peut survivre à son silence.
Alannah Travers est étudiante de troisième cycle à la School of Oriental and African Studies, Université de Londres, et se spécialise dans l’intersection du droit international humanitaire, des droits humains et du droit islamique. Elle était auparavant basée en Irak, où elle a travaillé avec la Coalition for Just Reparations (C4JR) sur la mise en œuvre de la loi irakienne de 2021 sur les survivants yazidis et sur la fermeture de l’Unitad. En tant que journaliste et chercheuse, elle a reçu le prix Fetisov d’excellence en journalisme environnemental pour son reportage sur le torchage du gaz et est la lauréate d’argent du prix Elizabeth Neuffer Memorial 2023 de l’Association des correspondants des Nations unies.