Officiellement, Sejdalija et Hasib ont été retrouvés et seront inhumés vendredi, 30 ans après le génocide de Srebrenica dans lequel ils ont péri. Mais leurs proches ne mettront en terre qu'un os ou deux, espérant que cela suffise à apporter la paix aux morts, et aux vivants.
Ces deux victimes du génocide perpétré par les forces serbes de Bosnie en juillet 1995 seront enterrées auprès des milliers d'autres déjà identifiées. Sur les quelque 8.000 hommes et adolescents musulmans tués à Srebrenica, 1.000 restent cependant portés disparus.
"Tout le monde l'appelait +Brko+ (Moustachu, en bosnien, ndlr). Je ne l'ai jamais vu sans sa moustache. Quel séducteur celui-là !", se remémore avec un petit sourire Mirzeta Karic, qui aimait passer ses journées avec son père, Sejdalija Alic.
- "Je ne l'ai plus jamais revu" -
En décembre 1993, plus d'un an après le début de la guerre en Bosnie, "Brko" et sa fille, qui a alors 18 ans, sont les derniers à fuir leur village de Jagodnja, à 25 kilomètres de Srebrenica, pris sous les tirs des forces serbes de Bosnie.
"C'était la neige et je n'avais que les chaussettes aux pieds. Chacun avec un sac de cinquante kilos de céréales sur le dos, nous nous sommes dirigés vers Srebrenica".
Cette ville de Bosnie orientale avait été déclarée zone de sécurité par les Nations unies et des dizaines de milliers de musulmans la rejoignaient en espérant y trouver un peu de paix.
Ils y seront pris au piège.
Au début du printemps 1994, Mirzeta est de nouveau sur la route, évacuée de Srebrenica dans un convoi de la Croix-Rouge, avec sa mère et sa belle-soeur, alors enceinte. Son père, malade, et son frère Sejdin restent dans l'enclave.
"Mon père m'a pris dans les bras et s'est mis à pleurer. Il m'a dit +Nous nous reverrons un jour+. Ses mots résonnent toujours à mes oreilles. Je ne l'ai plus jamais revu, et mon frère non plus", raconte à l'AFP cette femme de 50 ans, dans sa maison à Zivinice (nord-est). Elle vit en Suède depuis 1998, et elle est rentrée en Bosnie pour assister aux obsèques de son père.
Il sera "le cinquantième membre de la famille" qui y sera inhumé, auprès notamment de ses cinq oncles et leurs cinq fils, ajoute-t-elle. Son frère Sejdin, qui avait 22 ans en 1995, y a été enterré en 2003.
- "Un seul os à enterrer" -
"J'ai tout pu supporter mais c'est le pire moment. Nous allons enterrer un seul os. Je ne peux pas décrire cette douleur", dit Mme Karic, dont le fils, né peu après la guerre, porte le prénom de son père.
Seule la mâchoire inférieure de son père a été retrouvée dans une fosse commune dite "secondaire", vers laquelle des cadavres ont été déplacés des mois après le massacre.
Au cours de ces opérations visant à dissimuler la gravité des crimes, beaucoup de cadavres ont été "déchiquetés" par les lourdes machines, selon des experts. A ce jour, environ 7.000 des personnes tuées ont été retrouvées mais souvent juste quelques os sont identifiés par des tests ADN.
Seule une mâchoire sera aussi déposée dans le cercueil d'Hasib Omerovic, une autre victime qui doit être enterrée vendredi.
"Trente ans après, je n'ai plus rien à attendre. C'est mieux de les faire enterrer, même s'il ne s'agit que de deux os, et de pouvoir aller sur sa tombe avec les enfants", explique Mevlida Omerovic, 55 ans, l'épouse d'Hasib, mort à 33 ans.
Lui et son frère ont été détenus ensemble et probablement tués sur un des cinq principaux lieux d'exécution de masse dans la région de Srebrenica, raconte-t-elle.
La famille s'est séparée le 11 juillet 1995. Mevlida est partie avec leur fille de neuf ans et leur fils de six ans vers la base de l'ONU.
Hasib et Mevlida se sont dit adieu dans la rue. "Il m'a juste dit +garde bien nos enfants+. Ce sont ses derniers mots", se souvient-elle en pleurs dans sa maison de Srebrenik (nord-est).
"Quand je regarde mes enfants, je le vois. Il était dans le meilleur âge pour vivre, beau comme tout, une rose, intelligent. Mais c'est le destin", ajoute-t-elle, en sanglotant.
- "Nous étions heureux" -
La soeur d'Hasib ne viendra pas à son enterrement. Elle est morte une semaine avant. "Ses trois fils ont été tués, son mari, ses deux frères. Elle a perdu tous ses hommes. Son coeur ne pouvait plus tenir", raconte Mevlida Omerovic, qui espère toujours retrouver un jour les restes de son frère Senad, tué à 17 ans dans les bois des alentours de Srebrenica.
La photo de son frère dans une main, celle de son mari dans l'autre, cette femme se souvient volontiers de sa vie d'avant le conflit, faisant brièvement apparaître une lueur au fond de ses yeux bleus.
Avec Hasib, elle venait de construire une maison. Il travaillait dans une mine de bauxite où il entretenait les machines, elle dans une épicerie du village.
"Une belle âme, bien avec tout le monde. Il avait beaucoup d'amis serbes qui le respectaient (avant la guerre) et je pensais que ça allait le sauver", souligne-t-elle.
"On s'aimait et on se respectait. Nous étions heureux. C'est la plus grande richesse. On peut tout acheter mais pas le bonheur. Mais le bonheur ne dure pas longtemps. Tout ce qui est beau dure peu".