Les disparus qui ne s’oublient pas Voir plus de publications

Bangladesh : « Une culture généralisée et systémique de la torture »

Salles d’interrogatoire spécialisées, chocs électriques, « chaises tournantes », « systèmes de poulies pour suspendre les personnes », simulacre de noyade et dispositifs d’insonorisation pour étouffer les cris des victimes… Le dernier rapport de la Commission d’enquête sur les disparitions forcées au Bangladesh dévoile les chambres d’horreur de l’ancien régime.

Commission d'enquête sur les tortures et les disparitions forcées au Bangladesh. Photo : Muhammad Yunus, le chef du gouvernement intérimaire, visite un centre de détention qui aurait perpétré des tortures.
Début février 2025, le chef du gouvernement intérimaire du Bangladesh Muhammad Yunus (2e à gauche) visite la « Maison des miroirs » et montre un instrument de torture dans un centre de détention qui aurait été géré par les services de renseignement de l’armée, à Dhaka. Photo : © Bureau du conseiller en chef du gouvernement intérimaire du Bangladesh / AFP
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Le rapport a été remis au gouvernement en juin 2025, mais seuls quelques chapitres ont été rendus publics à ce jour, et leurs révélations glacent le sang du lecteur, car elles dévoilent l’ampleur du calvaire subi par les personnes détenues au secret au Bangladesh. Ce deuxième rapport intérimaire accablant de la Commission d’enquête sur les disparitions forcées au Bangladesh établit un lien entre une « culture généralisée et systématique de la torture » et les disparitions forcées mises en place sous l’ancien gouvernement de la Ligue Awami.

Créée en août 2024 par l’administration intérimaire du pays, la Commission constate que « presque tous les centres de détention secrets » découverts au cours de son enquête « disposaient de salles d’interrogatoire spécialisées équipées d’instruments de torture ». « Malgré d’importants efforts pour détruire les preuves après le 5 août, nous avons pu découvrir des traces concordant avec les témoignages des rescapés », notamment les vestiges d’une « chaise tournante » et d’un « système de poulies utilisé pour suspendre les personnes », note le rapport, ajoutant que « dans presque tous les lieux détruits, des restes de matériaux d’insonorisation ont été retrouvés ». Cet équipement était conçu, selon le rapport, « pour étouffer les cris des victimes et les empêcher d’être entendus au-delà des murs de la pièce ».

« Je pouvais même sentir une odeur de chair brûlée »

Après les tabassages, que le rapport qualifie de « forme d’abus omniprésente », la deuxième forme de torture la plus courante était l’administration de chocs électriques. Un rescapé se souvient avoir eu des pinces électriques attachées à ses parties génitales : « Chaque fois qu’ils actionnaient l’interrupteur, je sentais mes membres brûler. Parfois, je pouvais même sentir une odeur de chair brûlée. »

Le rapport indique que les machines à décharges électriques « étaient utilisées presque partout, y compris dans les véhicules utilisés pour les enlèvements » et qu’un soldat se souvient que son commandant qualifiait la machine portable pour les chocs électriques de « machine à couilles », désignant grossièrement, selon le rapport, la « zone [du corps] où les décharges seraient administrées ».

D’autres formes de torture comprenaient l’usage d’une « chaise rotative », un appareil qui faisait tournoyer les victimes à des vitesses extrêmes, provoquant souvent des vomissements, des mictions, des défécations et des pertes de connaissance, ainsi que le simulacre de noyade. « Ils ont commencé à verser de l’eau sur une serviette qui me couvrait le visage », déclare un détenu de 27 ans, cité dans le rapport. « Ils ont versé une carafe entière d’eau sur mon visage. J’étouffais. Puis ils ont retiré la serviette et m’ont demandé : “Que faisiez-vous ?” J’ai dit : “Monsieur, que puis-je dire ? Dites-moi pourquoi vous m’avez amené ici.” Ils ont répondu : “Ça ne suffit pas. Remets la serviette et reverse de l’eau.” Ils ont répété cela trois ou quatre fois, puis ont demandé à d’autres de m’emmener. »

Mir Ahmed bin Quasem, avocat détenu au secret pendant huit ans après avoir été arrêté par les forces de l’ordre en août 2016 et relâché dans les rues de la capitale au lendemain de la chute du gouvernement de la Ligue Awami, le 6 août 2024, raconte à Justice Info que sa détention lui a semblé « pire que la mort ». « Je n’ai pas vu la lumière du soleil pendant huit ans. J’avais les yeux bandés et des menottes, je ne pouvais pas dire s’il faisait jour ou si c’était la nuit. Je ne savais pas ce qui était arrivé à ma femme, à ma famille, à ma fille ou à ma mère. Dans cette cellule sans lumière et sans savoir quoi que ce soit, j’avais l’impression d’avoir été enterré vivant. »

Deux tiers des disparitions liées à des organismes d’État

La Commission a recensé 1.772 cas de disparition forcée entre 2009 et 2024. Parmi eux, 1.427 victimes ont finalement été libérées, soit par la justice pénale, soit après de longues périodes de détention secrète. Cependant, 345 personnes sont toujours portées disparues. Selon le rapport, 67% de ces disparitions étaient liées à des agences gouvernementales officielles, notamment au Bataillon d’action rapide (RAB), une unité paramilitaire, et à des unités de police spécialisées telles que la Section des enquêtes et l’Unité de lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale. Le rapport n’explique pas qui était responsable des 33% des disparitions restantes.

Sanjida Islam, coordinatrice de Mayer Dak (« L’appel des mères »), une organisation de familles de disparus, salue le rapport mais critique l’attention limitée de la Commission. « Au lieu de se concentrer sur les cas de personnes toujours portées disparues, la Commission a stratégiquement réorienté son attention vers celles qui sont revenues d’un centre de détention secrète. Si cela peut permettre de mieux comprendre les modes opératoires et les auteurs des disparitions, cela ne peut se faire au détriment des personnes disparues qui ne sont jamais revenues », déclare-t-elle à Justice Info. « Cette approche a laissé de nombreuses familles – qui avaient fourni des preuves exhaustives, des témoignages et des dates – avec le sentiment d’être mises à l’écart et de ne pas être entendues. »

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Le rapport souligne également l’implication dans certaines disparitions forcées de l’agence de renseignement militaire, la Direction générale du renseignement des forces armées (DGFI), ajoutant toutefois que l’armée faisait souvent appel aux forces de l’ordre pour procéder aux enlèvements. « En raison de ses capacités opérationnelles limitées, la DGFI s’appuyait fréquemment sur les renseignements du RAB pour obtenir un soutien opérationnel lors des enlèvements », indique le rapport. « Après interrogatoire et torture, les détenus étaient soit renvoyés au RAB, soit transférés à la Section des enquêtes, où nombre d’entre eux étaient ensuite exécutés de façon extrajudiciaire ou détenus sous de fausses accusations pendant de longues périodes. »

À partir d’un échantillon de 253 cas, la Commission constate que les victimes étaient détenues pendant des périodes variables, allant d’un jour à plus de cinq ans, la durée médiane de détention étant de 47 jours. Moins de la moitié de ces personnes étaient affiliées à des partis politiques d’opposition, bien que la Commission ait constaté que nombre d’entre elles étaient réticentes à parler de leur identité politique.

Sheikh Hasina, « responsable prima facie »

La Commission, composée de cinq membres, apporte également des éléments de preuve pour étayer la conclusion de son premier rapport, publié en décembre 2024, selon laquelle l’ancienne Première ministre Sheikh Hasina était « responsable prima facie [à première vue] des actes de disparitions forcées ».

Elle indique que le général Akbar, ancien chef de la DGFI, a informé la Commission qu’il avait « discuté directement avec Sheikh Hasina elle-même du cas de Humam Quader Chowdhury, une victime connue ». « Dans un cas, un officier subalterne de la DGFI se souvient avoir entendu son directeur parler du sort d’un détenu d’une manière qui indiquait clairement que Sheikh Hasina était informée de son existence et avait exprimé une opinion à son sujet », ajoute le rapport.

Le rapport de la Commission décrit une chaîne de commandement « pyramidale à trois niveaux » responsable des disparitions forcées. « Au sommet se trouve la couche stratégique, occupée par des personnalités politiques clés, telles que Sheikh Hasina, le général Tariq Siddiqui, le ministre de l’Intérieur, et d’autres hauts fonctionnaires, qui détenaient le pouvoir d’ordonner des enlèvements et des exécutions extrajudiciaires », indique le rapport. « En dessous se trouve la couche exécutive, composée de généraux et de haut gradés de la police et d’autres forces de sécurité. Ces personnes recevaient des instructions directement des dirigeants politiques et, à ce titre, peuvent servir de témoins essentiels de leur implication. À la base se trouve la couche fonctionnelle, composée de personnels subalternes de l’appareil de sécurité qui menaient les opérations sur ordre venu d’en haut. »

Réagissant au rapport, Mohammad Ali Arafat, ancien ministre d’État à l’Information qui s’exprime désormais comme porte-parole de la Ligue Awami, réfute la complicité du gouvernement. « Je peux affirmer avec la plus grande certitude qu’il n’y a eu aucune directive politique ni approbation d’une quelconque torture présumée, et encore moins d’une politique de torture, ni de la part de la Première ministre Sheikh Hasina ou de son cabinet, ni de la part de la Ligue Awami en tant que parti », déclare-t-il à Justice Info. « Si un tel crime a effectivement été commis, il l’aura été à l’insu des dirigeants politiques. »

Il blâme ensuite les « forces de sécurité et les services de renseignement liés à l’armée et aux forces armées » qui, selon lui, ont toujours agi avec très peu de contrôle civil. « Il est possible que ces installations, si tant est qu’elles aient existé, aient été gérées sans le consentement ni l’avis du gouvernement politique, par des responsables des forces de sécurité et des services de renseignement. »

L’armée actuelle a-t-elle aidé des officiers accusés à s’échapper ?

Le rapport suggère que le commandement actuel de l’armée a été complice de l’évasion de six officiers retraités après que le Tribunal international des crimes du pays (ICT-BD) a émis des mandats d’arrêt contre eux, en janvier 2025, pour leur rôle dans des disparitions forcées. Deux mois plus tôt, le ministère de l’Intérieur avait accepté de révoquer leurs passeports et l’armée avait été informée à l’avance de l’émission des mandats d’arrêt. « Ceux qui se trouvaient sur le territoire national et résidaient dans des lieux sûrs et connus en janvier 2025, notamment dans le cantonnement de Dhaka, sont désormais hors de portée de la justice », indique le rapport. « Cela suscite de vives inquiétudes, d’autant plus que, comme leurs passeports avaient été révoqués, il ne semblait pas exister d’autres documents de voyage, et que les autorités militaires avaient été informées à l’avance de l’imminence des mandats d’arrêt. Il en résulte que, bien qu’ils aient été à la portée des mécanismes d’application de la loi, ces officiers de haut rang ont été autorisés à prendre la fuite. »

Le rapport poursuit : « Cette séquence d’événements a suscité une profonde inquiétude quant à l’avenir des efforts de justice. » Ceux issus des rangs des forces de sécurité qui souhaitent sincèrement soutenir cette enquête ont exprimé en privé leur inquiétude quant au fait que si de telles personnalités de haut rang sont autorisées à échapper à la justice sans conséquence, alors la volonté institutionnelle de poursuivre les auteurs de ces crimes est peut-être fondamentalement compromise. »

Le 10 juillet 2025, l’ICT-BD a inculpé Hasina de crimes contre l’humanité pour son rôle dans le meurtre de centaines de personnes par les forces de l’ordre du pays, entre le 16 juillet et le 5 août 2024, jour de sa fuite vers l’Inde. Sont également inculpés de cinq chefs d’accusation : l’ex-ministre de l’Intérieur Asaduzzaman Khan, également soupçonné de se trouver en Inde, et l’ex-chef de la police Chowdhury Abdullah Al-Mamun, qui a accepté de témoigner contre ses deux coaccusés en tant que témoin du parquet, en échange d’une réduction de peine.

Le gouvernement intérimaire du Bangladesh, dirigé par le lauréat du prix Nobel de la paix Muhammad Yunus, a adressé à l’Inde une demande officielle d’extradition de Hasina, mais l’Inde n’y a pas répondu. Hasina et Khan seront jugés par contumace.

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