23.12.13 - LE TPIR A OUVERT LE CHEMIN MEME SI SON BILAN PEUT SUSCITER DES RESERVES (PROFESSEUR ANDRE GUICHAOUA)

Paris, 23 décembre 2013 (FH) - Le professeur André Guichaoua, spécialiste de la région des Grands lacs africains, a été entendu  comme témoin-expert dans plusieurs affaires devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Dans une interview accordée à l'Agence Hirondelle, il estime que le tribunal a accompli sa mission sur « le triple plan institutionnel, politique et éthique, même si son bilan peut susciter des réserves » au bout de près de 20 ans de travaux.

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 Hirondelle : Le TPIR, a-t-il, selon vous, accompli sa mission ?  Guichaoua : Oui, sur le triple plan institutionnel, politique et éthique. Après la guerre et le génocide de 1994 au Rwanda, sa création répondait à la volonté de l'organisation onusienne de créer une institution judiciaire internationale indépendante chargée de mettre fin à l'impunité dans une région affectée depuis la période des indépendances par des massacres de masse récurrents commis par les pouvoirs d'État, des rébellions armées ou forces d'opposition. Son mandat couvrait alors les crimes les plus graves commis au cours de l'année 1994 : crimes de guerre, crimes contre l'humanité et crimes de génocide. Il fallait les qualifier, en identifier les auteurs potentiels et les juger. Pour la première fois sur le continent cela a été fait, entraînant ensuite de nombreuses juridictions nationales à instruire elles aussi des dossiers concernant les auteurs de ces crimes installés sur leur territoire, voire pour certaines à les poursuivre et à les condamner. Au terme de près de vingt années d'activité, le bilan quantitatif et qualitatif du TPIR peut susciter bien des réserves, mais il a ouvert le chemin : le bureau du procureur, les juges et ses personnels ont jugé les principaux auteurs du génocide, créé une jurisprudence et fixé des niveaux d'exigence en matière de justice et de vérité. Depuis lors, d'autres pays, d'autres massacres sur le continent africain ou ailleurs ont donné lieu à des poursuites internationales. Là réside l'essentiel.Hirondelle : Votre commentaire sur les accusations rwandaises selon lesquelles la chambre d'appel du TPIR aurait un plan visant à acquitter les principaux responsables ou à leur accorder des peines  clémentes ?  Guichaoua : Les rapports entre les nouvelles autorités rwandaises et cette institution judiciaire internationale indépendante ont toujours été difficiles. Pendant dix ans, la question des poursuites contre les crimes commis par l'armée du FPR (le « deuxième mandat » du TPIR) a entretenu un climat permanent de tensions jusqu'à son abandon en 2005. Ensuite, les autorités ont exigé le rétablissement de la pleine souveraineté judiciaire du Rwanda. En 2011, en autorisant le transfert vers le Rwanda de ses propres accusés, le TPIR a estimé que le cadre judiciaire rwandais s'est aligné formellement sur les standards internationaux. Position adoptée ensuite par quelques pays occidentaux qui ont extradé vers le Rwanda des ressortissants faisant l'objet de mandats d'arrêt internationaux. Pour autant, depuis l'achèvement des « grands procès » du tribunal pénal à la fin des années 2000, chaque prononcé de jugement suscite des accusations de plus en plus vives envers le TPIR accompagnées fréquemment de mises en cause de ses personnels et notamment des juges leur accolant des qualificatifs similaires aux criminels visés par les lois d'exception rwandaises sur le génocide : porteurs de «l'idéologie génocidaire », "révisionnisme". Dans ce contexte, accuser le juge Meron, président de la chambre d’appel du TPIR, d'avoir un « plan » d'acquittement des "génocidaires"  s'intègre dans une série de dérapages verbaux récents qui renvoient à un contexte politique interne, régional et international dégradé.  Hirondelle: Le tribunal a-t-il réussi à reconstituer la trame du génocide des Tutsis ?Guichaoua : Au-delà de la dénonciation de la clémence présumée des juges envers les accusés (qui mériterait un examen rigoureux des motifs pour chaque dossier et surtout une analyse « contextuelle » fine de ces jugements tardifs), tout laisse penser désormais que deux points de conflit majeur marqueront durablement l'héritage du TPIR vis-à-vis des actuelles autorités rwandaises.Le premier tient justement au contraste entre la justice "populaire" de masse rendue au Rwanda qui revendiquait en 2012 la tenue de 1 950 000 procès achevés dans un climat d'emballement généralisé échappant aux autorités elles-mêmes et l'image d'une justice exigeante et indépendante que donne les juridictions internationales. En se fondant sur la confrontation et l'examen méticuleux de milliers de témoignages des acteurs directs de la tragédie rwandaise, les auditions et jugements des magistrats d'Arusha fournissent désormais la substance et le cadre d'une histoire factuelle rigoureuse et cohérente des événements et des stratégies d'acteurs. C'est cette démarche qui, par exemple, étaye le refus unanime précisément documenté et motivé des juges des différentes chambres de retenir le chef d'inculpation d'« entente en vue de commettre le génocide » contre les accusés communément qualifiés de « cerveaux » ou de « planificateurs » du génocide. Ainsi, tout en établissant que  la perpétration du génocide tutsi, à partir d'avril 1994, repose sur un ensemble d'éléments déterminants (pogroms, propagande, écrits, réunions, etc.) qui, sans conteste, comportaient des attitudes et des discours explicitement génocidaires ainsi que des attaques meurtrières à l'encontre des Tutsis, les juges proposent une lecture rétrospective qui invalide les scénarios préétablis fondés sur des causalités quasi « génétiques » (atavisme ethnique séculaire, la haine des Tutsi, la soumission ancestrale aux autorités, une paysannerie inculte, la propagande). À partir du 6 avril, les divers jugements décrivent une stratégie criminelle en acte, où des décisions, des événements vinrent chaque jour conforter les issues les plus radicales voulues par les deux parties en conflit à l'heure de la « guerre ultime ». Elle n'était pourtant pas inéluctable. Le lancement et la perpétration du génocide n'ont été possibles qu'après le 6 avril 1994, lorsque le gouvernement intérimaire eut les mains libres, après avoir éliminé les autorités légitimes. Ainsi, au nom des faits examinés, les juges se refusent à entériner une histoire intentionnaliste du génocide des Rwandais tutsi qui voudrait qu'il ait été préparé depuis 1990 au début de la guerre déclenchée par le FPR, voire depuis la proclamation de la République « hutu » en 1959, selon la vulgate officielle rwandaise.  Hirondelle : Et le deuxième point ?  Guichaoua : Le second découle d'une décision du Conseil de sécurité reposant sur le rapport de la commission chargée de statuer sur l'avenir des archives des TPI. Tout comme Le Tribunal de La Haye conservera les archives du TPIY, une large part des archives du TPIR demeureront à Arusha où un bâtiment spécifique sera construit pour les héberger et les consulter.Cette « dépossession » a suscité la colère des autorités rwandaises au nom de la mémoire des victimes. Cette revendication est légitime, même si la quasi-totalité des archives a été scannée et est consultable au Centre de documentation du TPIR à Kigali pour les résidents, les étrangers -ceux du moins qui obtiennent un visa- et les exilés à qui  un passeport est délivré. Mais l'enjeu est plus large. L'exigence de récupérer tous les originaux ne peut transgresser l'obligation de confidentialité des témoignages et de conservation durable des documents alors même que les autorités rwandaises se sont constamment opposées à toute investigation et poursuite sur les crimes de guerre et contre l'humanité qui ont été partiellement documentés dans les  "enquêtes spéciales" régulièrement relancées jusqu'à la fin 2005.Hirondelle : Que pensez-vous des critiques selon lesquelles le TPIR n'a été que le tribunal du vainqueur, dans la mesure où il ne s'est pas penché sur les crimes qui auraient été commis par le FPR ?  Guichaoua : Avoir accordé la priorité à la poursuite et au jugement des auteurs du génocide était un choix justifié dans les conditions qui furent celles du TPIR à sa création, un devoir envers les victimes et les rescapés. Que les procureurs successifs se soient tous inclinés ensuite - avec l'assentiment du Conseil de sécurité - devant le refus des militaires installés au pouvoir d'assumer la totalité du mandat de l'institution en a affaibli la crédibilité, la portée des jugements émis, le dévoilement de la vérité et très certainement l'apaisement escomptés des passions et controverses entre les camps en conflit. La tâche confiée au TPIR n'est donc pas achevée. Mais les crimes de guerre et contre l'humanité sont des crimes imprescriptibles et le « camp vainqueur » en est bien conscient alors même que la force d'intervention des Nations unies au Congo vient de mettre fin brutalement au droit d'ingérence qu'il s'est octroyé depuis 15 ans sur tout l'est du Congo au nom de la lutte contre les forces "génocidaires" reconstituées et l'instabilité régionale qu'elles y engendrent. C'est bien pourquoi, les réactions officielles avaient été vives, au début de cette année, lorsqu'une personnalité du Département d'État américain, qui par ailleurs connaît très bien les dossiers en suspens du TPIR, avait laissé entendre que des officiers rwandais pourraient être poursuivis pour les crimes récemment ou actuellement commis dans les provinces de l'Est du Congo. La mission qui incombait au TPIR était de promouvoir la lutte contre l'impunité, dans cette optique retenons que le fait d'avoir instauré par défaut une nouvelle catégorie de citoyens, les impunis, condamnés à vivre avec le soupçon des crimes dont ils sont accusés, a largement contribué à rehausser le niveau d'exigence de tous les justiciables de la région.AH/YL