Irpin et le concept de « mémoire lumineuse »

Au cours des premières semaines de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, les violences perpétrées contre les populations civiles de Boutcha et d’Irpin ont fait la Une de la presse internationale. Une journaliste ukrainienne est retournée à Irpin pour raconter la manière créative dont la ville façonne sa politique de commémoration après l’occupation.

En mémoire des victimes de la guerre à Irpin (Ukraine), des monuments et des projets artistiques sont mis en place. Photo : des épaves de voitures calcinées et jaunies sont entassées. Des tournesols sont peints dessus.
Après la libération d’Irpin, les services municipaux de cette ville de la région de Kyiv ont rassemblé les véhicules détruits au début de l'invasion russe de 2022. C’est ainsi qu’est apparu un espace que les habitants appellent le « cimetière de voitures », où des artistes étrangers sont venu peindre des tournesols. Photo : © Gre4ka
Republier

Une date est gravée en lettres capitales sur la plaque : 25 février 2022. C’est celle du jour où le pont a été détruit. Une nouvelle route vers Kyiv rugit à proximité, séparée du pont détruit par un mur antibruit. Pour visiter le pont Romanivskyi, il faut en faire la demande.

Le pont détruit au cours des premières semaines de l’invasion généralisée de la Russie est devenu un symbole pour les habitants d’Irpin, de Boutcha et des villes environnantes. L’armée ukrainienne l’a fait sauter pour empêcher les colonnes russes d’avancer vers Kyiv, la capitale, située à moins d’une heure de route.

Dans le même temps, le pont est aussi devenu une porte de salut. Les gens laissaient leurs voitures, traversaient la rivière sous les tirs et transportaient les blessés de l’autre côté.

Aujourd’hui, il est conservé comme mémorial. Des cérémonies y sont organisées lors des journées commémoratives. Des délégations étrangères et des chercheurs spécialisés dans les conflits armés viennent le visiter.

Une structure métallique avec un code QR a été installée devant un précipice, près du pont détruit. Il renvoit vers un site web consacré aux lieux de mémoire du début de l’invasion russe dans la région de Kyiv.

Irpin, ville pionnière

Irpin a été partiellement occupée entre fin février et le 28 mars 2022. Pendant cette période, la ville a subi d’importants dommages et de nombreux habitants se sont trouvés pris au milieu des hostilités. Selon divers rapports, plusieurs centaines de personnes ont été tuées dans la ville, notamment des civils, des défenseurs d’Irpin et des habitants des villages voisins.

Aujourd’hui, la ville est non seulement reconstruite, mais elle réfléchit aussi sur ce qu’elle a vécu en créant des lieux de mémoire. Cet aspect est pris en charge par le département de commémoration du conseil municipal d’Irpin, la première division de ce type officiellement créée en Ukraine.

Sofia Martyniuk, artiste, est à la tête de ce projet. Née à Irpin, elle est revenue chez elle après la fin de l’occupation, a rejoint des initiatives bénévoles et artistiques, puis s’est engagée dans l’élaboration de la politique municipale en matière de mémoire.

Notre conversation avec elle explore les différentes approches de la ville.

Martyniuk explique que l’aménagement actuel du site du pont a été réalisé par l’administration régionale de Kyiv. Mais aussi que la ville a une vision plus large : Irpin prévoit de transformer cet espace en un complexe mémorial dédié. Il comprendra le pont, un parc adjacent, des sentiers pédestres et la maison de la culture Romanivskyi, qui deviendra un centre culturel et touristique.

« Nous voulons travailler avec l’ensemble de la zone comme une seule entité. Ce ne doit pas être seulement un lieu de mémoire, mais un quartier vivant, un lieu où les souvenirs sont préservés, et où la vie continue », explique Martyniuk.

Elle prévoit de lancer un appel à propositions. Des architectes, des écologistes et des ingénieurs seront invités à y participer. Leur objectif sera de trouver un équilibre entre la préservation de l’authenticité, la sécurité structurelle et l’écosystème fluvial. Et surtout, de transmettre le récit exact de ce site.

Selon Martyniuk, l’appel à propositions devra avant tout prendre en compte la dimension humaine des événements. En traversant le fleuve, les gens franchissaient une frontière, entre danger et relative sécurité. Certains avaient marché depuis des villages occupés, d’autres avaient fui sous les tirs. Et lorsque les gens montaient dans les bus d’évacuation, ils ressentaient un moment de « soulagement », un bref sentiment d’avoir réussi à survivre.

L’entraide a été un autre aspect majeur. Des militaires, des civils et des bénévoles s’étaient rassemblés ici. Ils coordonnaient la défense, acheminaient l’aide humanitaire et maintenaient la communication avec Kyiv.

« Cet endroit doit préserver l’atmosphère authentique de cette époque et nous permettre de revenir à cette période et de ressentir ce que les gens ont vécu », ajoute Martyniuk.

Par exemple, ceux qui ont vécu l’évacuation se souviennent que l’eau de la rivière était glaciale à l’époque. Pour recréer cette sensation, il est envisagé de créer un élément interactif : une zone où l’eau restera froide même par temps chaud.

Ce lieu a ses histoires. L’une d’elles est celle d’une voiture, toujours sous le pont. « L’histoire raconte que le lendemain de l’explosion du pont, un conducteur roulait à grande vitesse et est tombé dans la rivière. L’homme a survécu, mais la voiture est restée au fond de la rivière », raconte Martyniuk. « Après la fin de l’occupation, il a voulu la récupérer. Mais la voiture a été rachetée afin de conserver le lieu tel quel. Elle rappelle le chaos de l’évacuation. »

Une voiture est renversée sous le pont Romanivskyi à Irpin (Ukraine).
Le 25 février 2022, l’armée ukrainienne fait sauter le pont Romanivskyi, pour bloquer la route de la capitale aux troupes russes. Ce pont détruit, pour les habitants d’Irpin, est devenu un symbole, avec ses histoires singulières : ainsi cette voiture, tombée dans la rivière, a été rachetée par la municipalité pour conserver la mémoire du chaos de l'évacuation. Photo : © Gre4ka

Le « cimetière de voitures », témoignage du chemin de la vie ?

Après la libération d’Irpin, alors qu’ils déblayaient les routes d’accès au pont, les services municipaux ont rassemblé les véhicules détruits dans un endroit situé près du pont Romanivsky. La plupart d’entre eux ont été touchés par les bombardements pendant l’évacuation. C’est ainsi qu’est apparu un espace que les habitants appellent le « cimetière de voitures ». C’est l’une des métaphores visuelles les plus puissantes de la guerre : un tas de carcasses de voitures brûlées, endommagées par les explosions, devenu un témoignage du chemin de la vie.

Mais le devenir de cet endroit reste une question ouverte. L’équipe municipale en charge de la mémoire envisage deux grandes options : le transformer en musée ou en installation artistique. Selon Martyniuk, l’objectif est de préserver son authenticité : « Cet endroit peut être nettoyé en une seule journée. Mais alors, s’il est recréé, il deviendra quelque peu artificiel. »

Le futur site, ajoute-t-elle, ne devrait pas faire partie de la vie quotidienne de la ville. Il devra s’agir d’un endroit que les gens choisissent consciemment de visiter. Elle imagine une séparation physique entre la ville et le « cimetière de voitures » afin d’éviter les rappels constants et la re-traumatisation des habitants.

Artistes étrangers et traumatisme

L’engouement artistique qui a suivi la célèbre visite de Banksy dans la région de Kyiv est une autre partie de l’histoire. Des artistes de venus plusieurs pays se sont alors précipités pour laisser leur empreinte sur des lieux qui avaient fait la Une de la presse internationale. À cette époque, un groupe d’artistes étrangers a peint des tournesols et des motifs abstraits sur les carcasses de voitures incendiées. Officiellement, une autorisation leur avait été accordée par le conseil municipal. Mais aujourd’hui, ce dernier admet qu’il y a eu un manque de discussion pour en évaluer les risques, sur le plan éthique – quand, pour de nombreuses familles, ces voitures représentent la mort de leurs proches.

« C’est une situation semi-conflictuelle », admet Martyniuk. « Parfois, les artistes tentent de se forger une réputation sur le dos des traumatismes. Mais parfois, c’est le contraire : des actes artistiques forts, comme dans le cas de Banksy, aident le monde à voir quelque chose d’important. »

La commission artistique d’Irpin a été créée pour garantir que de telles initiatives ne soient pas irréfléchies. Elle comprend des experts indépendants – architectes, galeristes et critiques d’art – et formule des recommandations sur les projets publics dans le domaine de la culture et de la mémoire. L’objectif est d’éviter les erreurs éthiques et de développer une approche mature du travail de commémoration.

Vous trouvez cet article intéressant ?
Inscrivez-vous maintenant à notre newsletter (gratuite) pour être certain de ne pas passer à côté d'autres publications de ce type.

Maison de la culture et dessins superposés

Tout comme le « cimetière de voitures », la Maison de la culture d’Irpin, détruite par un tir de missile, est devenue une toile pour des expériences artistiques spontanées après la fin de l’occupation. Les nouvelles couches de dessins se sont succédées sur ses façades. 

Les artistes qui ont suivi Banksy dans la région de Kyiv ont d’abord peint de grands tridents, puis des tournesols. Plus tard, des abstractions en noir et blanc sont apparues, avec des figures pouvant être interprétées comme une coiffe, un missile ou un ours.

« Tant de choses ont été faites à la hâte et sans l’expliquer à la communauté », commente Martyniuk. « Est-ce approprié dans une ville qui a subi l’occupation ? Ne serait-il pas plus logique que les artistes parlent d’Irpin et de l’Ukraine de chez eux ? Pour nous la guerre est une réalité quotidienne. »

Il a été décidé de reconstruire la Maison de la culture, mais aussi de la préserver comme témoin de la guerre. Une partie du bâtiment détruit, avec des traces de bombardements, est « préservée » sous un dôme de verre. Dans le cadre de la reconstruction, il est prévu de conserver autant que possible les murs de briques authentiques, fabriqués par une briqueterie locale.

Un élément artistique temporaire est apparu à côté des ruines : une sculpture de l’artiste japonais Yoshio Yagi intitulée « Espace de méditation pour un moine ». Elle est offerte par la communauté artistique ukrainienne « ChervoneChorne », qui organise chaque année des symposiums internationaux de sculpture.

En 2023, lorsque les musées ont fermé leurs expositions en raison de la guerre, un conservateur de la municipalité a lancé un projet visant à ramener l’art auprès du public. Les sculptures ont été exposées en plein air dans le parc Stryiskyi à Lviv. C’est à cette époque que Martyniuk a demandé qu’une des œuvres soit donnée à la ville d’Irpin.

L’œuvre de Yagi symbolise le chemin vers la paix intérieure : les escaliers qu’un moine gravit pour atteindre un lieu de méditation. À Irpin, elle a pris une nouvelle signification : elle symbolise le chemin vers la guérison. La sculpture a été placée dans le cratère laissé par l’explosion.

« Nous avons délibérément conservé le cratère », explique Martyniuk. « C’est aussi symbolique : à travers un acte culturel, nous rappelons aux gens une culture détruite, mutilée. »

La gymnaste de Banksy danse toujours

Parmi les sites mémoriels d’Irpin, l’œuvre de Banksy – une gymnaste en équilibre sur les ruines d’un bâtiment détruit par la guerre – occupe une place particulière.

Le bâtiment sur lequel le dessin est apparu en 2022 n’était pas réparable. Il a été démantelé et une partie du mur a été déplacée. Un fragment du mur portant des traces de bombardements a été conservé sous forme d’installation. Il est désormais protégé par une vitre. La structure a été conçue pour en préserver le contexte : et notamment ce trou dans le mur, qui est devenu une « balle » sous les pieds de la gymnaste.

Une place avec une aire de loisirs sera re-créée autour. Selon Martyniuk, l’idée principale est de faire de cet endroit un symbole de résilience et de vie : « Cette gymnaste blessée continue de danser. Nous voulons que cet endroit continue de vivre lui aussi. »

L’idée est ce faisant de renforcer le concept original de l’œuvre de Banksy – qui a reçu le titre de citoyen d’honneur d’Irpin.

Une oeuvre du célèbre street artist Banksy est exposée à Irpin (Ukraine). Photo : une gymnaste est peinte sur un pan de mur isolé et protégé par du verre. En-dessous de la gymnaste, un gros trou dans le mur.
Parmi les sites mémoriels d'Irpin, un dessin de Banksy – représentant une gymnaste en équilibre sur les ruines d’un bâtiment détruit par la guerre – occupe une place particulière. Ici, une installation présentant le dessin de l’artiste de rue et activiste basé en Angleterre, qui est venu en Ukraine en 2022. Photo : © Gre4ka

La mémoire les sites de résistance

L’une des priorités de l’équipe de Martyniuk est de conserver la mémoire des sites de résistance à Irpin. Son équipe rencontre actuellement les défenseurs de chaque poste de contrôle afin de recueillir des témoignages, de comparer différents points de vue et de « créer un récit urbain ».

« Nous enregistrons des entretiens avec les commandants », explique Martyniuk. « De nombreuses personnes ont été impliquées, et chacune d’entre elles a sa propre histoire. Certaines n’ont passé que cinq jours au poste de contrôle, mais s’expriment avec beaucoup de vivacité. D’autres commandants avaient une vision d’ensemble. Après ces conversations, j’ai réalisé que la défense n’était pas chaotique, comme on le croit souvent. Ils ont agi de manière coordonnée et sont restés en contact avec les services de renseignement. »

L’un de ces lieux importants est le poste de contrôle dit de la « Girafe », situé à la frontière entre Irpin et Boutcha. Il tire son nom d’un supermarché situé à proximité. Pendant l’occupation, il s’agissait d’une position défensive importante.

« C’est un point stratégique en hauteur, situé à la limite d’Irpin », explique Martyniuk. « Boutcha commence juste après les feux de signalisation. Cette rue se prolonge par la rue Vokzalna, où une colonne de matériel militaire russe a été incendiée. Elle croise la rue Yablunska, où des tortures et des exécutions ont eu lieu. »

Irpin a décidé de préserver ces sites de résistance. Chaque site sera doté d’un QR code renvoyant vers l’histoire de la défense de cet endroit précis.

Un site funéraire, symbole d’un « souvenir lumineux »

Outre la mémoire des victimes civiles, un site funéraire créé pour honorer les combattants est en cours d’installation à Irpin. Le projet a débuté par de nombreuses réunions avec les familles des défunts. Elles se sont réunies à plusieurs reprises pour des audiences publiques et des discussions ouvertes.

« Ces conversations ont été délicates. Il était difficile d’expliquer pourquoi toutes les tombes devaient être standardisées », se souvient Martyniuk. « Nous avons également insisté pour que les couleurs claires prédominent dans le concept. Elles symbolisent un souvenir lumineux. Ce lieu doit être un lieu de réflexion et de gratitude, et non un espace déprimant dont on voudrait s’échapper. Les gens ont bien accueilli cette idée. »

Le projet a été approuvé selon le principe « une famille, une voix ». Toutes les pierres tombales auront le même design : des croix cosaques en granit blanc espagnol. Les portraits seront représentés sur du verre de couleur sépia.

Les plaques comporteront également des QR codes qui renverront vers des archives numériques sur les soldats tombés au combat. Des biographies, des photos et des distinctions honorifiques pourront être consultées. Une zone cérémonielle et des mâts avec les drapeaux des différentes unités militaires engagées seront installés dans le secteur.

Site funéraire rassemblant les tombes de soldats ukrainiens tombés au front. En haut, le site actuel (coloré et personnalisé) et en bas le projet (aseptisé et homogénéisé).
En haut, une photographie de l’actuel cimetière édifié en honneur des combattants. En bas, une image générée par ordinateur représentant le futur projet mémoriel. Photo : © Gre4ka

Art, architecture, histoire et dialogue

En Ukraine, la mémoire des soldats tombés au combat est généralement commémorée par des plaques apposées sur les façades des écoles ou des maisons où ils vivaient. Après le début de l’invasion à grande échelle, des plaques ont également commencé à apparaître sur les lieux de leur mort.

Afin de donner à ces initiatives une forme unifiée, un concept visuel actualisé a été développé à Irpin. L’une des premières plaques de ce genre rend hommage à un volontaire biélorusse mort en défendant la ville. Elle est en acier inoxydable et comporte son portrait, son nom, son indicatif d’appel et un QR code qui renvoie à l’histoire du soldat, ainsi que le drapeau national rouge et blanc de la Biélorussie.

Irpin introduit de nouvelles approches pour préserver sa mémoire. L’expérience vécue par la ville est abordée à travers l’art, l’architecture, l’histoire et le dialogue. Les projets réalisés montrent que la mémoire peut être tout à la fois vivante, empathique et contemporaine.


Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse de la Fondation Hirondelle/Justice Info. La version complète de cet article a été publiée le 4 octobre 2025 dans « Gre4ka ».

Republier
Justice Info est sur Bluesky
Comme nous, vous étiez fan de Twitter mais vous êtes déçus par X ? Alors rejoignez-nous sur Bluesky et remettons les compteurs à zéro, de façon plus saine.