« Kayitesi Alice, Mukagasana Vénantia, Sebigimba André, Semutabaruka Straton, … ». Des noms d’hommes et de femmes gravés sur quatre stèles érigées à la lisière du marais mouvant de Ntarama qui a englouti plus de 2.000 de Tutsis pendant le génocide de 1994.A chaque nom égrené, ce sont des sanglots parmi la centaine de rescapés venus honorer la mémoire des leurs dans cette région de l’est du Rwanda.Egalement appelé « marais de Rwimpiri (ou le repère des vipères) », ce marais, morne au pied d’un bois d’eucalyptus sur le sol rocailleux d’une colline abrupte, fut effectivement le repère de la mort en avril 1994. « Les nôtres sont là… », murmure Félicien Nshuti qui y a perdu la plupart des siens. Le rescapé désigne du doigt une sorte de forêt de papyrus géants qui s’étend à perte de vue. Ces corps engloutis par le marais mouvant ne connaîtront peut-être jamais de sépulture. Tous les efforts pour les exhumer se sont jusqu’ici avérés vains, conviennent autorités et rescapés du génocide. « Il a toujours été impossible de récupérer ces corps submergés par les eaux et la masse de papyrus…Peut- être que certains ont été même charriés et emportés plus loin, vers la rivière Akanyaru », déplore Louis Rwagaju, le maire du district de Bugesera dans lequel se trouve le marais.Pour ce responsable administratif, le monument érigé à la lisière du marais rappelle « la vraie histoire du calvaire des Tutsis, non seulement de Ntarama, mais aussi de toute la région du Bugesera, et ce marais en soi doit être considéré à juste titre comme un mémorial du génocide». Dans la région du Bugesera, comme presque partout au Rwanda, les chrétiens étaient largement majoritaires. Ainsi, dès le déclenchement du génocide, les Tutsis se réfugièrent dans les édifices religieux, espérant y avoir la vie sauve comme lors des pogroms des années 1950 à 1961. Mais ils furent attaqués et massacrés dans les églises de Ntarama et Nyamata. Le 15 avril 1994, les survivants, cernés de toutes parts, s’engouffrent dans le marais.« On était seulement une centaine d’hommes, avec des milliers de femmes et d’enfants cachés dans ce marais. Nous avons commencé une résistance acharnée et désespérée contre les assauts répétés de militaires et de miliciens », raconte Innocent Gapita, un paysan qui, armé de son arc, coordonnait la résistance des assiégés. « On ne savait compter ni les jours ni les dates, on ne savait que mourir», se souvient-il. Selon lui, la seule attaque du 30 avril 1994, appuyée par des armes lourdes et renforcée de miliciens débarqués de Kigali, fit près de 2.000 tués. Seulement, une cinquantaine d’hommes survécurent.« Mourir en hommes »Acculés, les survivants décident de sortir du marais, « pour mourir en hommes » sur la colline, selon les souvenirs de l’un d’entre eux, Alexis Habarugira qui abattra un militaire, d’une flèche, avant de s’emparer du fusil de ce dernier. Cette arme, dont il sait se servir, contiendra un moment les assauts jusqu’à l’arrivée des combattants du Front patriotique rwandais (FPR). Les rescapés vulnérables encore en vie dans le marais peuvent alors en sortir. Et 21 ans après, chacun a une douloureuse expérience à raconter. « Quelque chose m’avait blessée à la plante des pieds en plein marais, mais je faisais tout pour ne rien sentir…La vie de ma petite sœur comptait. Je l’avais cachée sous un amas de papyrus et de buissons…Les gens lui marchaient dessus mais elle ne criait pas », se souvient Chantal Mwamina. Pour sa part, Alice Mukarurinda a eu le bras coupé par les assaillants et a reçu un violent coup de machette à la tête dans la journée du 29 avril 1994. « J’ai été repêchée du marais, mais 16 membres de ma famille et 18 membres de ma belle-famille font partie des milliers des nôtres à jamais disparus. Les autres ont la chance d’enterrer les leurs, pas nous ! Chaque jour, j’en ai le cœur gros », confie cette femme qui était âgée de 25 ans à l’époque.Tous ses survivants se souviennent par ailleurs d’Asantisana, un jeune homme de 23 ans, qui voulait entrer dans les ordres. Ce grand-séminariste studieux tenait un journal des événements, notant chaque fait, chaque détail, pour que « pour que, moi ou quelqu’un d’autre, si Dieu lui prête vie, puisse raconter au monde entier le calvaire des Tutsis ». Il l’a payé de sa vie.Selon les chiffres officiels, la région du Bugesera, qui couvrait trois communes, a perdu 75.000 personnes durant le génocide des Tutsis. Les trois communes faisaient partie de celles qui comptaient la plus forte concentration de membres de l’ethnie tutsie au Rwanda.SRE/ER