La liste secrète de l'ONU des auteurs présumés des crimes commis entre 1993 et 2003 en RDC

Le Haut-commissaire de l'ONU aux droits de l'Homme a déclaré jeudi à Kinshasa que sa base de données d’auteurs présumés de graves crimes commis en République démocratique du Congo entre 1993 et 2003 restera secrète. Il explique que les mesures de protection des témoins et des victimes ne sont pas réunies, mais un haut-fonctionnaire de l’ONU qui a voulu rester anonyme affirme que des pays africains font pression pour que la liste ne soit pas divulguée.

La liste secrète de l'ONU des auteurs présumés des crimes commis entre 1993 et 2003 en RDC©UN / ONU
Zeid Ra'ad al Hussein Haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme
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Octobre 2010. Le Haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme publie le rapport « Mapping » sur les graves crimes perpétrés en République démocratique du Congo entre mars 1993 et juin 2003. Ce document de 550 pages couvre essentiellement les deux guerres du Congo où, entre 1996-2003, jusqu’à neuf pays – Rwanda, Ouganda, Burundi, Angola, Namibie, Zimbabwe, Tchad, Libye, Soudan – se sont impliqués. Bilan : 617 incidents graves recensés sur une décennie, dont des massacres et des violences sexuelles qui auraient surtout été commis par l’armée congolaise, des armées étrangères et des rébellions.

Ce rapport a nourri une base de données secrète de responsables présumés des exactions qui, pour majorité, peuvent être qualifiés de crimes de guerre et crimes contre l’humanité, tandis que d’autres pourraient relever du génocide. A plusieurs reprises, des ONG congolaises ou étrangères, comme l’américaine Human Rights Watch ou la britannique Amnesty International, ont demandé justice. La pression monte. Le 8 mars, journée de la Femme, la lettre ouverte « Non à l’impunité des viols et massacres perpétrés en RDC » a été remise à Zeid Ra’ad al Hussein, chef du Haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme.

Signée par près de 200 associations congolaises, la lettre – dont la pétition, publiée le 20 octobre, a recueilli quelque 450 signatures – demande de « lever l'embargo » sur la base de données. Une requête notamment soutenue par le gynécologue Denis Mukwege, devenu célèbre pour avoir soigné des milliers de victimes de viols dans l’Est, instable depuis vingt ans. « Lutter contre l’impunité c’est une voie pour protéger les femmes que nous prenons en charge mais aussi une façon d’établir la paix… Partout où on a essayé de faire la paix sans justice, on voit très bien que ça ne marche pas !  », confie le médecin à JusticeInfo.

"Prudents"

Mais l’ONU juge qu’il serait dangereux de tout révéler. « Ce cas en particulier doit toujours être traité avec beaucoup de précaution », a expliqué Zeid Ra’ad al Hussein à la presse, jeudi à Kinshasa. Le Haut-commissariat « dispose d’informations d’une nature très sensible sur de nombreuses enquêtes différentes. Avant de dévoiler des informations à une instance judiciaire, quelle qu’elle soit, qui enquête sur les crimes présumés, nous devons nous assurer que la protection et la sécurité des témoins et des victimes est assurée. En l’absence d’un cadre de protection pour les victimes et les témoins, nous devons nous montrer prudents. »

Le Dr Mukwege entend ces arguments mais souligne qu’il « ne faudrait pas que les auteurs de ces crimes ne répondent pas de leurs actes ». « Il faudrait, assez rapidement quand même, engager un processus pour avoir une juridiction qui permette de juger les crimes – crimes de guerre et crimes contre l’humanité – qui ont été commis en RDC », insiste-t-il, alors que se fait attendre la mise en place de chambres spécialisées mixtes, qui compteraient entre autres des magistrats et procureurs congolais et étrangers pour juger les crimes commis depuis les années 90 dans l’ancienne colonie belge.

Pour l’ONU, garder la base de données secrète vise aussi à prévenir toute entrave à l’administration de la justice. Dans une réponse écrite à la lettre ouverte des associations, Zeid Ra’ad al Hussein précise que dévoiler la liste pourrait « contribuer à la destruction de preuves et compromettre les actions et initiatives futures, en particulier les procès visant à juger les auteurs présumés de crimes graves ». Au siège de l’ONU à New-York, un haut-fonctionnaire ajoute que le blocage résulte également des fortes pressions étatiques. « D’un côté on demande la lutte contre l’impunité, et de l’autre on se heurte à la raison d’Etat », déplore-t-il.

Qui fait barrage ? Selon lui, le groupe Afrique à l’ONU « se mobilise pour que rien ne fuite avant "d’être sûrs des faits", mais pour être sûr il faudrait déjà que les Etats diligentent des enquêtes… ». Mais ils ne se montreraient pas très pressés. « Certains Etats semblent considérer que cela [la commission de graves crimes] fait partie des pratiques de guerre et que c’est une spécialité occidentale de s’en émouvoir. D’autres Etats ne veulent pas voir le prestige de leur armée entachée par ces accusations. A la fois par nationalisme, mais aussi par souci de garder le pouvoir, l’armée étant leur base pour se maintenir. »

Pressions de la RDC, Tchad et Rwanda

Il précise que des Etats, dont la « RDC, le Rwanda et le Tchad », ont « tous fait pression de manière différente » pour s’assurer que la liste restera dans les tiroirs. Il évoque des « menaces » de retirer les troupes déployées dans des missions de la paix de l’ONU ou encore de « faire des difficultés administratives aux agences de l’ONU ». Dans ce contexte, et avec de tels enjeux à la clé, il estime que les chances que la base de données soit publiée demeurent lointaines. « Le sujet est ultra-sensible. C’est très verrouillé : à moins d’une fuite ou d’un "Snowden de l’ONU", il n’est pas à l’ordre du jour de divulguer la liste. »

Le Dr Mukwege regrette ces pressions. « Si on laisse faire, c’est une façon de dire aussi que quelqu’un d’autre, une autre armée, une autre organisation peut commettre des crimes et faire du chantage ! Je ne pense pas que pour des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocide on puisse avoir un prétexte. Il n’y a pas de prétexte. Il faut qu’un jour vienne où les gens qui ont commis ces crimes en RDC puisse en répondre. C’est la seule voie, la voie qu’on a utilisée partout dans le monde où des crimes de guerre et crimes contre l’humanité se sont commis. Le Congo ne doit pas être une exception. »

Reste que, en coulisses, la base de données est parfois utilisée. D’après la lettre de Zeid Ra’ad al Hussein, elle a permis d’« initier quelques poursuites » au niveau de la Cour pénale internationale (CPI), de juridictions étrangères dotées de la compétence universelle et, « dans une certaine mesure », des autorités judiciaires congolaises, comme la Haute cour militaire opérationnelle. « Toutefois, conclut le chef des droits de l’Homme de l’ONU, ces efforts à divers niveaux demeurant insuffisants, nous persévérons dans notre travail quotidien, notamment à travers des échanges réguliers avec les autorités congolaises. »