Au Cambodge, le parti de la démocratie directe ébranlé mais pas brisé

Au Cambodge, le parti de la démocratie directe ébranlé mais pas brisé©(Anne-Laure Porée/swissinfo.ch)
Plus d’un million et demi de Cambodgiens ont rendu hommage à Kem Ley, l’inspirateur du Parti de la démocratie directe, lors de ses funérailles, le 24 juillet dernier.
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Militant de la démocratie directe, l’analyste Kem Ley a été abattu le 10 juillet à Phnom Penh, selon un scénario qui évoque un assassinat politique. Son parti continue cependant de creuser son sillon. La Suisse elle s’inquiète des freins mis à la démocratisation du royaume et a rendu hommage à Kem Ley, avec qui elle collaborait.

«La mort de Kem Ley est une perte mais il a réveillé la jeunesse, il a réveillé des centaines de milliers de personnes, et aujourd’hui il y a de plus en plus de gens qui osent parler.» Selon Yeng Virak, président du Parti de la démocratie directe que tout le monde appelle ici le GDP (Grassroots Democracy Party), il y a des Kem Ley partout au Cambodge. Ces voix moins connues défendent les mêmes valeurs de justice, de solidarité, de non violence, de liberté et d’intégrité. Ces femmes et ces hommes qui, à leur échelle, osent critiquer l’autoritarisme du Parti du peuple cambodgien (PPC) et de son Premier ministre Hun Sen, à la tête du pays depuis plus de trois décennies.

L’opposition, également critiquée par Kem Ley lors des dernières élections législatives en 2013 pour son manque de démocratie interne, n’offrait pas, selon les fondateurs du GDP, l’alternative à laquelle tant de Cambodgiens aspirent. «Ces partis ne produisent que des suiveurs, nous, nous voulons produire de bons dirigeants» explique Yeng Virak.

Dans le bureau du Parti de la démocratie directe, son président Yeng Virak pose à coté du portrait de Kem Ley.

Un rempart contre le système de patronage

Un des défis du GDP va donc consister à s’attaquer au système clientéliste qui imprègne les relations sociales, politiques et économiques au Cambodge.  L’ONG Global Witness a ainsi dévoilé dans deux rapports en 2007 et 2016 l’ampleur de la mainmise de la famille du Premier ministre et de ses réseaux sur les secteurs clé de l’économie nationale.

Aux yeux du GDP, le seul modèle qui peut combattre le népotisme, la corruption et la culture de la menace et de l’intimidation (laquelle touche particulièrement, depuis un an, les représentants de l’opposition et de la société civile), c’est la démocratie directe. «Depuis un passé lointain, les Cambodgiens considèrent leur dirigeant comme un dieu. C’est une idéologie qui a été promue par les dirigeants. Ils se croient supérieurs, ils garantissent avenir et protection à ceux qui les suivent, et ils ont renforcé ça jusqu’à aujourd’hui. Vous pouvez appeler ça du lavage de cerveau», commente Yeng Virak.

Les graines de la démocratie à l’échelon local

A entendre le président du GDP, la réalité du Cambodge est toute autre. Au schéma pyramidal d’un pouvoir centralisé, où personne ne décide rien sans l’aval de son supérieur, se superpose celui d’une multitude de poches locales où les Cambodgiens expérimentent la démocratie au quotidien: associations ou coopératives agricoles, groupes d’épargne locaux, comités de pagodes, etc.

Dans ces structures, les représentants sont élus, leurs électeurs disposent de leviers de contrôle et les décisions sont prises collectivement. C’est à ce niveau local-là que s’enracinerait la démocratie cambodgienne.

Le GDP encourage les représentants de ces structures locales à entrer en politique. Le pas reste cependant difficile à franchir: tracas et représailles sont monnaie courante.

Dans la capitale, Phnom Penh, une femme glissait, en pleurant la mort de Kem Ley, qu’elle ne pouvait pas partager sa tristesse avec ses voisins affiliés au PPC par crainte qu’on la retire des listes électorales. En province, un chef de village PPC ne reçoit plus son salaire depuis qu’il a refusé d’empêcher son fils de rejoindre le GDP. Ainsi, le parti atteint-il seulement la moitié des 4000 membres requis pour entrer officiellement dans la course aux élections.

«Un homme de vérité» devenu un héros national

La confusion des rôles entre le parti au pouvoir, l’Etat et l’économie comptait parmi les sujets de prédilection de Kem Ley, l’analyste politique le plus populaire du pays. L’homme de 45 ans, médecin de formation et chercheur en sciences sociales, était régulièrement sollicité par les médias pour s’exprimer sur les maux du Cambodge. Il ne se contentait pas d’argumenter solidement ses critiques et d’aller faire des enquêtes de terrain, il les traduisait en recommandations constructives. Nombre de Cambodgiens le considéraient comme «un homme de vérité», proche du peuple. Son assassinat en a fait un héros national, comme l’a montré l’immense foule (plus d’un million et demi de personnes) qui a participé à ses funérailles.

Le meurtre a également accéléré les inscriptions au GDP, que Kem Ley avait cofondé en août 2015, dans l’espoir de changer les pratiques politiques de l’intérieur, et d’influencer les autres partis. Mais il avait limité son rôle à celui d’un initiateur. Il refusait alors d’être un chef de parti. Avec un certain angélisme, le GDP affirme d’ailleurs que la plus haute autorité du parti, ce sont ses membres. Conçu en fonction de certaines pratiques locales et inspiré par le modèle suisse des votations, le modèle américain des primaires et le modèle allemand de gouvernement de coalition, le GDP est un Ovni dans le monde politique cambodgien, comme dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est. Un Ovni qui tentera de convaincre aux prochaines élections communales de 2017. 

Cet article a été précédemment publié par swissinfo