Tunisie : un festival de cinéma va en prison

Tunisie : un festival de cinéma va en prison©DR
La projection dans la prison. Les visages des prisonniers sont floutés. Au premier plan Lina Ben Mhenni; A côté, un acteur du film Zizou, Taoufik Bahri
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Pour la seconde année consécutive, les Journées cinématographiques de Carthage se déplacent dans plusieurs lieux de détention. L’impact de cette initiative, inédite en Tunisie, est jugé positif, de la part des cadres de l’administration pénitentiaire et des représentants de la société civile. Notre reportage.

 

C’est une prison d’apparence presque parfaite.

Proprette, bien éclairée, fraichement peinte, ses gardiens, avenants, courtois, le sourire aux lèvres, ouvrent devant nous une poupée russe de portes blindées. Et toujours, dès qu’une porte est entrebâillée, l’autre se ferme. La prison n’aime pas les courants d’air. Les téléphones portables deviennent muets : point de réseau dans l’ensemble du rayon de cette zone. Tout semble prêt à la maison d’arrêt de Mornag (20 km au sud de Tunis), en ce lundi soir 31 octobre, pour accueillir, en marge de la 27 ème édition des prestigieuses Journées cinématographiques de Carthage, la projection du film tunisien « Zizou », une nouvelle comédie du cinéaste Férid Boughedir.

Le président des JCC, les acteurs du film, une starlette tunisienne débarquée d’Egypte, Feryel Graja, des journalistes et des cameramen, des hauts cadres de la Direction générale des prisons et de la rééducation (DGPR) et une partie du staff de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) font tous le déplacement.

La coopération déjà entamée en 2015 entre l’OMCT, la Direction générale des prisons et le festival de cinéma, se renouvelle cette année et s’enrichit de l’expérience passée pour offrir plus de films de la compétition officielle et de la section panorama dans six prisons tunisiennes, dont un centre de rééducation pour mineurs.

 Confidences d’un présumé primo-délinquant

 L’airia, comme l’appellent les prisonniers ou l’aire des brèves promenades quotidiennes a été transformée pour l’occasion en une grande salle de cinéma couverte. Sur les 700 et quelques détenus que compte la maison d’arrêt de Mornag, une des moins encombrées du pays où le taux de remplissage des lieux de détention atteint les 150%, ils sont près de 200 hommes à faire partie des spectateurs. Probablement les plus disciplinés, les plus commodes. Les hommes sont assis en groupe à l’écart du reste du public. L’ordre est assuré par les dizaines de gardiens et de policiers, debout de part et d’autre des couloirs de circulation de l’espace de projection.

La salle est survoltée. Rasés, parfumés, vêtus de leurs plus beaux atours, les détenus, arborent tous des mules en plastic aux pieds.

« On ne remet ses chaussures que pour partir d’ici, ainsi veut l’usage », explique Adel, 25 ans, qui vient s’asseoir à nos côtés obéissant à la demande du directeur général des prisons et de la réinsertion à l’adresse des détenus pour qu’ils se mêlent aux invités. Deux mois se sont écoulés depuis que Adel, chômeur, a été incarcéré. Il a été intercepté par la police alors qu’il tentait de revendre un collier volé.

« Je n’avais aucune idée sur l’origine du bijou. Je n’ai pas été impliqué dans son cambriolage. D’ailleurs mon dossier judiciaire est vierge de toute infraction. Je ne sais même pas quand je serais jugé. J’ai découvert dans cette maison des personnes qui attendent depuis plusieurs mois de passer devant les tribunaux. C’est insupportable. Les conditions de détention sont inhumaines », confie le jeune homme. Présumé primo-délinquant, Adel avoue, à mi-voix, son supplice. Il est toujours sous le choc de l’univers carcéral : le trop plein des cellules, la promiscuité, la peur, la loi du plus fort, la soupe infecte, « la sobba », comme disent les prisonniers, au goût de bicarbonate de soude, la douche froide été comme hiver…

Ses propos sont presque couverts par les discours des officiels de l’administration pénitentiaire amplifiés par les micros qui reviennent sans relâche sur « la nouvelle approche post révolution du 14 janvier ». Celle du « détenu citoyen jouissant, excepté la privation de liberté, de tous ses droits : dignité, loisir, formation, culture ».

Adel ne peut s’empêcher d’émettre un sourire crispé.

 Scènes « chaudes » : sifflets et applaudissements

 Le film démarre. Le public suit avec beaucoup d’attention les aventures de Zizou, une sorte de Candide moderne, héros fictif de la révolution malgré lui. Ce jeune diplômé chômeur, monté de son village du sud à Tunis à la recherche d’un travail, s’improvise installateur d’antennes paraboliques sur les toits. A partir de ce poste de guet, il découvre sous ses pieds un monde insoupçonné : les milliardaires, les femmes, les islamistes vivant dans la clandestinité. Un jour, depuis une terrasse du village de Sidi Bou Saïd, il tombe fou amoureux d’une jeune fille qui semble séquestrée par un groupe de mafieux proches du pouvoir (métaphore de la Tunisie captive du système Ben Ali), et à qui il rêve de rendre la liberté. Puis, soudain éclatent en Tunisie les prémices de la révolution, qui vont propulser Zizou aux devants de la place publique. Sur le ton de la légèreté et de la désinvolture, le réalisateur va jusqu'à parodier des images, des slogans et des discours se référant aux événements du 14 janvier 2011.

Même si le film semble empêtré dans de lourds clichés de tous genres, pour Gabriele Reiter, la directrice de l’OMCT en Tunisie présente ce soir-là : « l’humour et la légèreté de cette comédie sociale, qui emprunte les chemins d’une culture populaire, sont les meilleurs remèdes contre la gravité de la situation que vivent les hommes ici ».

L’ambiance est bon enfant. Prisonniers et leurs gardes rient beaucoup, sur la même cadence. Les  applaudissement et les sifflets fusent, assourdissants, lorsque les scènes se font « chaudes ». Mais le public reste de marbre à l’évocation de passages au parfum révolutionnaire…

Adel échange des rigolades et des commentaires ironiques avec son voisin de policier. Comme si les tensions entre les uns et les autres s’estompaient le temps de l’évasion cinématographique. Le débat autour du film est bref et finit par l’hymne national que convoque un détenu à la fin de son intervention aux relents patriotiques.

 Quelle continuité après les Journées cinématographiques de Carthage ?

 Lina Ben Mhenni, figure de la révolution tunisienne, bloggeuse et militante des droits de l’homme fait partie de l’assistance à la soirée des JCC à la maison d’arrêt de Mornag. Elle suivra, par la suite, avec son père, l’ancien prisonnier politique Sadok Ben Mhenni, la manifestation- dont elle relayera l’actualité sur les réseaux sociaux- dans les prisons de Borj Erroumi (Bizerte), Mahdia, Messadine, la Manouba (prison des femmes) et au centre de rééducation pour les mineurs d’El Mourouj.

Elle témoigne : « J’ai beaucoup discuté avec les directeurs des prisons. Ils m’ont tous assuré que ce type d’évènement, entamé l’année passée, et qui rompait avec la monotonie du temps carcéral et permettait d’introduire une passerelle entre le dedans et le dehors apaisait les détenus pendant plusieurs semaines et détendait l’ambiance entre surveillants et surveillés. Son impact est bénéfique sur tout le monde. Mais leur plus grand souci reste la continuité de ces interventions culturelles dans l’espace pénitentiaire. Et le reste de l’année ? s’interrogent-ils  ».

 Une autre manière d’appréhender la prison

 Lors des Journées cinématographiques de Carthage à l’intérieur des prisons de l’édition 2015, Lina Ben Mhenni avait remarqué, sur son chemin vers la salle de projection à quel point la bibliothèque de la prison des femmes de la Manouba était pauvre en ouvrages et revues. D’où le projet concocté avec son père de meubler les bibliothèques des différents lieux de détention du pays grâce à un appel à collecte qu’elle a lancé le mois de février dernier. Très vite, les dons et les colis pleuvent du monde entier.

Le père et la fille Ben Mhenni, avec le soutien de l’OMCT et un partenariat avec la Direction générale des prisons et de la rééducation viennent, de distribuer sur cinq prisons 15 000 livres et revues répertoriés selon les disciplines et les catégories d’âge.Sadok Ben Mhenni, ex opposant de gauche, qui a dû multiplier les grèves de la faim dans les geôles des années 70 pour avoir accès aux livres, croit au pouvoir de la réinsertion et de la resocialisation de la lecture. Il rêve d’accompagner la mise en place des bibliothèques des prisons d’activités culturelles multiples : ateliers de lecture animés par des comédiens, débats avec les auteurs, rencontres avec des professionnels du livre…C’est probablement ainsi qu’une autre manière d’appréhender la prison arrête d’incarner un slogan pour devenir une réalité.