Cambodge : les procès des khmers rouges en procès

Cambodge : les procès des khmers rouges en procès©DR
Deux prisonniers du camp S21
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Les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) est l’appellation donnée au tribunal créé en 2006 suite à un accord signé par les Nations Unies et le gouvernement du Cambodge. Son mandat : traduire en justice les auteurs des crimes commis sous le régime khmer rouge entre 1975 et 1979. Pendant la durée du régime, plus de 1,7 million de personnes ont trouvé la mort par suite de faim, d’exécution ou de maladie. Les Khmers rouges aspiraient à la création d’une société communiste agraire sans classes sociales. Les villes du pays ont de ce fait été évacuées par un déplacement forcé vers les campagnes, où monnaie et religion étaient bannies. Le régime représentait également une menace pour les minorités ethniques telles que les communautés vietnamiennes, la minorité musulmane Cham et les Khmer krom, qui ont subi une cruelle persécution. Bien que le Kampuchéa démocratique ait été démantelé en janvier 1979 par des troupes vietnamiennes et des rebelles cambodgiens, cette chute a aussi marqué le début d’une guerre civile sanglante qui ne s’est terminée qu’en 1999.

 

Hybride

Aujourd'hui, les CETC sont au cœur des efforts déployés par le Cambodge pour reconnaître son passé de violence politique et pour y remédier. Ce tribunal spécial intègre des institutions locales et internationales et, de par sa nature hybride, est un exemple important au sein des initiatives en matière de justice internationale. Les CETC ont été conçues comme un mécanisme spécial à l'intérieur de l’appareil judiciaire cambodgien. Leurs décisions résultent de la « majorité qualifiée » entre ses membres, nationaux et internationaux (ces derniers étant nommés par les Nations Unies). Les procédures des CETC à niveau national et local marquent la proximité entre décisions et parties concernées, tandis que la place accordée au personnel international (expérimenté) a été pensée en vue de renforcer les compétences du tribunal. Qui plus est, les CETC proposent une nouveauté : la participation des victimes constituées « parties civiles » dans les procédures, bien que le bilan en soit mitigé et que la pression pour accélérer les procédures (déjà trop longues) ait augmenté.

 

Douch

Les CETC poursuivent les anciens « hauts dirigeants » et les « principaux responsables » des crimes commis durant le régime des Khmers rouges, à savoir des crimes internationaux de génocide, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre. Le gouvernement cambodgien avait l'intention de définir le domaine de compétences des CETC afin de limiter les accusés à un nombre limité d'individus. Cette volonté résulte d’une politique de longue date de construction de la paix et de réconciliation au Cambodge, influencée par les accords de paix passées avec certains Khmers rouges durant la guerre civile des années 1980 et 1990. Tout comme les CETC l'assurent dans leur campagne publicitaire, aucun Khmer rouge de rang inférieur ne sera traduit en justice devant le tribunal. Par ailleurs, étant donnée sa nature principalement punitive, les CETC peuvent condamner les coupables à des peines de réclusion à perpétuité, mais elles peuvent également ordonner des réparations d'ordre moral ou collectif en faveur de personnes ayant été reconnues comme « partie civile » victime.

 

A ce jour, les CETC ont travaillé sur deux dossiers, tandis que deux autres en sont encore au stade de l'instruction. En 2012, Douch, le responsable du principal centre de tortures du régime à Phnom Penh (le S21), a été reconnu coupable de crimes contre l'humanité dans le dossier appelé « dossier 001 », et condamné à la prison à perpétuité. Le deuxième dossier, chargé de juger les dirigeants khmers rouges restants, a été scindé en deux procès afin d'accélérer la procédure. Le premier (« dossier 002/1 »), concerne les mouvements forcés de populations au départ de Phnom Penh en 1975. En août 2014, suite au procès « 002/1 », Nuon Chea et Khieu Samphan ont été reconnus coupables de crimes contre l'humanité et ont été condamnés à la réclusion à vie. Nuon Chea, surnommé le « frère numéro deux », était derrière Pol Pot dans l’ordre du régime des Khmers rouges, et Khieu Samphan en était l'ancien président. Le deuxième procès de ce dossier 002, qui a commencé à la fin de l'année 2014, jugera les accusations de génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge.

 

Interférence politique

Les défis que les CETC doivent sans cesse relever sont majeurs. Elles doivent tout d’abord faire face à des accusations d'interférence politique, surtout en ce qui concerne les deux derniers dossiers (« dossiers 003 et 004 »). Ces dossiers portent sur le rôle des « principaux responsables » selon le mandat des CETC. La procédure est lente et, en date du 15 janvier 2015, aucun suspect n’a été arrêté ni mis en examen. L’opposition ferme du gouvernement cambodgien dans les dossiers à venir est déterminante. En 2010, le ministre des affaires étrangères Hor Nahmong, faisant référence à l'intention du premier ministre Hun Sen d'empêcher le déroulement du « dossier 003 », a affirmé : « nous devons penser à la paix au Cambodge... ». Pour le gouvernement cambodgien, en effet, les « dossiers 003 et 004 » représentent une menace pour la réconciliation nationale et constituent un non-respect des termes régissant l'établissement des CETC auxquels ils avaient adhéré. Pour les observateurs extérieurs et les droits humains, en revanche, le progrès dans les « dossiers 003 et 004 » sont un indicateur-clé de l'indépendance de ce tribunal spécial, et sont susceptibles de léguer l’exemple d'une intervention efficace en matière de justice internationale.

 

Un autre problème qui hante le travail des CETC est la santé fragile des accusés. Deux des premiers accusés du « dossier 002 » n'ont pas pu voir la fin de leur condamnation : en novembre 2011, Ieng Thirith (ancienne première dame du Kampuchéa démocratique) a été déclarée inapte à comparaître, atteinte par la maladie d'Alzheimer, tandis que le « frère numéro trois », Ieng Sary (ancien vice-premier ministre chargé des affaires étrangères) est décédé en mars 2013. Une conscience aiguisée au sein des membres des CETC de la santé déclinante du reste des accusés, ainsi qu'une certaine frustration au sein de l'opinion publique concernant la lenteur de la procédure ont amené le tribunal de Pnhom Penh à scinder le « dossier 002 » afin d’en faciliter la gestion. Etant donné que la tâche des CETC concerne la poursuite en justice des auteurs de crimes commis quarante années en arrière, les problèmes liés au grand âge des accusés sont inévitables.

 

Santé

Le cas du Cambodge pose des questions importantes en ce qui concerne la sélectivité des interventions de la justice internationale. Etant donné que les tribunaux internationaux supposent l'obligation normative de poursuivre tous les auteurs de violations graves des droits humains, la délimitation du mandat des CETC entre 1975 et 1979 frappe en ce qu'elle ignore des périodes de grande violence et de souffrance avant et après le règne de Pol Pot. Nombreux sont les Cambodgiens qui estiment que les CETC négligent un contexte historique important de violence politique. D'une part, les contraintes (à la fois de l'étendue dans le temps du mandat des CETC et de leur domaine de compétences) montrent que les interventions en matière de justice internationale émergent en fonction des conditions politiques et ce, dans les hiérarchies de pouvoir à la fois nationale et internationale. D'autre part, il importe de se rappeler l'argument de Gregory Stanton selon lequel « la perfection est l'ennemie de la justice », et que les actions poursuivies sont un bien meilleur résultat qu'aucune action du tout.

 

Les défis que les CETC doivent relever – particulièrement en ce qui concerne la santé délicate des accusés, l'interférence politique et l'impression qu'une histoire plus large en matière de violence politique est ignorée – permettent d’envisager les résultats des CETC comme un catalyseur dans un processus plus vaste de recherche de « vérité », et comme un outil pour situer les décisions à une échelle plus large, qui vise à réparer le passé. La mise en avant des résultats au-delà des verdicts individuels reflète une approche de plus en plus pragmatique et tempérée des attentes des CETC (sans mentionner que les condamnations sont rarement à la hauteur des crimes dans ces contextes). Elle montre également le rôle central que joue la société civile cambodgienne, car elle soutient et complète la mission du tribunal. En effet, le travail des organisations de la société civile va s’avérer déterminant dans le façonnement de l'héritage des CETC.