Une Commission vérité en Espagne, pourquoi faire ?

Le premier ministre espagnol a annoncé vouloir établir une Commission vérité sur la période du franquisme. Quarante ans après l’avènement de la démocratie, le débat fait rage entre historiens sur le bien-fondé d’une telle commission, alors que les mémoires demeurent plurielles et antagonistes. Mais s’agit-il d’écrire l’histoire ou de reconnaître toutes les victimes ?

Une Commission vérité en Espagne, pourquoi faire ?©Stringer / AFP
Portrait (non daté) du général espagnol Francisco Franco
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Quatre décennies après la mort de Franco, dictateur qui dirigea le pays d’une main de fer entre 1939 et 1975, y a-t-il un sens à créer une « Commission de la Vérité » sur les crimes commis sous son égide ? Telle est la brûlante question qui se pose ces temps-ci en Espagne. Le nouveau chef du gouvernement, le socialiste Pedro Sánchez, ne s’est en effet pas contenté de promulguer, le 13 septembre par décret-loi, que la dépouille du Caudillo soit exhumée de son mausolée du Valle de los Caidos (à l’ouest de Madrid) dans les mois à venir ; il a aussi annoncé, le 31 août, sa volonté de mettre en place une « Comisión de la Verdad » – une Commission vérité.

A la différence de nombreuses autres nations ayant connu des régimes dictatoriaux dans le passé, aucun organisme de la sorte n’a vu le jour en Espagne. Ce n’est pas faute d’en avoir évoqué la possibilité, de la part de certains dirigeants, depuis le rétablissement de la démocratie en 1978. Mais aujourd’hui, pour la première fois, ce souhait est clairement exprimé au plus haut niveau. Sur le plan parlementaire, il dispose d’ores et déjà du soutien – arithmétiquement suffisant – du parti Podemos et des nationalistes basques ou catalans.

Contre l’ignorance et le déni

Autant le déménagement des restes de Franco hors de son mausolée (vers un autre cimetière) ne fait aucun doute, autant la mise en place d’une Commission vérité sur les crimes du franquisme n’est pas évidente. Elle suscite de nombreux rejets, des débats passionnés et les doutes des meilleurs spécialistes. Pour l’heure, l’idée de Pedro Sánchez s’articulerait de la façon suivante : l’institution devrait être composée de juristes, enquêteurs, historiens, psychologues et universitaires ; onze membres au total, dont trois choisis par le Parlement, deux par le pouvoir judiciaire et le parquet, un par le conseil des universités, trois par les associations de victimes, et deux experts internationaux. Toujours selon la volonté du chef du gouvernement, cette commission aurait accès à « tous les documents nécessaires, sans restriction », sans que l’armée ou une quelconque institution puisse s’y opposer, « même s’il s’agit de documents secrets ».

Parmi les spécialistes des questions de « mémoire historique », d’aucuns sont très favorables à la mise en place d’une telle commission, laquelle aurait pour mission la rédaction d’un document d’ici deux ans. Le juriste Carlos Castresana en fait partie. « Elle doit exister car la plupart des Espagnols méconnaissent l’histoire récente ou sont installés dans la négation de celle-ci », nous confie-t-il. « Pour ce qui concerne les violences commises durant la seconde République (1931-1939), ou les assassinats perpétrés par le terrorisme de l’organisation basque ETA, la vérité a été établie, les victimes ont reçu réparation. Pourquoi pas pour la dictature, responsable après la guerre civile d’un demi-million d’exilés, de milliers de fusillés et d’innombrables fosses communes sur tout le territoire ? »

Impossible vérité officielle

Mais aux yeux de la plupart des historiens, l’hypothèse de cette commission fait problème. Le premier argument est qu’elle arriverait tard. « Si on prend en compte les exemples en Argentine, au Guatemala ou en Afrique du Sud, les commissions se sont créées relativement peu de temps après les dictatures respectives », note l’hispaniste Paul Preston. Un argument que Carlos Castresana bat en brèche : « Il vaut mieux tard que jamais. Il a fallu un demi-siècle aux Etats-Unis pour reconnaître les victimes américano-japonaises internées dans des camps pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et il a fallu plus de 90 ans à l’Australie pour reconnaître les abus commis contre les Aborigènes au début du vingtième siècle. »

Parce que ce sujet est passionnel et suscite des réactions à fleur de peau de part et d’autre, il ne peut donner lieu à une vérité unique.

Deuxième argument des détracteurs de la commission : l’impossibilité d’établir une vérité officielle, d’autant qu’il ne reste presque plus de témoins, entre quatre et huit décennies plus tard. « Il faudrait de longues années pour y parvenir, tant la matière est considérable », appuie la politologue Paloma Aguilar. Et d’ajouter : « Il me paraît totalement fantaisiste qu’on puisse établir une vérité unique, complète, définitive, non controversée, une vérité qui éclipse tout récit postérieur ».

L’écrivain-historien José Alvarez Junco va même plus loin : « Non seulement ce récit officiel est irréalisable, mais il ne me paraît pas souhaitable. Je m’oppose à ce qu’on enseigne à l’école une seule vérité officielle. L’histoire en général, et cette histoire en particulier, est complexe, et encore très conflictuelle au sein de la population. Et précisément parce que ce sujet est passionnel et suscite des réactions à fleur de peau de part et d’autre, il ne peut donner lieu à une vérité unique. »

Remettre les victimes au centre

L’Espagne n’est pas le seul pays au monde à affronter ce que l’on pourrait appeler un « verrou d’impunité ». Mais, pour beaucoup, une commission composée d’intellectuels ou d’éminences n’apporterait pas grand-chose. C’est notamment l’avis d’Eduardo González, ancien haut responsable de la Commission vérité au Pérou et expert international sur les questions de justice transitionnelle. « Accumuler des connaissances sur une période déjà très documentée n’a pas vraiment de sens. Ce serait purement quantitatif.

Ce qui serait nouveau, et pertinent, c’est d’introduire une dimension qualitative. Comment ? En se souvenant qu’une commission vérité ne peut se comprendre qu’au regard des victimes », explique-t-il. « Il faut aller au-delà de la connaissance sur les crimes du franquisme, pour parvenir à la reconnaissance. Cela pourrait se faire à la faveur d’un mouvement social, qui inclue les associations de victimes. Le problème est qu’en Espagne celles-ci sont divisées sur la question. Mais il ne faut pas se tromper : il n’est pas trop tard pour agir. C’est une question de volonté collective, d’impulsion politique et d’unité entre les organisations de victimes. La vérité sur des crimes commis se construit à partir des vaincus, des perdants, des non-experts », rappelle l’expert.

Reste à voir, désormais, comment le gouvernement de Pedro Sánchez tranchera sur ce sujet très sensible.