Burundi : la commission des vérités divisées

Ses détracteurs épinglent sa composition, son mandat et son fonctionnement, à commencer par les exhumations sélectives conduites à travers le pays. Mise en place en 2014 et prolongée de quatre ans en 2018, la Commission vérité et réconciliation du Burundi est sous le feu des critiques.

Burundi : la commission des vérités divisées©Iwacu
La Commission vérité et réconciliation du Burundi a commencé à exhumer des corps en février 2017 (photo) suscitant la controverse dans un contexte politique divisé.
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Il y a quelques mois, Eric Nkeshimana est arrivé à Kampala, en Ouganda, fuyant la menace de fermeture des camps de réfugiés burundais en Tanzanie. Pour survivre, cet ancien instituteur arpente chaque jour les pistes poussiéreuses des bidonvilles de la capitale ougandaise, vendant de la friperie à la criée.

Mais, dans ses pérégrinations, l’ex-employé de l’Etat burundais reste branché sur l’actualité de son pays. Notamment sur le travail de la Commission vérité et réconciliation (CVR). « À quoi cela sert-il d’exhumer des corps de personnes massacrées il y a des années quand, au même moment, on continue d’envoyer des innocents à la mort ? », interroge-t-il, lors d’une halte pour se désaltérer. « Quel baume apportent ces exhumations au cœur d’un survivant dont les parents, tués il y a des dizaines d’années, sont exhumés au moment où il vient d’enterrer des enfants ou des frères abattus par des miliciens Imbonerakure du parti au pouvoir ? », ajoute le vendeur ambulant.

Charles Nditije, ex-président du plus ancien parti politique au Burundi, l’Union pour le progrès national (Uprona), semble être sur la même longueur d’ondes. « Nous apprenons effectivement que la CVR s’attèle spécialement à rechercher les fosses communes et à exhumer les restes des corps liés aux événements tragiques de 1972, 1988 et de 1993. C’est une bonne chose en soi, pour peu que la Commission ait les moyens d’identifier correctement les victimes, les circonstances et les présumés auteurs de ces crimes. Mais là où le bât blesse, et cela risque de disqualifier le travail de la CVR, c’est qu’elle passe à côté des fosses communes de récente date et où l’identification des victimes, des circonstances et des présumés auteurs serait plus aisée à faire. Il s’agit notamment de fosses communes liées à la crise de 2015, dont on dénombre des dizaines à travers tout le pays », affirme ce vétéran de la politique burundaise.

Exhumations sélectives

« Comme ces crimes (récent) ont été commis essentiellement par les services ou des gens mandatés par le pouvoir CNDD-FDD (Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie, parti au pouvoir, Ndlr) et qu’ils touchent davantage les gens de l’opposition et de l’ethnie tutsie, cela ne fait qu’exacerber les divisions ethniques et les rancœurs, d’autant plus que les plus hautes autorités du pays continuent à distiller des discours de haine ethnique », déclare Nditije, aujourd’hui en exil en Europe.

Toutefois la compétence temporelle de la CVR ne va pas au-delà de 2008, l’année où a pris fin la guerre civile dans ce petit pays pauvre, à cheval sur l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Est.

« Le pouvoir veut réveiller les démons et créer des tensions inter-ethniques », renchérit Pierre-Claver Mbonimpa, célèbre militant des droits de l’homme, aujourd’hui réfugié en Belgique. « Cependant, la population burundaise a atteint un certain niveau de résilience et n’est pas prête à s’entretuer pour des motifs ethniques. La milice peut le faire, mais la population des collines a dépassé ce stade. C’est regrettable que le pouvoir du CNDD-FDD utilise la CVR pour jouer cette carte, dans un contexte politico-ethnique explosif, où les plaies des crises ethniques ne sont pas cicatrisées », poursuit Mbonimpa. Il accuse par ailleurs le régime d’instrumentaliser la Commission, en cherchant, à travers ces exhumations, à mobiliser l’électorat hutu, à l’approche des élections générales prévues l’année prochaine.

Mémoire fragmentée

Pour l’ex-président burundais (avril 1994 à juillet 1996) Sylvestre Ntibantunganya, « il est inopportun de procéder aux exhumations sans avoir servi aux Burundais une lecture qui soit la plus objective possible de ce qui s’est passé ». « Il faut que les esprits soient psychologiquement préparés », conseille l’ancien chef de l’Etat, joint par téléphone au Burundi.

Vivant également au Burundi, Mgr Jean-Louis Nahimana, qui a présidé la CVR de 2014 à 2018, ne partage pas cette crainte. « Que les exhumations soient sélectives ou pas, je pense que cela relève plutôt de certains lobbies qui sont là pour influencer l’opinion pour des intérêts qui ne relèvent pas du combat pour la recherche de la vérité (…) Le travail de la Commission n’a jamais suscité de friction, ni de trouble », affirme le prélat. L’homme d’église se félicite d’ailleurs de son bilan à la tête de la Commission : plus de 70.000 témoignages recueillis, plus de 4.000 fosses communes identifiées permettant ainsi à des familles de faire enfin le deuil des leurs, plus de 20.000 « présumés auteurs » ayant accepté de témoigner.

Selon lui, le problème est qu’au Burundi, « on a toujours procédé à des lectures hutues et des lectures tutsies des événements ». « Et malheureusement, cette mémoire fragmentée, cette mémoire ethnique est encore profonde (…) Le Burundi a développé l’art de la globalisation, on n’a jamais privilégié la recherche des responsabilités individuelles ; des groupuscules de Hutus ou des groupuscules de Tutsis ont toujours perpétré des crimes et après, ils s’arrangent pour instrumentaliser le peuple en caressant la corde ethnique pour masquer leur propre responsabilité », explique le prélat.

« Tout, sauf indépendante »

Sans nier cette affirmation du prêtre, Nditije reste convaincu que « la Commission est tout, sauf indépendante ».  « Sur les treize membres qui composent la CVR, tout le monde s’accorde à dire que la grande majorité proviennent du parti CNDD-FDD ou des partis satellites ou des associations de la société civile inféodées au parti présidentiel », explique-t-il. L’opposant épingle l’actuel président de la CVR, Pierre-Claver Ndayicariye. Ce dernier était à la tête de la Commission électorale lors des scrutins de 2015 qui ont reconduit Pierre Nkurunziza pour un troisième mandat, jugé anticonstitutionnel par l’opposition et la société civile. « D’aucuns pensent avec raison que c’est en guise de remerciement que Nkurunziza l’a promu à ce poste ; ce qui constitue aux yeux des victimes des violences liées à cette élection une véritable insulte », affirme Nditije.

Pour l’activiste Mbonimpa, Ndayicariye est complice de « violations des droits civils et politiques, et par là même un des acteurs clé de la crise en cours ». « Cette commission n’est pas indépendante et ne peut pas rassurer la population burundaise », affirme-t-il, doutant que la CVR puisse avoir le courage d’entendre des opposants et des membres de la société civile en exil, comme lui.

Une CVR sans consensus

L’ancien chef de l’État, Ntibantunganya, trouve prématuré de porter un jugement sur la contribution de la CVR au processus de réconciliation nationale. Et sa composition ne pose pas problème, dit-il, puisque « les composantes ethniques du pays sont représentées ainsi que les principaux partis ». « La CVR est née dans un contexte de crise politique, un contexte très controversé, rappelle Mgr Nahimana. Il n’y a jamais eu de consensus entre l’État et une partie de la société civile et certains partis d’opposition. L’État a promu une commission qui ne tient pas compte du volet justice alors que certains partis politiques de l’opposition et certaines organisations de la société civile défendaient une commission vérité accompagnée d’un tribunal pénal. »

C’est encore sans consensus national que la loi d’octobre 2018 prolongeant de quatre ans le mandat de la CVR a étendu sa compétence temporelle à… 1885, soit la date de la conférence de Berlin sur le partage de l’Afrique par les puissances coloniales. « D’un côté, ce recadrage temporel ôte tout obstacle légal à une rétrospection sur les responsabilités de la puissance coloniale, commente Louis-Marie Nindorera, consultant burundais en justice transitionnelle. De l’autre, il ouvre la voie à un réquisitoire lourd – qui ne sera pas volé – contre la tutelle coloniale, mais qui n’ira sans doute pas sans récupération politique opportuniste. Tout cela est commode pour donner cohérence et légitimité au narratif conspirationniste et anti-néocolonialiste actuel, qui surcharge les responsabilités extérieures et minimise nos propres responsabilités à nous, Burundais, dans nos tourments cycliques », ajoute l’expert.

La colonisation, aux racines du mal

Nancy Ninette Mutoni, porte-parole du parti au pouvoir CNDD-FDD, défend l’amendement. « Pour guérir un mal, il faut s’attaquer aux racines. La plupart des problèmes sécuritaires, politiques et identitaires que connaît actuellement le pays tirent leur origine de la colonisation, on ne peut pas ignorer cela », argumente-t-elle. Niant que le parti ou le gouvernement exerce le moindre contrôle sur la CVR, elle souligne avec fierté que « cette commission qui était prévue dans l’accord de paix et de réconciliation d’Arusha de 2000 n’a pu voir le jour et se mettre à la tâche qu’après l’accession au pouvoir du CNDD-FDD ». S’agissant des crimes récents ou actuels, elle assure que « la justice burundaise travaille et est indépendante ».

Pour l’actuel président de la CVR, toutes les critiques relèvent de « la politique politicienne ». « Laissez-les parler. S’ils étaient sincères, ils vous diraient que nous travaillons professionnellement, en toute indépendance, sur toutes les victimes burundaises. Tout le pays a été affecté par les crises. Toutes familles burundaises ont perdu », affirme Ndayicariye.

Se gardant de polémiquer, le sociologue André Guichaoua, spécialiste de la région des Grands lacs, souligne la responsabilité historique que devrait porter la CVR. « Quatorze ans se sont écoulés entre la signature de l’accord d’Arusha et l’installation de la CVR. Quatre nouvelles années ont été nécessaires pour accoucher d’une loi qui élargit sa compétence temporelle au passé colonial, et rend plus problématique encore la concrétisation et l’affichage de quelconques résultats tangibles », pointe le chercheur français. « Depuis bien plus de dix-huit ans, tous les Burundais attendent des réponses aux questions qui entretiennent les incertitudes, les doutes, les non-dits et les dénis de vérité, c’est-à-dire aussi les passions et les haines qui pèsent sur les mémoires. »