Coups de feu à Mataba : « Neretse a dit qu’il ne fallait pas avoir peur »

Victimes ou bourreaux, des dizaines d'habitants de Mataba, un village au Nord-Ouest du Rwanda, ont fait des milliers de kilomètres pour témoigner devant la cour d'assises de Bruxelles qui juge Fabien Neretse, homme d’influence dans cette bourgade, accusé de crime de guerre et de crime de génocide. A-t-il soutenu les discours haineux envers les Tutsis ?

Coups de feu à Mataba : « Neretse a dit qu’il ne fallait pas avoir peur »©John THYS / AFP
Le Rwandais Fabien Neretse avec ses avocats Me Jean Flamme et Me Jean-Pierre Jacques, devant le Palais de justice de Bruxelles où s'est ouvert début novembre le procès de son rôle dans le génocide des Tutsis de 1994.
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A la mi-avril 1994, Fabien Neretse, son épouse et leurs enfants quittent Kigali, la capitale rwandaise. Ils vont s'installer à Mataba, village natal de l'accusé, où il possède un pied-à-terre. Il y est très connu et très apprécié. L’ingénieur agronome a investi des sommes non négligeables pour développer la commune. « Il ressort des témoignages recueillis sur place que l'accusé était vu comme un bienfaiteur. Grâce à lui, les habitants avaient vu l'arrivée de l'école, du centre de santé, etc. Quand Neretse revenait à Mataba, il était un seigneur en ses terres », explique l'une des enquêtrices belges.

A une date que certains situent mi-avril et d'autres plutôt fin avril, une réunion est organisée à l'école primaire de Mataba, à laquelle tous les habitants sont convoqués, en présence du préfet de Ruhengeri, du sous-préfet de Busengo et du maire de Ndusu (municipalité dont dépendait Mataba). Ces derniers, selon de nombreux témoins, encouragent les habitants à dénoncer les « inyenzi » (cafards) qui sont cachés et à démolir les maisons de ceux qui ont été tués aux premiers jours du génocide. C’est un point de départ d'une nouvelle vague de massacres dans la commune, et la cour va poser de nombreuses questions aux témoins de Mataba afin d'éclaircir le rôle qu’y aurait joué Neretse.

La population a-t-elle été incitée à chasser les Tutsis ?

Assis à une table, entre jurés et avocats, face à la présidente de la cour, les témoins jurent de dire la vérité. Ils entament leur récit, traduit du kinyarwanda au français. Ils sont unanimes pour dire que Neretse n'y a pas pris la parole. Mais les uns affirment qu'il se tenait sur l'estrade aux côtés du préfet, du sous-préfet et du maire, tandis que d'autres indiquent qu'il se tenait « assis parmi la population » ou « comme simple membre de la population ».

L'accusé, lui, dément que cette réunion a servi à attiser les conflits. Le sous-préfet de Busengo, entendu en visioconférence, conteste également ces allégations. « Cette réunion avait été convoquée par le préfet fraîchement mis en place [Basile Nsabumugisha, aujourd'hui décédé] afin qu'il se présente à la population. Il devait aussi communiquer les actions qu'il allait mener et informer les gens sur la sécurité. Les habitants devaient assurer leur propre sécurité en luttant contre des infiltrations [de membres du FPR] », se borne à dire cet ancien haut fonctionnaire, qui purge actuellement une peine de prison à perpétuité pour sa participation au génocide, et qui s'est montré réticent à témoigner en audience publique, en particulier devant la presse.

Plusieurs témoins racontent que des coups de fusil se sont fait entendre à cette réunion. « Neretse a dit que nous n'avions pas à avoir peur car ceux qui faisaient ce bruit de balle étaient ses agents », précise un seul de ces témoins, un ancien agriculteur de Mataba qui a avoué avoir commis trois meurtres et a été condamné en 1996 à 13 ans de prison, avant d'être libéré de manière anticipée en 2003. « J'ai commencé à m'impliquer dans les massacres après qu'on nous ait convoqués à la réunion. J'avais été élu comme représentant d'une cellule du secteur de Mataba. J'ai dû désigner les endroits où les Tutsis étaient cachés, sinon j'aurais été tué moi-même », affirme-t-il.

Les gardiens de l'école étaient-ils devenus des miliciens ?

Qui a tiré ces coups de feu ? Qui possédait des armes à Mataba ? La cour en vient à la seconde étape de ses questions aux témoins. Le procureur fédéral Arnaud d'Oultremont soutient que les deux armes distribuées au village de Mataba avant le début du génocide, par le conseiller de secteur (qui était le frère de Neretse), étaient entre les mains des gardiens de l'école ACEDI-Mataba, une école secondaire fondée par Neretse en 1989.

Selon l'accusé, ces gardiens ont été engagés en 1993 à la suite d'agressions d'élèves Tutsis par des élèves Hutus, et ils ont assuré leur mission de protection de la minorité tutsie au sein de l'école jusqu'à la fin de la guerre. Mais le procureur estime que ces gardiens ont petit à petit constitué une milice d'Interahamwe qui a commis de nombreux massacres dans le secteur de Mataba entre avril et juin 1994, et qui était selon lui logée et nourrie soit à l'école soit dans une parcelle proche appartenant à Neretse.

Sur ce point, les témoignages se font plus divergents. « J'allais parfois à l'école voir mon père [l'un des anciens gardiens, Ndlr]. Je voyais les nouveaux gardiens. Je les voyais se balader en dehors de l'école avec des fusils. Moi, personnellement, je n'ai pas vu de meurtres mais j'ai entendu dire plus tard dans les gacacas que ces personnes ont tué », déclare un commerçant de Mataba. « Oui, les nouveaux gardiens sont devenus des Interahamwe. Ils nous ont appris l'utilisation des fusils », s'avance un peu plus un autre témoin. « Les gardiens de l'école n'étaient pas armés. A l'école, il y avait des Hutus et des Tutsis autant dans les élèves que dans les professeurs. Et les gardiens étaient là uniquement pour défendre l'école. Les parents pensaient que leurs enfants y étaient en sécurité », le contredit une ancienne enseignante de Mataba, vivant aujourd'hui au Canada.

« Témoignage autruche », « témoignage indirect non pertinent » ou « témoignage touchant d'humanité ». Les commentaires des parties au procès fusent d'un côté et de l'autre de la barre. Les jurés, attentifs, collectent et consignent dans leurs cahiers les témoignages et les analyses qui en découlent. Durant les deux prochaines semaines, ils doivent encore entendre des témoignages d'habitants de Mataba et plusieurs témoins directs du rapt de Mpendwanzi.

L’HOMME ASSASSINÉ QUE NERETSE A CONVOYÉ

La milice d'Interahamwe basée à Mataba a perpétré de nombreux crimes selon le procureur fédéral à Bruxelles, Arnaud d'Oultremont, mais seules deux victimes ont été identifiées : Anastase Nzamwita et Joseph Mpendwanzi. Les témoignages récoltés concernant le meurtre de ce dernier sont plutôt nombreux et précis, et impliquent directement Fabien Neretse.

Joseph Mpendwanzi, un assistant médical d'origine hutue, qui était un responsable local du parti MDR (Mouvement démocratique républicain), a été enlevé le 19 juin 1994 à Nyakabanda en préfecture de Gitarama, non loin de Mataba, par des Interahamwe. Il a été emmené, ligoté, dans un pick-up Toyota blanc, conduit par Fabien Neretse, selon les témoins.

L'accusé ne conteste pas avoir véhiculé Mpendwanzi, pieds et poings liés, dans la benne de sa jeep. Mais sa version est qu'il y a été contraint par les miliciens. « Je les ai rencontrés alors que je rentrais à Mataba. Ils m'ont demandé de les conduire à Vuruga, à 30 kilomètres . C'était sur ma route. Ils étaient deux ou trois », explique Neretse. « Je réfléchissais. Je n'avais pas de pouvoir sur eux. J'ai demandé qu'ils le relâchent mais c'était trop tard, ils ont refusé ».

Le corps de Mpendwanzi, âgé alors de 57 ans et père de dix enfants, n'a jamais été retrouvé. Mais un témoin a fait de nouvelles déclarations devant la cour. Agriculteur condamné pour avoir perpétré trois meurtres, il s'est présenté comme un repenti. « J'ai plaidé coupable, j'ai demandé pardon. Aujourd'hui, je partage à manger et à boire avec les victimes », a-t-il dit. Selon celui-ci, les ravisseurs de Mpendwanzi, des Interahamwe de Mataba avec lesquels il a eu des contacts lui ont raconté qu'ils avaient placé cet homme dans un sac et l'avaient poussé du haut d'une colline.

« C'est un moment-clé pour les victimes », déclare Me Agathe De Brouwer, avocate d'une fille et d'un fils de Mpendwanzi, partie civile dans ce procès. « C'est la première fois que ma cliente entend le sort qui a été réservé à son père. » Me Jean-Pierre Jacques, l'un des conseils de Neretse, réagit. « Pourquoi le témoin dit-il tout cela 17 ans après sa condamnation et 13 ans après sa sortie de prison ? Pourquoi n'a-t-il rien dit aux enquêteurs lorsqu'ils l'ont interrogé en 2013 ? »