OPINION

L'oppression socio-économique et la nécessité de repenser la justice transitionnelle

En Afrique du Sud, les rescapés des violations de l'apartheid se sont de plus en plus focalisés sur les questions socio-économiques. Il existe des continuités, notent-ils, entre le passé colonial et celui de l'apartheid et le présent démocratique. Tout en s'appuyant sur le travail de la Commission vérité et réconciliation, ils innovent en plaçant les droits socio-économiques et les initiatives locales au premier plan de la justice transitionnelle, explique Jasmina Brankovic, co-auteure d'un nouveau livre.

L'oppression socio-économique et la nécessité de repenser la justice transitionnelle
Membres de Khulumani Western Cape, Cape Town, décembre 2015. © Khulumani Western Cape
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"Nous avons oublié que la lutte continue. Nous pensions que, une fois Mandela libre, nous aurions la démocratie, mais il n'en fut point ainsi car les pauvres sont toujours pauvres aujourd'hui et continueront de l'être." – Nomawethu C., rescapé de l'apartheid.

Malgré une transition politique tant louée en 1994, l'Afrique du Sud reste l'un des pays les plus inégalitaires du monde. Les membres du Khulumani Support Group, mouvement social national de rescapés des violations de l'apartheid, affirment que la démocratie ne peut être pleinement réalisée tant que le pays ne s'est pas attaqué à ses inégalités. Faisant le lien entre l'activisme en faveur d’une réparation pour les abus passés et le militantisme pour un changement social aujourd’hui, ces rescapés proposent une approche inclusive et transformatrice pour traiter le passé, qui va bien au-delà de la pratique actuelle de la justice transitionnelle dans le pays. Cette approche, qui n'a pas encore reçu une attention suffisante, cherche à traiter l'oppression socio-économique qui a sous-tendu l'apartheid ainsi que la marginalisation racialisée de l’après-apartheid. Les rescapés démontrent la nécessité d'efforts de justice transitionnelle reconnaissant la nature durable de la transition, se saisissant de questions liées à la transition au fur et à mesure qu'elles apparaissent, et répondant aux besoins et aux demandes des personnes les plus touchées.

L'évolution de l'activisme des rescapés de l'apartheid

Au cours des cinq dernières années, j'ai collaboré à une recherche participative avec les membres de Khulumani dans la province du Cap-Occidental. Nous avons examiné la façon dont ces rescapés comprenaient les inégalités et la violence dans le contexte de la transition sud-africaine. Notre étude montre que, depuis le début des années 2000, le mouvement s'est de plus en plus focalisé sur les questions socio-économiques, notant les continuités entre le passé colonial et celui de l’apartheid et le présent démocratique. En 2010, Khulumani a adopté la "transformation socio-économique" comme axe stratégique. Les membres de ses antennes provinciales dans tout le pays ont mis en place des projets communautaires de génération de revenus et d’entrepreneuriat social ; ils se sont engagés dans des manifestations et des actions de plaidoyer concernant l'accès à l'eau potable et à l'assainissement, et ont proposé des formations locales dans des domaines allant de l'alphabétisation aux technologies de l'information. En partenariat avec les jeunes, ils ont analysé les défis socio-économiques à travers le journalisme citoyen, le dialogue entre jeunes, les ateliers scolaires et les arts du spectacle.

Malgré ces développements, la littérature sur les rescapés de l'apartheid et sur Khulumani en tant que mouvement continue de se concentrer sur leur activisme sur les questions de justice transitionnelle telles qu'elles ont été articulées par la Commission vérité et réconciliation sud-africaine (1996-2002). Ces questions sont axées sur les réparations, les poursuites pénales, la recherche de la vérité et les réformes institutionnelles relatives aux violations de l'intégrité physique et des droits civils et politiques commises sous l'apartheid. Ce faisant, la littérature tend à limiter les membres de Khulumani à leur statut de "victimes-rescapés" d'événements passés, mettant l'accent sur leur relation à la souffrance et la victimisation, sur celle avec les autres rescapés et sur celle avec les normes et institutions dominantes de la justice transitionnelle et des droits de l'homme. Or, si ce positionnement est au cœur de l'activisme de Khulumani, les objectifs du mouvement ont évolué au fur et à mesure que le contexte sud-africain changeait. Alors que ses membres continuent de se confronter aux questions de justice transitionnelle, ils ont étendu leur action, en réponse aux expériences vécues par leurs membres vivant dans des communautés marginalisées, en particulier les femmes âgées, qui constituent la majorité de ses membres et sont touchées de manière disproportionnée par l'exclusion socio-économique.

Identifier les inégalités comme une question de transition

Les membres de Khulumani avec lesquels nous avons travaillé expliquent que leurs foyers continuent d'être soumis à un apartheid géographique, malgré la démocratisation. La plupart vivent loin des centres économiques et sont confrontés à un accès restreint à l'information, une éducation de qualité, des programmes de développement des capacités, ainsi que des possibilités d'emploi et des réseaux sociaux ancrés dans la vie économique normale. L'insuffisance des équipements sociaux dans leurs quartiers ne permet pas de remédier à ces conséquences de l'apartheid, alors que la disponibilité des terres pour l'agriculture de subsistance diminue rapidement.

En outre, les rescapés affirment que la libéralisation économique, qui a accéléré le déclin des industries à fort besoin en main-d'œuvre après l’apartheid, a entraîné des politiques économiques qui sapent l'autosuffisance et favorisent le travail salarié en même temps que l’accès à de tels emplois privilégie les travailleurs instruits et qualifiés des industries à fort besoin en capital. Malgré les promesses de la transition, ces développements, parmi d'autres qui ressortent de l'étude, ont renforcé l'inégalité racialisée et la transmission intergénérationnelle de la pauvreté dans les familles Khulumani.

Les membres de Khulumani identifient les inégalités comme un problème de transition lié aux échecs de la démocratisation. En travaillant à une transition juste, ils préconisent une transformation menée par les gens eux-mêmes, par la collaboration, l'échange de connaissances et la formation mutuelle. Ils soulignent la valeur des actions qui s'appuient sur les connaissances, tactiques et relations communautaires, qui sont souvent remarquables pour avoir été mises à l'épreuve localement. Tout en privilégiant l'expérience et les connaissances des membres de Khulumani, ils soulignent également la nécessité d'un engagement et d'une solidarité avec des communautés plus larges de Sud-Africains marginalisés de différentes origines et générations afin de faire face au legs de l'apartheid et aux problèmes contemporains. Que ces actions soient de petite ou grande envergure, les rescapés recommandent qu'elles soient conçues conjointement avec les personnes les plus touchées, en collaboration avec le gouvernement et les autres parties prenantes. En cela, elles sont à la fois un modèle et un appel à la gouvernance participative.

Aller au-delà de la Commission vérité et réconciliation

Il est important de noter que ces membres de Khulumani ne considèrent pas la CVR comme le seul ou même le principal mécanisme qui aurait pu rendre possible une transition juste en Afrique du Sud. Ils appellent à un engagement continu et permanent sur les questions de transition où l’on doit rendre des comptes, réparer, rétablir la vérité et réformer les institutions au moyen de mesures de justice transitionnelle générales, mais aussi à un engagement pour la transformation socio-économique par le biais d’une démocratie participative, de mesures de redistribution et de développement économique inclusif. Au lieu de faire une distinction entre ces deux formes d'engagement, ils soulignent qu'elles sont toutes deux nécessaires.

Tout en s'appuyant sur le travail de la Commission vérité, les rescapés la dépassent pour adopter des stratégies plus larges de traitement du passé. Ils montrent une attitude ambivalente envers l'État, affirmant qu'il a le pouvoir et l'obligation de remédier aux carences de sa politique de transition, en collaboration avec les personnes les plus touchées par celle-ci, tout en adoptant une approche pratique qui se tourne vers des actions communautaires et des partenariats avec d'autres parties prenantes offrant des possibilités d'action collective.

Aujourd'hui, les efforts de la société civile sur la justice transitionnelle en Afrique du Sud ne reflètent pas l'approche articulée par les membres de Khulumani. Nos recherches indiquent que ces efforts tendent à présenter la CVR non pas comme l'une des multiples mesures visant à remédier aux abus passés, mais comme LE mécanisme de justice transitionnelle national, dans lequel tous les autres efforts s'inscrivent. Dans la ligne de la CVR, ils se concentrent sur les questions de justice transitionnelle liées aux violations des droits civils et politiques, et continuent de mettre de côté les abus et les inégalités socio-économiques. Ils se concentrent également presque exclusivement sur l'État en tant que moteur de la justice transitionnelle, en ignorant les autres parties prenantes qui travaillent sur le traitement du passé. Ces choix stratégiques sont une réponse aux résistances du gouvernement sur la justice transitionnelle ; ils maintiennent les recommandations de la CVR comme point de départ concret des actions à mener dans le domaine. Cependant, ils rendent moins imaginatif sur ce que pourrait signifier la justice transitionnelle.

Nos recherches auprès des membres de Khulumani offrent une vision réactualisée et élargie de la justice transitionnelle en Afrique du Sud. Comme ailleurs sur le continent, la conception et la mise en œuvre des mesures de justice transitionnelle ont été dominées par des acteurs étatiques et un petit éventail d'organisations officielles de défense des droits de l'homme. Une approche plus inclusive et participative qui reconnaîtrait comme justice transitionnelle un éventail plus large d'initiatives de la société civile amènerait un ensemble d'acteurs – groupes d'étudiants, groupes de femmes, mouvements sociaux, organisations religieuses et autres collectifs, y compris les successeurs de ceux qui ont contribué à la lutte de libération – à établir des programmes et à élaborer des stratégies. Elle mettrait également en évidence le fait que la justice transitionnelle est à la fois tournée vers le passé et vers l'avenir, en mettant en avant aussi bien les aspects socio-économiques que les aspects civils et politiques et en liant plus explicitement la réparation à la transformation sociale. L'Afrique du Sud étant considérée comme un modèle de justice transitionnelle, repenser ces mesures au jour de l'activisme continu des rescapés de l'apartheid offre une opportunité nouvelle d'innover, tout comme l'avait fait la CVR dans les années 1990.


Cet article est réalisé avec le soutien de la Fondation Heinrich Böll en Afrique du Sud. L'auteure a participé au séminaire de la Fondation Robert Bosch, à Berlin en 2019, « Vérité, Justice et Mémoire ».

Jasmina BrankovicJASMINA BRANKOVIC

Jasmina Brankovic est chercheuse senior au Centre d'étude sur la violence et la réconciliation, en Afrique du Sud, et rédactrice en chef adjointe de l'International Journal of Transitional Justice. Elle est co-auteure de “Violence, Inequality and Transformation: Apartheid Survivors on South Africa's Ongoing Transition” (2020) et “The Global Climate Regime and Transitional Justice” (2018). Elle est co-éditrice de “Advocating Transitional Justice in Africa: The Role of Civil Society” (2018).