10.06.2003 - TPIR/SEMANZA - LE MAIRE« HOMMME DU PRESIDENT SUR LES COLLINES »Par Ephrem R

Arusha, le 10 juin 2003 (FH) – Il y eut d’abord Jean Paul Akayesu. Condamné définitivement à la prison à vie le 1er juin 2001, l’ancien maire de Taba (province de Gitarama, centre du Rwanda) purge actuellement sa peine au Mali.

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Premier condamné du TPIR, il est également le premier à avoir été reconnu coupable de viol par une juridiction internationale.

Ce fut ensuite le tour d’Ignace Bagilishema, ancien maire de Mabanza (Kibuye, ouest du Rwanda), acquitté définitivement le 3 juillet 2002.

Le 15 mai dernier, le TPIR prononçait le jugement d’un autre ancien maire rwandais. Condamné à 24 ans et demi de prison, Laurent Semanza fut, pendant
une vingtaine d’années, le « Grand Bourgmestre» de Bicumbi (province de Kigali rural, centre-est du Rwanda) pour reprendre le terme du sociologue français André Guichaoua.

Sept autres anciens maires sont sous les verrous au centre de détention du TPIR à Arusha (nord de la Tanzanie), dont trois déjà en jugement. Le nombre
de leurs collègues détenus dans les prisons rwandaises ou recherchés par la justice de leur pays est encore plus important.

Ils étaient environ 150 à officier au Rwanda en 1994. Aux côtés des militaires, des membres du gouvernement intérimaire et des représentants des médias, ils ont, pour certains, joué un rôle central lors du génocide. Pour bureau du Procureur du TPIR, qui vise à démontrer l’existence d’une planification généralisée des massacres de Tutsis et d’opposants hutus, le maire incarne la responsabilité de l’administration rwandaise dans les exactions commises.

Le décret-loi de septembre 1974
A partir de l’accession au pouvoir de Juvénal Habyarimana, le 5 juillet 1973, le maire rwandais voit ses pouvoirs considérablement augmenter.

Un décret-loi du 26 septembre 1974, définit le bourgmestre - le maire - comme étant "à la fois le représentant du pouvoir central dans la commune et la personnification de l’autorité communale".

Nommé par le Président de la République sur proposition du ministre de l’ intérieur, il "est chargé du développement économique, social et culturel ainsi que de l’exécution des lois et règlements" dans son entité administrative. Une autre disposition lui donne le droit "de prendre, de sa propre initiative, en cas d’urgence, des règlements de police qu’il peut sanctionner par des peines ne dépassant pas sept jours de servitude pénale et 200 francs d’amende".

Aux termes de ce même texte, le maire peut "incarcérer pour une durée maximum de 48 heures une personne causant du désordre sur la voie publique".

Enfin, le maire nomme, commande et révoque les policiers communaux, règle parfois des litiges fonciers, exécute les jugements rendus par les tribunaux
et exerce un droit de regard sur toutes activités dans sa commune. Bref, fin 1974, le maire est doté de pouvoirs administratifs et de police. Comme beaucoup d’autres dans le monde.

L’œil du Mouvement
La naissance, en 1975, du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) va le doter d’un surcroît de pouvoirs, étendus au domaine politique.

Calqué sur le Mouvement populaire de la révolution (MPR) du voisin zaïrois, le maréchal Mobutu Sese Seko, le MRND du jeune président Habyarimana
regroupe tous les Rwandais. « Tout Rwandais, quel que fût son âge, était de droit, membre du parti », rappelle la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) dans l’ ouvrage collectif Aucun témoin ne doit survivre.

Aucune activité politique n’est permise en dehors de ce parti unique dont les structures se confondent parfois avec celles de l’administration. Selon les statuts de ce "bateau unique qui nous échouera aux rivages du développement" (slogan parabolique désignant le MRND), le maire est d’office président du Mouvement au niveau de sa commune.

A ce titre, les maires vont jouer un rôle crucial dans l’implantation du MRND, notamment par le biais de "groupes-choc d’animation", en réalité des
troupes folkloriques composées d’artistes choisis par le maire en fonction de leur aptitude à célébrer le MRND et son président- fondateur.

C’est encore lui qui est chargé de la planification hebdomadaire de l’ umuganda (travail communautaire obligatoire). A la fin de chaque umuganda, il tient un meeting pour louer « le bien-aimé président ».

Selon un autre slogan de l’époque, le maire est le principal "œil du Mouvement" dans sa commune. A ce sujet, la FIDH note que « le bourgmestre informait les agents des services secrets de la présence dans sa commune de tout individu secret ».

Abusant des dispositions légales, loin du regard de l’autorité supérieure (le préfet), à la tête d’une population à majorité analphabète et plutôt préoccupée par les travaux champêtres, des maires vont ainsi régner sans partage sur leur commune, s’érigeant parfois en potentats locaux. D’autant que certains bénéficiaient d’un autre atout de taille, leurs relations avec le cercle présidentiel.

« Autorité suprême à l’échelon local, écrit la FIDH dans Aucun témoin ne doit survivre, il (le bourgmestre) était de toute évidence l’homme du
Président sur les collines ».

L’offensive du FPR
Le Front patriotique rwandais (FPR, ancienne rébellion à majorité tutsie) lance son offensive le 1er octobre 1990, à partir de l’Ouganda. L’état de siège consécutif à cette attaque va doter le maire de nouveaux pouvoirs.

Pour sortir de sa préfecture, il faut désormais être muni d’un laisser- passer délivré par le maire en personne. L’introduction de ce document aura pour conséquence de limiter les mouvements de personnes soupçonnées de collaborer avec «l’ennemi». Après la consécration du multipartisme en juin 1991, certains maires refuseront ce laissez- passer à des partisans de l’opposition, les confinant ainsi dans leur commune.

«Le couvre-feu et l’exigence du laissez-passer instaurés depuis le début de la guerre », écrit André Guichaoua dans Les crises politiques au Burundi et
au Rwanda (1993-1994), « gênent considérablement les partis d’opposition alors que (…) les propagandistes du MRND, munis d’un laissez-passer
permanent, peuvent circuler nuit et jour à travers tout le pays ». Le sociologue français ajoute que « les autorités préfectorales et municipales,
en majorité restées fidèles au régime de l’ancien parti unique, tentent de saboter les activités des partis d’opposition ».

Les maires et les massacres
Selon des organisations rwandaises et internationales des droits de l’homme comme Kanyarwanda et Human Rights Watch, certains maires iront jusqu’à éliminer physiquement des Tutsis et des opposants Hutus considérés comme une cinquième colonne. Début 1991, au lendemain d’une offensive musclée du FPR,
des Bagogwe (apparentés aux Tutsis) sont tués en préfecture de Ruhengeri (nord), notamment dans la commune Mukingo. Les associations rwandaises des
droits de l’homme mettent en cause le maire de Mukingo, Juvénal Kajelijeli, aujourd’hui en procès devant le TPIR pour génocide.

En novembre de la même année, des ménages tutsis sont attaqués dans la commune Murambi (province de Byumba, nord- est). Selon André Guichaoua, ces
attaques sont « inspirées par les autorités locales dont le bourgmestre, Jean-Baptiste Gatete », arrêté par le TPIR en septembre 2002. A l’époque, «Gatete, responsable du MRND dans la commune (…), est à l’abri des poursuites» note Guichaoua, soulignant que « ce phénomène d’impunité va s’ amplifier et donner lieu à des violences de plus en plus importantes ».

En mars 1992, des Tutsis sont massacrés dans la région du Bugesera (province de Kigali rural). Le Parti libéral (PL), une formation d’opposition bien implantée dans la région, pointe du doigt Fidèle Rwambuka, le maire de Kanzenze, une des trois communes de la région. C’est dans ce contexte de violence qu’est mis en place en avril 1992 le premier gouvernement dirigé par un premier ministre issu de l’opposition, Dismas Nsengiyaremye du Mouvement démocratique républicain (MDR).

Commissions d’enquêtes
Le nouveau gouvernement nomme une « commission nationale d’évaluation des agents de l’Etat » qui se penche notamment sur le comportement des maires,
censés faire preuve de neutralité politique en cette période de multipartisme.

Pour Kajelijeli, la commission estime que « il aurait profité de cette guerre pour faire éliminer plusieurs membres de ce groupe » (les Bagogwe), dans sa commune, et recommande son remplacement. S’agissant de Gatete, la commission exige sa suspension «en attendant qu’une enquête approfondie soit menée » sur la disparition de personnes dans sa commune.

En 1993 par une commission internationale d’enquête composée entre autres d’ Africa Watch, de la FIDH du Centre international des droits de l’homme et du
développement démocratique demandera, à son tour, le limogeage de ces deux maires et un certain nombre d’autres agents de l’Etat soupçonnés d’avoir joué un rôle dans des massacres de Tutsis ou d’opposants hutus.

L’ethnologue français Pierre Erny , dans son ouvrage Rwanda 1994, précise qu’après le déclenchement de la guerre, en octobre 1990, les services
communaux étaient impliqués dans l’élaboration de listes de personnes à tuer. « Ce sont ces fichiers et ces listes méticuleusement établis qui serviront au moment des massacres», en 1994, écrit-il.

Limogés mais toujours puissants
Certains de ces responsables administratifs, dont Kajelijeli et Gatete, seront effectivement relevés de leurs fonctions en 1993 par le gouvernement de Nsengiyaremye.

Le parquet du TPIR soutient qu’en dépit de ce limogeage, les deux hommes continueront à exercer la réalité du pouvoir dans leur commune. Selon le
Procureur, Gatete, relevé de ses fonctions en 1993, conserve « une autorité de fait sur la police communale, la gendarmerie et les milices dans les
préfectures de Byumba et Kibungo ». Il est ainsi accusé d’avoir recruté, formé et armé des miliciens Interahamwe. Sous ses ordres, ils auraient
massacré plusieurs milliers de civils Tutsis. Il aurait même ordonné aux autorités civiles de se joindre à lui pour la chasse aux Tutsis.

Pour Kajelijeli, l’acte d’accusation indique que, en raison de « liens étroits » qu’il « entretenait avec le secrétaire général national du MRND, Joseph Nzirorera », Kajelijeli « exerçait une autorité de bourgmestre de facto dans la commune de Mukingo » même après avoir été relevé de ses fonctions. Dans l’affaire Semanza qui n’était plus maire en 1994, le jugement indique notamment qu’une femme a été violée et une autre tuée le 13 avril 1994 suite à un appel lancé à la foule par l’ancien maire. Cette affirmation donne raison au bureau du Procureur qui a soutenu tout au long du procès que Semanza était resté très influent à Bicumbi.

Le sort des autres maires
Le jugement dans le procès Kajelijeli devrait être prononcé d’ici la fin de l’année. Les procès d’autres bourgmestres sont en cours, comme celui du groupe de Butare, dans lequel figurent notamment les anciens maires de Ngoma et Muganza (province de Butare, sud) Joseph Kanyabashi et Elie Ndayambaje.

D’autres encore, détenus par le TPIR, n’ont pour l’instant fait que leur comparution initiale. Mis à part Gatete, il s’agit de Jean Mpambara, ex-maire de Rukara ( Kibungo), Sylvestre Gacumbitsi de Rusumo (Kibungo) et Paul Bisengimana de Gikoro (Kigali rural).

Aujourd’hui, au Rwanda, les communes, entités administratives dont ils étaient responsables, parfois tout-puissants, n’existent plus. Elles ont été remplacées par des «districts», dirigés par une sorte de gouvernement local dont le maire coordonne les activités. En vertu de cette réforme administrative, les principales décisions sont prises par l’équipe dirigeante de la commune élue par un collège électoral. Le nouveau régime assure avoir ainsi mis fin à «l’ère du bourgmestre faisant la pluie et le beau temps ».

ER/CE/GF/FH (KJ’0610)