10.02.2003 - TPIR/TEMOINS - LA PROBLEMATIQUE DE LA PROTECTION DES TEMOINS AU TPIR

Arusha, le 10 février 2003 (FH) - Une polémique engagée le 14 janvier dernier au lendemain de la reprise des audiences dans le procès des médias a relancé le débat sur la problématique de la protection des témoins qui comparaissent devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). A cette occasion, le procureur avait demandé que la défense de Hassan Ngeze, un des trois accusés dans ce procès, soit sanctionnée pour avoir contacté un de ses témoins protégés.

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Les avocats de la défense avaient vigoureusement contesté la thèse du procureur, affirmant d’une part que le témoin les avait contactés, non l’inverse, et d’autre part que le témoin concerné cessait D'être un témoin protégé du procureur dès lors que celui-ci avait renoncé à le citer à la barre.

Rendant leur décision le 17 janvier, les juges suivaient les dispositions de l'article 69 du Règlement de procédure et de preuve du TPIR, selon lequel les mesures de protection sont applicables "jusqu'au moment où la Chambre en décide autrement".

Selon cette décision, un témoin qui n'a pas été cité au cours de la phase du procès peut l'être à un stade ultérieur, par exemple en cas de réplique du
procureur ou encore lors de l'appel ou de la demande de révision du jugement.

La protection des témoins est un système largement utilisé au TPIR, compte tenu du contexte très tendu au sein de la communauté rwandaise post-génocide et des craintes subséquentes de représailles. C’est aussi une des spécificités du TPIR. En effet, les mesures visant à protéger les témoins n’existent que dans quelques systèmes juridiques nationaux, et souvent dans des cadres précis. Ainsi, en Italie, seuls les témoins déposant dans des
procès liés à la mafia sont protégés. Les systèmes anglo-saxons, notamment britannique et américain, prévoient également des mesures de protection des témoins. Mais elles ne sont qu’exceptionnellement appliquées.

Le système juridique rwandais dispose, lui aussi, de cet outil, mais uniquement pour les procès pour viol ou liés à la sécurité nationale. En revanche, le système français ne connaît pas la protection des témoins, et l’Afrique du Sud, au cours des procès de la Commission Réconciliation et
Vérité, n’a pas non plus utilisé cette mesure.

Une section ad hoc
Pour gérer cette spécificité, le TPIR dispose D'une section "assistance et protection des témoins" créée et placée sous l’autorité du greffier. La section a D'abord fonctionné comme un service unique avant d’être scindée en deux unités : une pour les témoins du procureur, l'autre en charge des témoins de la défense. Et l'article 69 du Règlement du TPIR détermine les circonstances dans lesquelles les parties demandent la protection des témoins. Quant à l'article 75, il détaille les mesures spécifiques que peut ordonner une chambre.

C'est à l'initiative du parquet ou de la défense que les juges sont saisis des requêtes en protection des témoins. La chambre évalue alors les risques qu'ils courent et ordonne les mesures qu'elle juge appropriées. Celles-ci sont ensuite exécutées par la section D'assistance et de protection des témoins.

Selon l'article 75 du Règlement, il est prévu, entre autres mesures, la suppression, dans les dossiers du Tribunal, du nom de l’intéressé et des
indications permettant de l’identifier, la non-divulgation au public de toute pièce du dossier identifiant la victime ainsi que l’utilisation, lors des témoignages, de moyens techniques permettant d’altérer l’image ou la voix ou d’un circuit de télévision fermé.

La deuxième chambre du TPIR a par exemple utilisé le brouillage de la voix d’un témoin protégé le 24 septembre 2002 dans le procès de l'ancien maire
Juvénal Kajelijeli. Quatre ans plus tôt, cette même mesure avait été adoptée dans le procès de l'ancien préfet de Kibuye, Clément Kayishema.
l'année dernière, dans le procès des médias, la première chambre a autorisé un témoin (surnommé X pour la circonstance) à déposer par vidéo-conférence à partir de la Haye parce qu'il craignait de se rendre à Arusha.

Le règlement prévoit également l’emploi d’un pseudonyme et, le cas échéant, la tenue d’audiences à huis-clos. l'usage D'un pseudonyme est pratiquement la règle pour des témoins des faits qui ont peur D'être identifiés.

Les vrais noms et adresses des témoins protégés sont communiqués aux parties à des dates ordonnées par les chambres, à l'approche de leurs dépositions.

Dans le procès des médias, par exemple, des déclarations non "caviardées" (qui ne dissimulent pas l'identité) des témoins de Hassan Ngeze sont
communiquées au procureur quatorze jours avant leur audition. A chaque affaire donc, une ordonnance spécifique. S'agissant du huis-clos, il est régi par l'article 79. La chambre donne les motifs de sa décision. Le principe est bien entendu la publicité des débats.

Il a été cependant constaté que certaines chambres, comme la deuxième, utilisent fréquemment le huis-clos, alors que la première, l'utilise le
moins possible, recourant par exemple à l'écrit lorsque l'identité du témoin risque D'être dévoilée.

Au cours des dépositions, les témoins protégés sont installés devant un rideau opaque. Ainsi, ils ne sont visibles que des seuls juges et des
parties, mais pas de la galerie publique dont ils sont séparés par des vitres blindées. Et, tout le temps qu’ils résident à Arusha, ils sont
hébergés dans des maisons sécurisées (safe house), connues du seul service de protection.

Il est certain que, sans ces mesures de protection, le nombre de témoins des faits, à charge comme à décharge, serait largement réduit et que les juges
comme les parties auraient beaucoup plus de mal à remplir leur mission. Car, comme aiment le rappeler les parties en sollicitant des mesures de
protection, le témoin est au cœur de la procédure judiciaire : sans lui, il n'y aurait pas de procès.

Environ 250 témoins
La protection des témoins est donc une problématique complexe et sensible au sein du Tribunal. Pour plus de transparence, celui-ci a établi un bilan
officiel des activités de la section Protection des témoins. Ce bilan indique notamment que "malgré la situation d’insécurité prévalant dans certains pays de résidence des témoins, ainsi que les dispositions compliquées à prendre pour organiser les voyages dans la région des Grands Lacs, la section a réussi à faciliter les voyages d’environ 250 témoins (à charge et à décharge) à Arusha à partir d’une quinzaine de pays africains, européens et américains. Dans le cadre d’un programme de post-procès, plus de 20 témoins à risque ont déjà été réinstallés, certains en dehors du Rwanda et d’autres à l’intérieur même du pays".

"l'intervention de la section dans les pays d’accueil des témoins a permis de résoudre certains problèmes juridiques et pratiques d’immigration avec les gouvernements concernés, dans des cas où les dits témoins ne disposaient ni de papiers d’identité, ni d’un permis de séjour valable ou ne jouissaient
pas d’un statut régulier et, de ce fait, ne pouvaient pas entreprendre un voyage international.", explique-t-on au Tribunal.

Le TPIR fait également remplir un formulaire aux témoins à l’issue de leur séjour à Arusha. Selon des statistiques établies par le Tribunal, 91% des témoins ont répondu être satisfaits des soins et de l’accompagnement avant et pendant leur séjour à Arusha.

Mais ce bilan et ces statistiques sont pondérés, en ce qui concerne les victimes du génocide ayant accepté de venir témoigner devant le TPIR, par un
rapport de situation publié en octobre dernier par la Fédération internationale des Ligues et associations de défense des droits de l'homme (FIDH), intitulé « Entre illusions et désillusions : les victimes devant le TPIR ». Motivé par la « crise des témoins » survenue au TPIR début 2002, et au cours de laquelle « les associations de victimes ont annoncé l’arrêt complet de leur collaboration avec le TPIR et les autorités rwandaises ont modifié les formalités exigées pour le départ des témoins », occasionnant le report de « plusieurs procès […] en raison de l’absence des témoins à charge », ce rapport propose « d’analyser les problèmes que rencontrent actuellement les victimes qui ont été ou seront des témoins devant le tribunal. »

Le rapport indique d’une part que l'anonymat offert n'est que relatif.
D'après la FIDH, " il est très difficile de garder la confidentialité de l’identité des témoins, qui quittent leurs collines pendant plusieurs semaines, d’autant plus que les rescapés - et donc les témoins potentiels -de tel ou tel fait sont assez connus par leur entourage. D’autre part, l’accusé connaît l’identité de tous les témoins et peut facilement entrer en communication avec ses parents au Rwanda. La confidentialité est donc une notion théorique, qui ne confère qu’une protection très limitée."

D’autre part, le rapport met en lumière certaines insuffisances quant à la protection effective des témoins, principalement dès qu’ils retournent sur le sol rwandais : « Alors que la protection implique des mesures d’encadrement et d’accompagnement avant et pendant le séjour à Arusha et pendant le voyage de retour, cette protection n’est pas étendue à la protection physique après le retour au Rwanda. Or, c’est pourtant à ce niveau que la majorité des problèmes de sécurité semble se poser ». Au Rwanda, la protection des témoins incombe en effet entièrement aux autorités rwandaises.

Les fonctionnaires du TPIR rencontrés par les enquêteurs de la FIDH ont reconnu qu’il y a eu certains problèmes et ont confirmé avoir essayé d’y remédier. Ils considèrent en revanche que d’autres critiques ne sont pas fondées, proviennent d’une mauvaise compréhension du mandat du TPIR ou sont exagérées, généralisées, voire instrumentalisées.

S'il est vrai que dans le passé le cas D'un témoin tué quelque temps après avoir déposé à Arusha a été évoqué, il n'a pas été établi que ce meurtre
était lié à son témoignage. Conçue à l'origine comme une mesure applicable en des circonstances exceptionnelles, la protection des témoins s'est finalement imposée comme une nécessité, compte tenu des réalités du terrain.

Toutes les parties rivalisent actuellement D'ardeur pour en défendre le bien-fondé. Le Tribunal a beaucoup évolué depuis ses plaidoiries musclées des premières heures au cours desquelles les avocats de la défense et les représentants du parquet étaient presque à couteaux tirés, les uns dénonçant
le risque de "protéger les dossiers de l'accusation des investigations légitimes de la défense", les autres celui de servir "de parapluie contre D'éventuelles poursuites judiciaires."

AT/CE/GF/FH (TM'0210A)