Premier témoin du parquet, Alison Des Forges, historienne américaine et activiste des droits de l'homme, était alors encore en pleine déposition.
Citée comme expert depuis la reprise du procès le 2 septembre dernier, Mme Des Forges est conseiller principal pour la division Afrique de l'organisation internationale des droits de l'homme, 'Human Rights Watch'. Elle a publié plusieurs rapports et ouvrages sur la situation des droits de l'homme dans la région des Grands Lacs, notamment au Rwanda et au Burundi.
Calme et perspicace, cette historienne devenue adepte des droits de l'homme en Afrique a effectué plus de trente séjours au Rwanda où elle s'est rendue pour la première fois en 1967. Son livre sur le génocide rwandais de 1994, intitulé 'Aucun Témoin Ne Doit Survivre', a été primé aux Etats Unis comme une des meilleures publications de l'année 1999.
Reprise difficile du procès
La reprise de ce procès fut d’abord marquée par de longs débats"techniques" entre le parquet et la défense avant que l’ interrogatoire de Mme Des Forges par le procureur ne débute réellement.
En effet, la défense a d’emblée contesté le statut d’expert de Mme Des Forges, particulièrement ses connaissances en matière militaire. "Je suis compétente en tant qu'historienne capable de décrire des événements militaires et politiques, et pas en rapport avec des questions techniques telles que l'armement", réagit le témoin.
Le point de mire de la défense est l'ouvrage même de l'expert, 'Aucun Témoin Ne Doit Survivre', sur lequel porte son rapport D'expertise. "Mme Des Forges n'est pas l'auteur de ce livre", fait remarquer un des avocats, expliquant que le témoin n'a fait que "rassembler" ou "rédiger" des éléments qui ont été compilés par des
équipes de 'Human Rights Watch' et de la Fédération Internationale des Droits de l'homme' (FIDH).
La chambre mettra trois jours à se prononcer, décidant finalement que le témoin est retenu comme expert en histoire du Rwanda, et qu'elle est également habilitée à émettre des opinions sur les événements tragiques de 1994, en raison notamment de son expérience en matière de droits de l'homme
au Rwanda.
La défense se plie à cette décision, mais engage ensuite la chambre dans de longs débats juridiques sur la nature des documents que le procureur entend introduire en preuve. La toile de fond de ces objections est que l'expert ne doit pas être autorisée à baser ses opinions sur des documents dont elle n'en est pas l'auteur.
Le "procès des militaires" regroupe l'ancien directeur de cabinet au ministère de la défense, le colonel Théoneste Bagosora, l'ancien responsable des opérations militaires à l'Etat major de l'armée, le général de brigade Gratien Kabiligi, l'ancien commandant de la région militaire de Gisenyi (ouest du Rwanda), le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva, ainsi que l'ancien commandant du bataillon para-commando de Kigali, le major Aloys
Ntabakuze. Ils sont notamment accusés D'entente en vue de commettre le génocide et de crimes de guerre. Ils plaident non coupables.
Stratégies du procureur et de la défense
Les observateurs estiment que le procès des militaires est l'un des plus importants dont le TPIR ait été saisi à ce jour. Les quatre officiers des ex-Forces armées rwandaises (ex-FAR) sont en effet considérés par le parquet comme les principaux responsables de la tragédie rwandaise qui a emporté la vie D'un million de personnes D'avril à juillet 1994.
l'accusé principal est, sans conteste, le colonel Bagosora, perçu par l'accusation comme "le cerveau du génocide". Le parquet allègue en effet qu'au lendemain de l'attentat contre l'avion du président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994, Bagosora est devenu "l'homme le plus puissant du pays", qui a "de facto" pris le contrôle des affaires politiques et militaires du Rwanda.
C'est D'emblée ce que cherche a démontrer le procureur, Me Osuji : les accusés avaient mis sur pied et adhéré à un plan visant l'élimination des Tutsis depuis le
début des années 90. La défense, quant à elle, semble dans un premier temps animée du souci de définir et circonscrire les causes lointaines de la crise
rwandaise, s'attardant sur des faits historiques de la période monarchique et de la révolution de 1959.
La défense se base, entre autres, sur une opinion émise par Mme Des Forges, selon laquelle la chute de la monarchie en 1959 a constitué une "phase cruciale", et que la polarisation entre Hutus et Tutsis dans des camps politiquement ou socialement opposés en est une conséquence directe.
l'avocat martiniquais de Bagosora, Me Raphaël Constant, insiste longuement sur des sujets découlant de ces observations pour n'aborder des questions en rapport avec les faits imputés à l'accusé que vers la fin du contre-interrogatoire. Il n'a pas encore épuisé ses questions quand la chambre lui enjoint de conclure rapidement pour laisser la place à ses confrères. Il n'y pas que Bagosora, "il faut avoir à l'esprit que trois autres conseils vont suivre", interpelle le juge président, George Lloyd Williams de Saint Kitts et Nevis.
"Bagosora n'était pas l'homme clé de la crise rwandaise"
Lors de son contre-interrogatoire, Mme Des Forges appuie la thèse du procureur et affirme que "[Bagosora] a joué un rôle majeur" entre le 6 avril et le 17 juillet 1994, puisqu' "il avait la charge des forces armées". l'accusation évoque par ailleurs une réunion tenue dans la nuit du 6 au 7 avril à l'état major de l'armée, peu après l’attentat contre l'avion présidentiel, à laquelle auraient participé 16 hauts officiers des ex-FAR, sous la présidence de Bagosora. Le but de cette réunion aurait été D'élaborer "un plan D'action" pour combler le vide politique survenu après la mort du président.
La défense conteste cette thèse à plusieurs égards. En premier lieu, Bagosora était un militaire retraité à l'époque des faits qui lui sont reprochés. Ensuite, il ne s'est pas mis en avant pour convoquer la fameuse "réunion de crise" dont fait état le parquet, mais en a été informé par le chef D'Etat major de la gendarmerie D'alors, le général Augustin Ndindiliyimana. Enfin, en réponse à l'expert qui explique que Bagosora a présidé la réunion alors qu'il n'était pas le plus gradé des officiers présents, contrairement à la pratique militaire habituelle, Me Constant réplique que son client a participé à cette réunion "non en tant que colonel
de l'armée, mais en qualité de directeur de cabinet ayant rang de ministre". La défense rappelle en outre que l'accusé n'avait bénéficié D'aucune promotion particulière durant cette période tumultueuse.
En tout, il aura fallu près D'une semaine pour que la défense de Bagosora clôture, de manière un peu précipitée, le contre-interrogatoire de Mme Des Forges. Pourtant, la chambre avait averti que cet exercice devait se compléter le 26 septembre pour toutes les équipes de défense, afin de permettre à l'expert de vaquer à ses occupations professionnelles.
l'audience a donc été suspendue, conformément au calendrier du TPIR, alors que le second conseil, l'avocat franco-togolais de Kabiligi, Me Jean Degli, venait D'entamer son contre-interrogatoire. En outre, à la reprise du procès, le 18 novembre prochain, plusieurs jours seront d’abord nécessaires pour que toutes les équipes de défense testent la crédibilité de l'expert. Les avocats ont d’ailleurs déjà fait valoir qu'aucun témoin des faits ne devrait être appelé à la barre avant la fin de la déposition de l'expert.
l'accusation entend faire comparaître au moins 250 témoins, dans une affaire dont les observateurs estiment qu'elle devrait durer au moins deux ans.
Le procès des militaires se déroule devant la troisième chambre de première instance du TPIR, comprenant outre le juge Williams, les juges
slovène, Pavel Dolenc, et sénégalaise, Andrésie Vaz.
GA/FH (ML-0927A)