LES VICTIMES SILENCIEUSES DU GENOCIDE Par Gabriel Gabiro

Kigali, le 18 novembre 2003 (FH) - Pendant les massacres perpétrés au Rwanda entre avril et juillet 1994, des milliers de femmes et de jeunes filles tutsies ont subi des viols collectifs, ont été mutilées puis abandonnées, la plupart du temps sous les yeux de leurs enfants. Neuf ans après le génocide, certaines d'entre elles sont mortes en silence du SIDA ou d'autres blessures reçues lors de ces supplices, d'autres vivent dans un état de pauvreté extrême, sur des lits d'hôpitaux, souvent sans ressources ni espoir.

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Pourtant, quelques-unes, ont redressé la tête et commencent à s'entraider pour s' efforcer de reconstruire leur vie ou, au moins, de sauver celle de leurs enfants.

"J'ai rêvé de la mort"
En 1994, après quatre années d'école secondaire, Eugenia Muhayimana, une jeune Tutsie de 22 ans originaire d'une province rurale du Rwanda, a la chance de se voir offrir un travail à mi-temps à Kigali. Elle enseignera le français au fils d'un homme d'affaires de la capitale.

Ses cours ne durent que deux semaines. Le quartier chic de Kimihurura où elle travaille et habite avec la famille de son élève est l'un des premiers à connaître les violences du génocide.

Très vite, à Kimihurura comme dans la plupart du pays, les milices, certains habitants et, parfois, des policiers et des soldats s'emparent des rues.
"Ils étaient si nombreux. On aurait dit des fourmis. Des employés de maison, des jardiniers et tant d'autres du quartier", se souvient Muhayimana en évoquant la horde qui l'a poussée hors de sa chambre. En tant que jeune Tutsie, elle représente une cible idéale.

Les jours suivants, elle est violée par ses kidnappeurs. "Ils étaient une vingtaine, peut-être," raconte t-elle, retenant ses larmes avec peine.
Trois mois plus tard, alors que les troupes du FPR remportent la bataille de Kigali, les assaillants, en compagnie d'autres milices, forcent Muhayimana à les suivre dans leur longue fuite hors du Rwanda vers les jungles du Zaïre.

Ce n'est qu'en novembre 1997, après l'attaque de l'est de la RDC par l' actuelle armée rwandaise qu'elle réussit à échapper au vagabond trentenaire qui avait fait d'elle une esclave.

Le 11 du même mois, Muhayimana est de retour au Rwanda. Elle ramène avec elle deux jeunes enfants issus des viols à répétition qu'elle a subis, et le SIDA. Toute sa famille a été tuée dans les collines de Bisesero, à l'ouest.

"J'ai frappé à une porte pour demander de l'aide. Une gentille femme m'a donné un toit. Je ne l'avais jamais rencontrée auparavant. Je n'avais pas de travail pour nourrir mes enfants. Je commençais à me sentir faible à cause du SIDA. Je faisais des cauchemars sur la mort, de ma vie au Congo, des violences sexuelles, des écorces d'arbre dont je me nourrissais"

Un accueil difficile
Comme Muhayimana, son hôte a été violée, même si elle a été plus chanceuse et n'a pas été contaminée par le SIDA. Elle habite sur une colline proche de Kigali, dans un lotissement fourni aux victimes de viols par une ONG locale, Rwanda Women's Network (le Réseau des femmes rwandaises).

"Elle n'arrêtait pas de me demander si j'avais le SIDA. Mes faiblesses continuelles et mon apparence physique l'inquiétaient", se souvient Muhayimana. "J'avais peur de lui dire la vérité. J'avais peur de la réaction de la communauté s'ils découvraient que j'avais été violée et que j'avais contracté le SIDA. Ici, les gens vous abandonnent, dans ces cas".

De fait, parler de sexe au Rwanda est tabou. Tout comme l'est l'aveu de violences sexuelles subies. La plupart des victimes de violences sexuelles préfèrent se taire pendant toute leur vie, se croyant ainsi à l'abri.

"Puis j'ai rencontré cette autre femme. Elle vivait elle aussi dans le lotissement", explique Muhayimana. "Je lui ai raconté comment j'avais été violée. Elle m'a beaucoup soutenue. Après plusieurs de ces rencontres, elle m'a demandé si j'avais fait un test de dépistage du SIDA. Je lui ai menti. Je lui ai dit que je n'en voyais pas l'utilité puisque je n'avais pas le SIDA."

"Elle comme, j'imagine, tout le monde, pouvait voir que j'étais malade. Mais je disais que j'allais bien. Elle m'a dit qu'elle était séropositive et qu' elle aussi avait été violée collectivement au cours du génocide. Si j' acceptais de parler et de partager mes expériences avec des femmes qui avaient subi le même sort, m'a t-elle dit, je me sentirais plus forte".

"J'ai finalement pris mon courage à deux mains et je lui ai tout raconté. J' en ai aussi parlé à la personne qui m'hébergeait". C'est ainsi que Muhayimana évoque le difficile aveu qui allait changer sa vie.

"A partir de là, mon hôtesse a eu peur de moi". Après une courte période au cours de laquelle cette dernière passait la plupart du temps dans la maison de son fils dans un autre quartier de Kigali, elle a finalement déménagé pour de bon, laissant Muhayimana de nouveau seule.

Le village de l'espoir
Muhayimana a alors rejoint Rwanda Women's Network (RWN). L'organisation rassemble les femmes victimes de violence sexuelles pendant le génocide. Mise sur pied en 1997 par quelques activistes charismatiques des droits de la femme comme Mary Barikungeri, RWN s'occupe aujourd'hui de quelque 500 femmes. L'organisation leur apporte une aide psychologique, des médicaments pour traiter ou guérir les diverses maladies dont elles souffrent, la plupart du temps liées au SIDA. Ses membres se rencontrent pour partager leurs expériences.

"Cela m'a beaucoup aidé", raconte Muhayimana. "Nous prenons soin les unes des autres. Nous nous entraidons pour trouver de la nourriture et d'autres choses essentielles". "Le plus important pour moi est de voir mes enfants grandir et aller à l' école", confesse Muhayimana.

Laurencia Mukamuranga, la femme qui a encouragé Muhayimana à parler et qui l 'a aidée quand elle s'est retrouvée seule avec ses enfants, est également pensionnaire du Village de l'espoir.

A 44 ans, Mukamuranga, mère de six enfants, est une grande femme charpentée. Elle aussi a subi une expérience traumatisante. "J'ai été violée presque quotidiennement par des groupes de mon quartier pendant le génocide". La tête dans les mains, elle ajoute : "Ils l'ont fait devant mes enfants".

Mukamuranga fut l'une des premières à évoquer la condition de ces femmes. "Partager le récit de ces expériences, même si c'est douloureux, est la meilleure manière de guérir. Nos familles ont été tuées. Nous n'avons personne d'autre à qui parler."

"Heureusement, les gens qui habitent ici (au Village de l'espoir) comprennent notre situation. Ils sont gentils avec nous et nous parlent librement. C'est beaucoup plus dur pour d'autres femmes ailleurs dans le pays", explique Mukamuranga.

Au Rwanda, des milliers, peut-être des dizaines de milliers de femmes se taisent sur les violences sexuelles subies au cours du génocide, effrayées ou simplement incertaines de ce qui pourrait leur arriver si elles en parlaient.

En 1999, AVEGA (une organisation de veuves du génocide qui a également mis sur pied un programme d'assistance aux victimes de violences sexuelles) a mené une enquête dans les provinces de Kigali, Butare et Kibungo sur la violence sexuelle pendant le génocide. Après avoir interrogé 951 femmes, AVEGA a conclu que, dans ces provinces, 39.3% des femmes tutsies avaient été victimes de ce type de violence. En revanche, il n'existe aucun chiffre, ni même d'estimation du nombre de celles qui auraient contracté le SIDA suite à un viol pendant le génocide, ou de celles qui en seraient mortes.

Parmi les membres d'AVEGA, plus de 500 victimes de viol sont séropositives. Ailleurs au Rwanda, il existe d'autres organisations similaires, de moindre importance, dont le but est de venir en aide à ces victimes. La bien-nommée SUBIR'USEKE (sourire à nouveau), par exemple, regroupe plusieurs dizaines de victimes de viol en 1994 qui se battent pour mener une vie normale à Rwamagana, à l'est du pays.

"Nous n'aurons peut-être jamais d'idée précise du nombre de victimes de violences sexuelles pendant le génocide", confirme Mary Barikungeri, directrice de RWN. "La plupart de ces femmes ne sont capables d'en parler qu 'après avoir reçu une aide psychologique appropriée. Et il existe très peu de ressources au Rwanda dans ce domaine. L'incapacité dans laquelle nous nous trouvons d'aider réellement ces femmes est très frustrante », conclut-elle.

La viol en tant qu'arme
Les activistes des droits de l'homme et les juristes s'accordent pour dire que le viol pendant le génocide rwandais ne ressemble pas aux autres exemples de violences sexuelles en temps de guerre. "Le viol a été utilisé sur une grande échelle, avec le consentement des autorités, afin de détruire la dignité des femmes tutsies", explique Tom Ndahiro, chef de la Commission Nationale des Droits de l'Homme Rwandaise. "Cela s'est aussi manifesté par les objets utilisés par les miliciens, tels que des bouts de bois aiguisés et des bouteilles, pour mutiler les parties génitales des femmes tutsies," ajoute t-il.

En septembre 1998, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) reconnaissait coupable de viol en tant que crime contre l'humanité Jean Paul Akayesu, l'ancien maire de la commune de Taba (centre du Rwanda). Pour la première fois, une cour internationale rendait un tel jugement. Depuis, de nombreux autres meneurs ont aussi été reconnu coupable du même chef d' accusation par des cours de justice rwandaises, en relation avec le génocide.

Aujourd'hui, Muhayimana rit, plaisante et même rêve de nouveau. « Tous mes efforts vont vers mes enfants. Je voudrais qu'ils aillent à l'école et je fais tout mon possible pour qu'ils puissent avoir une vie meilleure que la mienne », explique t-elle. Même s'ils sont nés d'un viol.
CE/GG/FH(GE'1118e)