LE PLUS GRAND PROCES POUR GENOCIDE DU MONDE, VU DE L’INTERIEUR

Gikonko, le 25 septembre 2003 (FH) – A 130 kilomètres de Kigali, dans une salle polyvalente mal éclairée, quelque 300 personnes se pressent, le 31 juillet, pour essayer de trouver la meilleure place pour apercevoir les juges. La moitié de ce “public” de cette cour de fortune est composée d’hommes et de femmes accusés d’avoir organisé et perpétré le massacre d’environ 50 000 de leurs voisins tutsis, au cours du génocide de 1994.

4 min 30Temps de lecture approximatif

Le juge président appelle au silence avant d’entamer la lecture du nom des suspects dans le plus grand procès pour génocide mené au Rwanda, et au monde. Il regroupe 142 accusés. Certains appartenaient au “gratin” de ce village, il y a neuf ans : le chef de l’Eglise anglicane, le chef de la police, le directeur de l’école primaire, des commerçants, des fermiers, des familles entières…

Les crimes qui leur sont reprochés vont du génocide au pillage, en passant par l’entente en vue de commettre le génocide, la complicité de génocide et le viol. Quelques-uns des meurtres allégués auraient été commis par des individus, mais la plupart des actes d’accusation concerne en fait des groupes de personnes qui auraient agi sous l’influence des milices Interahamwe. Selon le procureur, les meurtres auraient été perpétrés avec toute sorte d’armes basiques : machettes, haches, bâtons cloutés, pilons et bambous taillés.

« Tel que vous me voyez, ici, je suis le seul survivant de ma famille, » déclare Paul Murenzi, 38 ans. « Tous les autres ont été tués par certains de ces individus ». Il désigne notamment un vieil homme parmi les suspects, qu’ il identifie comme un ex-instituteur du village.

Le juge président débute enfin la lecture des jugements, au milieu d’appels, émanant autant de suspects que du public au fond de la salle, l’enjoignant à élever la voix. Le juge essaie d’utiliser un petit mégaphone, qu’il abandonne après avoir lu une page.

De plus de plus de jugements sont rendus. Des suspects, désormais coupables ou innocentés, se tournent vers un de leurs « collègues » acquitté et le félicitent d’un sourire. Le visage des coupables, même ceux placés en Catégorie Un, où la peine de mort est obligatoire, ne porte aucun signe d’émotion.

De l’autre côté de la salle, l’atmosphère est plus tendue encore. Le public, là, est composé de parents des accusés, de rescapés et de leurs familles. Le juge ne cesse d’intimer le silence aux rescapés qui applaudissent les verdicts de culpabilité, aux familles des accusés qui grognent en signe de protestation. Et vice-versa pour les acquittements.

Ce premier jour, moins de la moitié des jugements a été lue. Il faudra attendre l’annonce de tous les jugements pour connaître les peines infligées.

“Je n’ai pas entendu mon nom”

Le lendemain, après sept heures de lecture ininterrompues par les trois juges qui statuent dans ce procès, le juge président demande aux suspects s’ils ont tous entendu leur jugement.

“Je n’ai pas entendu mon nom”, déclarent à l’unisson trois suspects, debout. L’un d’entre eux est immédiatement rappelé à l’ordre par ses “collègues” détenus, qui l’accusent de ne pas avoir prêté attention à la lecture de son jugement.

Les juges compulsent rapidement les piles de papier sur la table. Ils mettent finalement la main sur les deux jugements manquants et confirment en même temps que celui du troisième suspect avait bien été rendu.

Le silence s’abat alors sur la salle : les sentences vont être rendues. Mais, avant de les prononcer, les juges annoncent que les dommages et intérêts qui devront être versés aux rescapés et aux familles s’élèvent à presque deux millions de dollars.

Actuellement, ni les accusés dans ce procès (ou dans n’importe quel autre, d’ailleurs), ni le gouvernement ne sont en mesure de produire de telles sommes pour compenser les victimes du génocide. Cependant, le gouvernement a mis sur pied un fonds, nourri par les travaux communautaires que les coupables accompliront. Une partie de ce fonds devrait également être alimenté par l’aide étrangère.

Les 17 avocats de la défense semblent enfin attentifs. Au cours de l’ interminable lecture des jugements, certains, payés par The Danish Centre for Human Rights, une ONG danoise, semblaient absents de la session. L’un d’ entre eux met de côté une feuille de papier où figure une esquisse détaillée d’un téléphone portable, sur laquelle il a travaillé pendant presque toute la session.

De l’autre côté de la salle, en face des équipes de défense, l’un des deux procureurs à s’être occupé de l’affaire s’apprête à prendre des notes.

A la fin de la journée, 11 hommes sont condamnés à mort, 73 à la prison à vie et 37 sont acquittés. Les autres sont condamnés à diverses peines de prison, allant de 12 mois à 20 ans. Deux des suspects sont jugés par contumace. Ils se sont échappés peu de temps avant le début du procès.

Un travail difficile
La justice rwandaise, avec ses ressources humaines et financières limitées, n’est pas habitué à ce genre de mega-procès. Evaluer si les trois juges, les deux procureurs et les dix-sept avocats de la défense ont effectué dans ce procès (comme dans d’autres procès conjoints ailleurs au Rwanda) un bon travail est donc matière à débat.

« Il est impossible que, dans un procès d’une telle ampleur, les droits des victimes comme des accusés soient respectés », explique Alison Des Forges, de Human Rights Watch. “Bien connaître chacun des dossiers n’est pas possible”, ajoute l’activiste des droits de l’homme.

Le procureur principal, Apollinaire Gakombe, n’est pas d’accord. A son tour, il explique qu’il a enquêté sur l’affaire pendant deux ans avant le début du procès et qu’il connaît par conséquent chaque suspect. « Ce qui importe, c’est de maîtriser le dossier. C’est ce que nous avons fait et nous l’avons bouclé sans problème », dit-il. De plus, ajoute t-il, « ces gens vivaient et travaillaient au même endroit. Leur histoire est liée. Les juger tous ensemble rend la narration de cette histoire plus simple ».

« Le juge est guidé par ce qui se trouve dans le dossier. Au final, les jugements rendus sont fondés », ajoute le porte-parole du ministère de la justice, Hannington Tayebwa.

Un tel procès est extraordinaire au Rwanda, la plupart des procès conjoints concernant beaucoup moins d’accusés. Pourtant, vu le grand nombre de cas de génocide restant à juger, la pratique des procès conjoints continuera. « Si nous voulons que justice soit rendue à tous, nous avons besoin de ce genre de procès, » conclut Tayebwa.

CE/GG/GF/FH(JU’0925A)