LES COURS RWANDAISES FACE AU GENOCIDE Par Gabriel Gabiro

Kigali, le 17 septembre 2003 (FH) – En décembre 1996, deux ans et demi après la fin du génocide, le Rwanda a ouvert les premières cours chargées de juger les dizaines de milliers de suspects de génocide qui se massaient dans ses prisons. Petit à petit, le chiffre de 150 000 a été atteint.

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Pour tous les juger, il aurait fallu plus de 200 ans à la justice rwandaise. Les
juridictions semi-traditionnelles gacaca ont donc été créées, qui ont commencé à fonctionner en juin 2002, pour traiter la plupart des dossiers.

Les gacacas s’occupent actuellement de 90% d’entre eux. Pour autant, les cours « classiques » n’ont pas cessé d’opérer : elles jugent et jugeront les planificateurs supposés du génocide, les violeurs et les assassins qui, par la gravité de leur acte, se sont « distingués » dans leur communauté.

De nouvelles lois ont donné à ces cours « classiques » des pouvoirs judiciaires uniques. Après plus de six ans de fonctionnement, elles ont rencontré des fortunes diverses.

Des procès de personnalités aux procès groupés La plupart des premiers procès pour génocide menés par ces cours mirent en cause des personnalités éminentes de l’ancien régime. Parmi ceux-ci, le procès, en janvier 1997, de Froduald Karamira, homme d’affaires et ancien vice-président du MDR (Mouvement Démocratique Républicain, un des principaux
partis politiques du régime Habyarimana) est remarquable. Il fut déclaré coupable de génocide et d’incitation à commettre le génocide. Mais, plus que le jugement, c’est l’attitude de l’accusé qui a retenu l’attention. Avant comme pendant le procès, Karamira a persisté dans son refus d’exprimer le moindre remords, se faisant remarquer lors des auditions par ses
déclarations particulièrement offensantes. Condamné à mort, il fut fusillé en public le 24 avril 1998.

Le procès, en 1999, d’Augustin Misago, l’évêque de Gikongoro (sud du Rwanda), a lui aussi marqué les esprits, pour des raisons différentes. Accusé d’avoir participé à la planification de massacres dans sa province et d’avoir livré des étudiants tutsis persécutés à leurs assassins, le premier homme d’église à être jugé pour génocide au Rwanda fut finalement acquitté.

Après ces premiers procès retentissants, les cours classiques ont décidé de mener une série de procès groupés impliquant principalement des accusés originaires de la même région.

Le 1er août dernier, le jugement dans le procès de 142 accusés du district de Gikomero (province de Butare, sud du Rwanda) a été rendu. A l’issue de ce procès, le plus grand jamais organisé, 105 suspects ont été déclarés coupables et 35 acquittés. Parmi les 105, 11 ont été condamnés à mort. Le procès aura duré plus de deux ans et la cour aura siégé en tout 120 jours. Du jamais vu au Rwanda.

Depuis les premiers procès pour génocide, les cours “classiques” ont jugé quelque 6500 accusés. Mais sur les plus de 100 000 en attente de procès, près de 85 000 sont encore détenus dans les prisons rwandaises (les autres ont été relâchés conditionnellement cette année suite à un décret présidentiel en janvier). Certains suspects, qui sont derrière les barreaux depuis plus de huit ans, ne connaissent toujours pas la date du début de leur procès.

La loi de 1996 sur le génocide place les suspects dans quatre catégories, selon leur influence, leur pouvoir et leur responsabilité criminelle supposés au cours du génocide. Alors que les gacacas jugeront les suspects ressortissant de trois catégories, le sort des quelque 3000 suspects de la Catégorie Une (la plus grave) sera décidé par les cours « classiques ». Un chiffre qui risque d’ailleurs d’augmenter au fur et à mesure que les gacacas recatégoriseront tous les suspects et en mettront d’autres en accusation.

“Une innovation rwandaise”
Avant 1994, le génocide ne faisait pas partie des crimes inscrits dans la loi rwandaise. Le nouveau régime s’est donc rapidement attelé à la rédaction d’une loi pour « poursuivre les offenses constituant le crime de génocide et les crimes apparentés commis depuis le 1er octobre 1990 » (date de la première offensive du FPR sur le régime Habyarimana). Cette loi organique a été votée par l’Assemblée de transition en 1996.

Elle créait une « chambre spéciale » dans chacune des 13 cours de justice rwandaises, afin de juger ces crimes. Avec l’introduction, en 2001, de la loi sur les gacacas et le transfert de la plupart des dossiers à ces juridictions, ces chambres spéciales furent fermées. Les cas en cours de jugement furent néanmoins transférés aux cours régulières, où ils seront jugés sur la base de la loi organique de 1996.

Un des aspects les plus remarquables de cette loi est sans doute l’ introduction de la procédure de « confession et plaidoyer de culpabilité ». Contrairement aux accords « conventionnels » passés entre les suspects et l’accusation pour réduire les peines en échange d’informations, cette procédure offre aux suspects une réduction automatique de leur peine dès lors qu’ils confessent et plaident coupable. Par exemple, pour un coupable de la Catégorie Deux, la peine maximale est la prison à perpétuité. En application de cette procédure, la sentence se situe désormais entre sept en onze ans de prison. Cependant, cette réduction de peine ne s’applique pas aux suspects de Catégorie Une : ceux qui seront jugés coupables seront condamnés à mort.

« C’est une innovation rwandaise », déclare Hugo Moudiki, d’Avocats Sans Frontières, Belgique, à propos de la procédure. « Elle est importante dans le contexte rwandais. Dans la plupart des cas, il n’existe pas de témoins pour certains faits et il n’y a pas d’autre preuve. Les confessions peuvent faciliter de tels dossiers et aider au processus de réconciliation », ajoute t-il.

Un survivant du génocide abonde dans le même sens. « J’ai vu ma famille tuée », déclare Rosalina Mukantwari, 22 ans. « Mais ce qui m’importait le plus était de savoir où ils avaient été enterrés ». Quand le procès du suspect dans le meurtre de la famille Mukantwari a débuté, elle lui a posé la question. Celui-ci (maintenant coupable) a tout avoué. « Cela m’a aidé à faire le deuil de ma famille », explique t-elle.

Cependant, dans un système où l’éventualité d’apparaître devant une cour est plus qu’aléatoire, étant donné le grand nombre de suspects, Moudiki est également conscient que certains détenus pourraient abuser de cette procédure. Le vice-président de la Cour Suprême, Tharcisse Karugarama, n’est pas d’accord. « La confession doit être mise à l’épreuve par toutes les personnes concernées. Le procureur a trois mois pour enquêter sur son authenticité. Quant aux juges, ils examinent les circonstances qui ont mené à la confession. »

Crimes de guerre ou “erreurs opérationnelles” ?
Parallèlement aux procès de civils dans les cours régulières, des soldats suspectés de crimes de guerre durant et après le conflit ont eux aussi été jugés. Ou, selon certaines personnes interrogées à ce propos, « auraient dû être jugés ».

La loi de 1996 sur le génocide prévoit la constitution de deux tribunaux militaires, le Conseil de guerre et la Cour militaire. Le premier a compétence sur les non-gradés et les gradés jusqu’au rang de capitaine, la seconde juge les autres officiers, hormis quelques hauts gradés pour lesquels seule la Cour Suprême est compétente. Chacune de ces deux cours possède plusieurs chambres.

Si celles-ci ont effectivement fonctionné, certains observateurs et plusieurs organisations des droits de l’homme accusent le gouvernement rwandais d’avoir largement ignoré les crimes de guerre commis par les Forces Rwandaises de Défense (l’ancienne Armée Patriotique Rwandaise, bras armé du FPR) pendant et après la guerre civile.

« Les autorités prétendent que des personnes accusées de crimes de guerre ont été jugées. Je n’ai jamais vu aucun de ces cas, j’ai simplement entendu le ministre concerné en parler », explique Moudiki (Avocats sans Frontières est présent dans le pays depuis sept ans). Carla Del Ponte, le procureur sortant du Tribunal pénal international pour la Rwanda (TPIR) basé à Arusha, a également accusé le gouvernement rwandais, à plusieurs reprises, de protéger les suspects de crimes de guerre et de refuser à son bureau toute coopération dans ses enquêtes à ce sujet.

“Cette réticence (à poursuivre les soldats des FRD), à supposer qu’elle existe, reste à prouver », réagit le colonel John Peter Bagabo, président de la Cour militaire. Il explique qu’au contraire des soldats des FRD accusés d’avoir commis des « erreurs opérationnelles » ont été poursuivis, et s’oppose fortement à ce que l’on parle de crimes de guerre. « Je crois que
certaines personnes mélangent les choses. Comment poursuivre des soldats qui mettaient fin au génocide ? Cette (critique) est formulée par des personnes qui militent pour la théorie du double génocide, à moins qu’elles ne soient mal informées », déclare t-il.

La plupart des soldats des FRD se rangent à l’avis de Bagabo : la majorité des meurtres commis en 1994 ne s’apparentent pas à des crimes de guerre. Ils les considèrent plutôt comme d’inévitables « meurtres par vengeance ». De plus, renchérit Bagabo, « au cours du conflit, les forces génocidaires ont utilisé des boucliers humains », expliquant que les meurtres attribués à l’APR étaient inévitables et devraient plutôt être imputés aux tactiques de guerre de l’armée nationale d’alors.

Les tribunaux militaires ont effectivement jugé des soldats. Certains d’entre eux, jugés par des cours de fortune pendant la guerre, ont été condamnés à mort et exécutés. D’autres ont encouru des peines moins sévères. Certains d’entre eux appartenaient à l’ancienne armée nationale, incorporée à l’APR après la guerre.

L’un des cas les plus significatifs jugés par la cour martiale fut certainement celui du lieutenant colonel Fred Ibingira. Il était accusé d’avoir présidé, en 1995, au massacre de quelque 300 réfugiés au camp de Kibeho (province de Gikongoro, sud du Rwanda), qui quittaient le camp pour rejoindre leur domicile. Ibingira a indiqué que les victimes étaient en fait
des combattants armés qui essayaient d’attaquer les gardes. Dans son jugement, la cour a déclaré que, bien que certaines des victimes étaient bel et bien armées, et avaient réellement attaqué les gardes, l’armée avait réagi en tirant de manière inconsidérée, tuant des enfants, des femmes et des vieillards sans défense. Cependant, Ibingira fut exonéré de toute responsabilité directe dans ce massacre commis par des non-gradés de sa brigade. Il fut néanmoins condamné à 18 mois de prison, le 30 décembre 1995.

En fait, la plupart des accusations contre les soldats des FRD portent sur la période 1995-1998, lors de la guerre menée par le nouveau gouvernement contre les incursions effectuées sur le territoire rwandais par des membres des milices Interahamwe et d’autres nostalgiques de l’ancien régime, principalement dans les provinces de Gisenyi et Ruhengeri (nord du pays).

Un des procès les plus importants de cette « guerre contre les infiltrés » est sans doute celui des majors George Rwigamba et Goodman Ruzibiza Bagurete et des seconds lieutenants Vincent Sano et Emmanuel Rutayisire, en 1997. Tous les quatre furent reconnus coupables de « ne pas avoir empêché des actes criminels » perpétrés par des soldats placés sous leur commandement. Selon les transcriptIONs du procès, des soldats d’une brigade dirigée par Rwigamba auraient tué 110 personnes à Kanama, Gisenyi, pour venger la mort d’un des leurs, un officier tué dans une embuscade. Ils furent condamnés à 28 mois de prison ferme.

En dehors de ces quelques cas, il est très difficile d’obtenir des chiffres ou des informations précises des autorités militaires ou de l’administration judiciaire. Cela n’est pas nécessairement dû à un quelconque culte du secret que les autorités entretiendraient. En effet, la période qui a suivi la fin du génocide fut particulièrement chaotique, et la plupart des dossiers n’ont pas été archivés. Pourtant, même si elles existaient, ces informations ne satisferaient pas les critiques. Elle continuent de dire que trop peu a été fait et que seuls des officiers de second rang ont été condamnés.

Parmi ces critiques, figure également la population rwandaise. Dans certaines parties du pays, elle a clairement exprimé son mécontentement à l’encontre des cours militaires. Le sujet ressort périodiquement dans le nord du pays, notamment, où des Hutus participant aux tribunaux gacacas ne se satisfont pas du fait que celles-ci n’ont aucune compétence pour juger des militaires.

« Crimes de guerre, génocide, crimes de vengeance ou quelle que soit la façon dont on les nomme, tout cela ne veut rien dire pour moi », réagit Nahayezu, un habitant de Kigali qui vivait dans la province de Byuma, dans le nord du Rwanda. « Ce qui m’importe, c’est de savoir que mon frère a été tué par un soldat des FRD lorsqu’ils ont conquis la région ».

Des problèmes de fond
Dans sa poursuite des crimes de génocide, la justice rwandaise a bien d’ autres problèmes à régler. Deux d’entre eux semblent les plus urgents : la pénurie de ressources humaines et financières pour faire fonctionner les cours.

Trouver des juristes compétents pour gérer le nombre colossal de dossiers n’ a pas été une chose facile, une grande partie de la population éduquée avant le génocide ayant fui le pays, participé ou été victime du génocide.

En 1996, « certains juges, procureurs ou autres officiers de justice possédaient une formation en mathématiques, en pharmacie ou en n’importe quoi d’autre, mais pas en droit », explique Moudiki. « Les procès étaient très médiocres », ajoute t-il. « Aujourd’hui, la situation s’est améliorée. Les juristes sont mieux formés et beaucoup plus qualifies. Nous sommes à mi-chemin dans la mise sur pied d’un appareil judiciaire efficace, » conclut-il.

L’association de rescapés Ibuka, l’une des plus engagées dans les procès, acquiesce. « La qualité des personnes impliquées dans le processus judiciaire s’est nettement améliorée, » déclare l’avocat Frédéric Mutagwera, d’Ibuka. Même si le système judiciaire rwandais reste l’apanage de jeunes diplômés, possédant peu ou pas d’expérience professionnelle.

Les fonds pour gérer ce système font également défaut. Le budget de l’Etat, pour cette année, a alloué au ministère de la justice un peu moins de 4 millions de dollars. « Ce n’est rien par rapport au nombre de suspects et de coupables détenus, » explique Jean Paul Tuyisenge, rédacteur en chef du plus vieux journal rwandais, Kinyamateka.

Ces contraintes budgétaires se manifestent de différentes manières. La plupart des salles d’audience ressemblent à tout… sauf à une salle d’audience. Quant à certains hauts officiels de l’appareil judiciaire, ils doivent souvent se rendre au travail en empruntant les transports publics, des minibus miteux. Et, bien que la profession soit reconnue comme noble, le
salaire de départ pour un procureur ou un juge s’élève à moins de 100 dollars par mois. « Je ne suis que de passage ici. Je viens de finir mes études et j’attends de trouver un vrai travail », explique un jeune procureur. Quelques jours plus tard, elle était engagée dans une ONG.

La corruption en grande partie absente du système judiciaire.
Les incertitudes, les échecs et les réussites de la justice rwandaise face au génocide sont matière à débat. En revanche,les observateurs s’accordent sur un point : la corruption est en grande partie absente des procès pour
génocide.

« Il y a bien eu quelques cas mais, dans l’ensemble, ce n’est pas un problème », déclare Mutagwera, d’Ibuka. « Le phénomène est rare », renchérit Moudiki. « La corruption existe dans des affaires relevant de tribunaux de commerce ou d’autres, mais pas dans les procès pour génocide ».

Le Procureur Général du Rwanda, Gerald Gahima, a d’ailleurs la réputation d’ être intransigeant en ce qui concerne les cas de suspicions de corruption. Effectivement, un juge et quelques procureurs ont été reconnus coupables et arrêtés.

Il y a quelques années, le nombre incroyablement élevé de dossiers à gérer constituait pour les cours régulières rwandaises le problème principal. Aujourd’hui, même s’il reste encore beaucoup à faire pour parvenir à un système réellement efficace, la justice « classique » chargée du génocide peut au moins souffler. Le problème a été réglé. Ou, plus exactement, transféré à d’autres cours en charge du génocide : les tribunaux gacacas.

CE/GG/GF/FH(RC’0917A)