BISESERO, LES COLLINES DE LA MORT

Arusha, le 2 juin 2003 (FH) – C'est par les manuels scolaires, section géographie, que des générations de Rwandais se sont familiarisées avec les collines de Bisesero, à l’ouest du Rwanda, un des maillons de la fameuse chaîne de montagnes, la Crête Congo-Nil. En avril 1994, cette région "de collines élevées et ondulées, souvent séparées par des vallées profondes", comme la décrit le parquet du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) fait son entrée dans l'histoire du Rwanda.

6 min 28Temps de lecture approximatif

Une entrée sanglante, aux côtés de la centaine, ou plus, d'autres sites du génocide inventoriés aujourd'hui.

Bisesero occupe une place à part parmi les pires lieux de l'horreur du génocide rwandais. Des témoins rapportent que sur les cinquante mille Tutsis qui y avaient convergé dès le 7 avril 1994, de tous les coins de la préfecture de Kibuye et des préfectures voisines comme Gisenyi et Gikongoro, seul un millier était encore en vie à l'arrivée des soldats français de "l'opération turquoise ", fin juin.

Les détenus du TPIR et Bisesero
Le premier acte d'accusation établi par le TPIR en 1995 concerne cette région. Le 15 mai dernier, le TPIR a rendu son jugement dans l’affaire de l’ ex-ministre de l’Information, Eliézer Niyitegeka. C’est pour génocide et crimes contre l’humanité commis à Bisesero, sa région natale, que Niyitegeka a été condamné à la prison à vie. Entre ces deux dates, pas moins d’une dizaine de suspects ont été inculpés par la juridiction internationale pour des crimes commis sur ces collines.

Ainsi, selon l'acte d'accusation conjoint établi contre l'ancien préfet de Kibuye, Clément Kayishema, et l'homme d'affaires Obed Ruzindana, condamnés respectivement à l'emprisonnement à vie et à vingt-cinq ans de prison, "la région de Bisesero a été la cible d’attaques régulières, quasi quotidiennes" tout au long de la période allant des environs du 9 avril au 30 juin 1994. Les assaillants ont utilisé des fusils, des grenades, des machettes, des lances, des gourdins et autres armes, relève le procureur.

Du côté des assaillants, on retrouve, selon le procureur, des membres de la gendarmerie nationale, des agents de la police communale de Gishyita et Gisovu, des civils armés et des Interahamwe, "groupe para-militaire non officiel composé presque exclusivement de Hutus extrémistes".

Dans le jugement contre l'ancien directeur de l'usine à thé de Gisovu, Alfred Musema, condamné à l'emprisonnement à vie le 27 janvier 2000 pour des crimes commis à Bisesero, la chambre, s'est déclarée notamment convaincue que, le 13 mai 1994, une attaque de grande ampleur a été menée sur la colline de Muyira à l'encontre de 40.000 réfugiés tutsis.

"L'attaque a commencé le matin. Certains des attaquants sont arrivés sur la colline de Muyira à pied et d'autres à bord de véhicules. (…) Les attaquants étaient armés d'armes à feu, de grenades, de lance-roquettes et d'armes traditionnelles. Ils chantaient des slogans anti-Tutsis. ", a conclu la chambre.

Des milliers de Tutsis ont été tués durant cette attaque. Des témoins ont rapporté que les assaillants étaient "aussi nombreux que les herbes de la brousse."

Les sites de massacres à Bisesero sont légion. Muyira, Murambi, Ku Cyapa, Kabatwa, Nyarutovu et autres Nyakavumu sont autant de collines qui reviennent comme un leitmotiv dans les procès en rapport avec cette région. Dans le résumé du jugement contre le pasteur Elizaphan Ntakirutimana et son fils le Dr Gérard Ntakirutimana (procès conjoint), les juges ont, pour ne citer qu'un exemple, conclu qu'Elizaphan Ntakirutimana "avait transporté des assaillants à l’église de Murambi et avait ordonné que le toit de l’église soit ôté afin qu’elle ne puisse plus servir de refuge aux Tutsis." Le nombre de victimes n'a pas été précisé. Une chose est cependant certaine : à plusieurs endroits attaqués, le nombre de morts était "élevé".

Dans le procès Musema , il est indiqué qu'environ 300 Tutsis ont été mis à mort par le feu dans la grotte de Nyakavumu.

Le procureur avait d'abord envisagé de faire juger en un procès unique des accusés de crimes commis à Bisesero. Il a dû par la suite demander des procès disjoints, certains n'ayant pas été arrêtés durant la même période, d ’autres, étant toujours recherchés, comme deux ex-maires de Gishyita et Gisovu (Charles Sikubwabo et Aloys Ndimbati) et un directeur de restaurant connu sous le nom de Randikayo. La région de Bisesero est à cheval entre les ex-communes de Gishyita et Gisovu, au sud de Kibuye.

Sur la liste des accusés des crimes commis à Bisesero, figurent également deux autres anciens ministres : celui de l'intérieur, Edouard Karemera et celui des finances, Emmanuel Ndindabahizi, tous deux en attente de procès. S'agissant d'Edourd Karemera, le parquet allègue qu'en juin 1994, il a ordonné au commandant de Gisenyi, Anatole Nsengiyumva, l'envoi de troupes dans la région de Bisesero "dans le but supposé de combattre l'ennemi alors que le FPR ne s'était, en fait, jamais rendu à Bisesero. Il n' y avait dans cette zone qu'une concentration de réfugiés tutsis qui fuyaient les massacres".

En prélude à cet envoi de troupes, Clément Kayishema avait sollicité son concours pour le "ratissage" de la région. L'ancien préfet expliquera que ce terme lui avait été suggéré par le commandant de la gendarmerie locale et qu'il n'en connaissait pas la signification exacte. Les avocats de Kayishema tenteront de donner un sens positif à ce terme, sans parvenir à convaincre les juges qui l'ont interprété comme un synonyme de "nettoyage".

Une résistance âpre
Les raisons qui ont poussé les Tutsis à se réfugier à Bisesero font l’objet d’interprétations diverses. Mais toutes se rejoignent sur un point : ces collines étaient supposées offrir un refuge sûr.

Selon plusieurs témoins de la défense, les Tutsis s'y seraient rendus à l'appel de la radio Muhabura du Front patriotique rwandais (FPR, ex-rébellion à dominante tutsie actuellement au pouvoir à Kigali) qui aurait indiqué qu'ils y trouveraient protection. Les chambres ont néanmoins conclu qu'il n'y avait pas de combattants du FPR à Bisesero entre avril et juin 1994.

D'autres témoins, en particulier ceux cités par l'accusation, ont indiqué que les réfugiés avaient pensé que le relief accidenté de la région présenterait un atout stratégique de taille pour résister aux assaillants.

Habitée en grande partie par des Tutsis, la région de Bisesero aurait également été perçue par les réfugiés comme un endroit qui devait rester à l'abri des attaques.

Très vite, tout sentiment de sécurité semble avoir disparu. Arrivés sur ces collines devenues celles de la mort, les réfugiés ont d'abord organisé leur propre défense.

Dans un rapport de 111 pages, intitulé "Rwanda. La résistance au génocide. Bisesero avril-juin 1994", publié en 1998, African Rights, organisation de défense des droits de l'homme basée à Londres, relève la stratégie de défense des réfugiés sur la colline de Muyira. Selon ce rapport, ils ont élu un certain Aminadab Birara, un habitant de la région qui avait organisé une résistance similaire au cours des violences de 1959. Un certain Siméon Karamaga est devenu son adjoint.

Birara, qui a été tué avant la fin du génocide, leur avait appris à se mêler aux assaillants lors des attaques, afin de les forcer à se replier. "Quand nous les voyions arriver, j'allais au-devant d'eux et je demandais à tout le monde de se coucher. Les miliciens s'approchaient de nous, en tirant. Lorsqu'ils constataient que nous étions tous couchés par terre, ils venaient vers nous. Je demandais alors aux Abasesero [des Tutsis originaires de Bisesero] de se lever et de se mêler aux miliciens. Dans ce cas, ils n'étaient pas à même de nous lancer des grenades ou de nous tirer dessus avec leurs fusils, parce qu'ils courraient le risque de tuer les leurs", a raconté Siméon Karamaga à African Rights.

"Notre commandant Birara devait rester derrière tout le monde, gardant l'œil sur ceux qui avaient peur. Il frappait quiconque refusait d'avancer. Les femmes et les enfants devaient quant à eux apporter des pierres et des massues. Notre commandant essayait de cacher les cadavres des Abasesero durant les combats pour que les autres n'aient pas peur", a-t-il ajouté. Le rôle des vieilles personnes était de s'occuper des vaches au sommet de la colline.

En 1998, le gouvernement rwandais a érigé à Kucyapa, un monument en mémoire des victimes de Bisesero. L'ancien président rwandais, Pasteur Bizimungu, avait à cette occasion loué la résistance des réfugiés. Cette résistance, omniprésente dans les témoignages devant les chambres, a également attiré l'attention des chercheurs.

Auteur de "La Phalène des collines", un roman conçu dans le cadre du projet "Rwanda. Ecrire par devoir de mémoire", Kously Lamko, écrivain devenu directeur du centre universitaire des arts à Butare (sud du Rwanda) déclare, dans une interview, que Bisesero est "un des hauts-lieux de la résistance que la mémoire conserve. Un peu partout dans le reste du pays, les gens sont allés comme des bœufs à l'abattoir en étant soumis par avance à la mort. A Bisesero, ils se sont battus pendant presque un mois. J'appelle en réalité cette partie ‘l'épopée des victimes’. Ici les héros ne sont pas ceux qui sont venus à bout de l'assaillant mais ceux qui ont péri en se battant. Pour moi, les vaincus sont ceux qui ont tué."

Trois mois de violences quasi-quotidiennes qui ont emporté des dizaines milliers de personnes à Bisesero, sans que leur nombre exact ne soit connu. Bisesero porte encore les stigmates de cette folie humaine. Mais, comme à Murambi (Gikongoro, 35.000 victimes), Nyarubuye (Kibungo est, 20.000 victimes), Ntarama (Kigali rurale, 5.000 victimes) et d’autres sites de massacres au Rwanda, les habitants des collines de Bisesero essayent aujourd’hui de ressouder le tissu social, en réapprenant à vivre ensemble.

Le grand défi demeure la réhabilitation des justiciables. Ici, comme ailleurs, le mécanisme est enclenché à travers les juridictions semi-traditionnelles, gacaca. C’est d’elles que dépend, en grande partie, la réconciliation nationale.

AT/CE/GF/FH (TP'0602A)