Nombreuses sont les familles qui ne peuvent subvenir à leurs besoins de base en eau et en nourriture. Pour les survivants qui ont tout perdu lors du génocide, cette extrême pauvreté est encore plus difficile à supporter.
"Un estomac vide digère plus mal qu’un autre la réconciliation", déplore Anonciata Mukanyange, 62 ans. "Tous ces appels à la réconciliation de la part de nos leaders ne veut rien dire pour moi. J’ai des préoccupations plus sérieuses, qui menacent mon existence même." Mukanyange, une Tutsie de la province de Butare, dans le sud du pays, a perdu son mari et ses six enfants au cours du génocide. La famille possédait une petite affaire florissante de vente au détail dans la ville de Butare. Au plus fort du génocide, la petite entreprise a été entièrement pillée par un certain Musafiri, un chef milicien à l’origine du massacre de la famille Mukanyange, selon Anonciata.
En 1997, Musafiri est condamné à 20 ans de prison pour génocide et pillage. Mukanyange est une des survivantes à avoir intenté un procès afin d’obtenir un dédommagement de la part de Musafiri. La cour lui donne raison : Musafiri et l’Etat doivent dédommager Mukanyange dès que possible. Mais les années ont passé et ces survivants ont perdu tout espoir d’obtenir quoi que ce soit de Musafiri. Pour Mukanyange, se réconcilier avec la famille de Musafiri est impossible.
D’après elle, la femme de Musafiri et ses enfants vivent confortablement du butin amassé par Musafiri pendant le génocide. Ce sont ses voisins…
Une loi « complexe »
Le présent gouvernement a accepté d’endosser la responsabilité de la compensation pour des actes commis par le régime en place à Kigali en 1994. Il lui revient donc de dédommager la plupart des victimes.
Malgré les décisions de justice en faveur des plaignants, le Rwanda n’a toujours pas fait voter de loi codifiant le problème des compensations. Ce n’est que récemment que le gouvernement a mis un point final à plus de deux ans de délibérations sur le sujet. La loi sera « bientôt » soumise au Parlement. Mais, en pratique, les autorités n’ont pu, jusqu’à présent, mettre en application les décisions de justice qui n’ont cessé d’être prises.
"C’est un problème complexe. Nous devions l’examiner avec grand soin ", répond le ministre de la Justice Jean de Dieu Mucyo. " Il y a encore quelques modifications d’ordre topographique à amener au projet de loi. Il sera bientôt présenté au Parlement". Cette fois-ci, les choses pourraient mieux se passer. Des observateurs avancent que le gouvernement est pressé par le temps : la loi doit être votée avant que les tribunaux gacacas ne rendent leurs premiers jugements. Ils ont commencé à fonctionner en juin.
Ces courts, créées afin de régler au plus vite les cas de détenus liés au génocide et d’encourager la réconciliation nationale, en sont encore en phase préparatoire. Les premiers procès proprement dits n’auront lieu qu’au premier trimestre 2003. Quant aux premiers jugements, ils sont attendus à la mi-2003.
"Nous devons déterminer qui mérite d’être dédommagé et qui, parmi les proches parents des victimes, peut être dédommagé", déclare Mucyo. "Il y a également des cas de victimes où les assassins sont et resteront inconnus. Là, les parents des victimes ne savent pas à qui demander réparation. Mais nous ne pouvons
pas les mettre sur la touche. Nous devons trouver une solution pour eux aussi", ajoute-t-il.
Si les décisions de justice étaient respectées, le gouvernement et les coupables devraient débourser des milliards de francs rwandais. Il est clair que le gouvernement ne peut ni ne pourra disposer de telles sommes. "Nous avons proposé aux plaignants de recevoir un montant fixe quelque soit le nombre de proches perdus", indique Mucyo. Mais la nouvelle loi sera-t-elle rétroactive, et en mesure de réévaluer les dédommagements déjà accordés, basés sur l’ampleur des pertes ou des blessures ?
Plusieurs types de compensation
Ce n’est pas là la seule question concernant cette nouvelle loi. La réaction des survivants du génocide en est une autre. Le gouvernement va devoir «vendre » l’idée que les dédommagements ne seront pas fonction du nombre de personnes tuées. Or, d’un point de vue culturel, la famille est d’abord un nombre au Rwanda. Et les enfants constituent un investissement. D’ailleurs, le mot « enfants », en kinyarwanda, signifie également « bras ». Plus une famille est grande, plus elle dispose de « bras ».
Pour Mukanyange, tous ces bras ont été coupés. Comme d’autres survivants, elle a réclamé des dédommagements pour tous les « bras » perdus, pas un montant fixe.
De plus, un grand nombre de Rwandais ne parvient pas à assimiler ce concept nouveau de compensation. Traditionnellement, au Rwanda, le sang appelle le sang pour exorciser la disparition d’être chers. Pour les Rwandais chez qui ces "rituels de réconciliations" sont encore vivaces, accepter un dédommagement financier pour compenser la perte de proches équivaut à trahir les disparus. La vie ne peut être échangée contre de l’argent.
"Tout ce je peux faire, c’est les pardonner s’ils se repentent”, déclare Ernest Mutsindashyaka à propos des meurtriers de ses parents et de ses trios frères et soeurs. « Mais je n’accepterai jamais de recevoir la moindre compensation financière ou matérielle en dédommagement», ajoute-t-il.
Enfin, le principe de la compensation ne s’applique pas qu’à ceux qui ont perdu des proches où ont été dépossédés de leurs biens au cours du génocide. Les Rwandais officiellement blanchis de toute responsabilité lors du génocide après avoir passé, pour certains, plus de sept ans en prison font également partie des personnes espérant réparation. Ils n’ont pour l’instant pas formulé aucune demande officielle de dédommagement pour avoir été détenus sans procès. Mais, ce ne pourrait être qu’une question de temps. Sauf si la nouvelle loi, dont personne ne connaît officiellement le détail, s’est également penchée sur la question.
Des fonds de compensation
Dès que cette loi sera votée, une autre question centrale se posera : comment, et où, trouver les fonds nécessaires pour effectivement dédommager les plaignants ? Ni les coupables, ni le gouvernement ne disposent des sommes susceptibles de répondre aux jugements des courts.
"Nous commencerons avec les plaignants les plus nécessiteux", affirme Mucyo. Le gouvernement prévoit en effet la mise en place d’un fonds de compensation
sur lequel 8% du budget annuel du pays sera déposé. Actuellement, il existe un fonds pour survivants du génocide représentant 5% du budget annuel.
Celui-ci sera abandonné dès que le fonds de compensation verra le jour. Le gouvernement s’est également adressé à la communauté internationale pour financer ce fonds. "Ils nous demandent le contenu de notre programme pour pouvoir commencer à nous aider", indique Mucyo. Reste à savoir si cette aide éventuelle sera du même tonneau que les précédentes promesses. Au mieux, elles ont été en partie tenues. Au pire, elles n’ont jamais eu de suite. Des sources au sein du ministère de la Justice ont confirmé l’existence de nombreuses promesses afin d’aider le processus gacaca mais peu d’entre elles ont pour l’instant débouché sur une aide concrète.
Le gouvernement espère aussi augmenter la capacité de dédommagement du fonds de compensation à travers des fonds générés par la construction et les services rendus par ceux que les gacacas déclareront coupable. Certains dédommagements seront également d’ordre matériels, comme la rénovation ou la reconstruction de maisons détruites durant le génocide.
La loi sur les gacacas dispose en effet que les peines des coupables soient réduites de moitié si le coupable effectue des travaux communautaires. Les coupables travailleront pour l’Etat trois à quatre jours par semaine et le produit de leur labeur sera reversé dans le fonds de compensation. Et pour s’assurer qu’aucune entorse à cette règle ne sera faite, un organe national a récemment été mis sur pied afin de gérer ces travaux communautaires.
Pour l’instant, on ne sait pas grand chose de l’organisation du fonds de compensation ni de la nouvelle loi sur les dédommagements. Une chose, en revanche est évidente : le dossier des compensations est au coeur de la problématique de la réconciliation nationale au Rwanda.
CE/GG/GF/FH(RW-1219e)