LE LENT DECOLLAGE DES GACACA

Kigali, le 1er octobre 2002 (FH) – Après plusieurs semaines de "vacances judiciaires", les Gacaca pilotes reprennent progressivement leur travail depuis le milieu du mois de septembre. A l’issue de leur cinquième assemblée générale, ces juridictions populaires ont en effet été temporairement suspendues fin juillet, notamment afin de permettre à la coordination de faire le point sur les étapes accomplies et les problèmes rencontrés, et afin d'organiser des séances de préparation des juges aux deux prochaines étapes au cours desquelles les assemblées générales établiront les listes et les fiches individuelles des accusés.

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A l’issue de ce processus, les procès proprement dits commenceront enfin. Mais d'ores et déjà, au vu de ces Gacaca test, un certain nombre de problèmes se dégagent qu'il faudra prendre en compte avant le démarrage du lourd ensemble des onze mille juridictions du pays, plus ou moins prévu pour le début de l’année prochaine.

Les juridictions pilotes ont débuté le 19 juin 2002 dans 73 cellules de douze secteurs choisis dans les onze provinces du Rwanda et la Ville de Kigali. En tout, les provinces et villes totalisent, selon l'échelle administrative rwandaise, 9011 cellules, 1545 secteurs et 106 districts. Les Gacaca étant présentes dans chacune de ces sub-divisions administratives, ce seront donc 10662 tribunaux qui mobiliseront quelque 254'152 juges bénévoles. Ces "Intègres", comme on les appelle, ont été élus en octobre 2001.

Lors de leur première réunion, le 19 juin, les 73 Gacaca ont commencé par fixer le jour de la semaine où leurs assemblées générales se tiendraient régulièrement par la suite. Chaque assemblée générale regroupe, outre les 19 juges, l'ensemble de la population de la cellule. Cependant, la loi a fixé un quorum, sorte de « seuil de participation » minimal de la population locale, à cent personnes.

A leur deuxième réunion la semaine suivante, les assemblées se sont penchées sur le recensement des familles et de leurs membres qui habitaient ces cellules jusqu'au 6 avril 1994 (date à laquelle le génocide des Tutsi et des Hutu modérés a été déclenché), ainsi que leur adresse actuelle probable. La loi disposant que "l'assemblée générale présente les moyens de preuve à charge ou à décharge dans les procès", ce recensement vise incontestablement à identifier les témoins potentiels.

La troisième réunion, à partir du 2 juillet, a établi la liste des victimes du génocide, tuées dans la cellule entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994, maison par maison, qu’elles aient été résidentes, de passage ou réfugiées. Cette liste a été complétée à l’occasion de la quatrième assemblée générale : la juridiction a recensé les victimes de la cellule qui habitaient de façon permanente entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994, mais qui ont été tuées en dehors de la cellule.

Lors de la cinquième étape, les assemblées générales ont rempli les fiches des rescapés du génocide qui réclament réparation, famille par famille. Outre l'identification de la personne, ces fiches mentionnent sa relation avec la victime, ainsi que les dommages matériels subis.

La sixième assemblée générale, en cours actuellement, est consacrée à l'établissement des listes des accusés. Celles-ci seront affinées lors de la septième réunion, où les Gacaca rempliront les fiches individuelles des accusés. Sur ces fiches figureront toutes les charges portées contre l'individu. Lors de cette septième étape, la dernière de cette phase d’instruction des dossiers, les juridictions classeront par catégorie les accusés.

Au cours de cette première phase, les assemblées générales des Gacaca pilotes se réunissent une fois par semaine dans chaque cellule. Ce rythme ralentira dès que les procès auront commencé, la loi prévoyant une séance ordinaire par mois. Toutes les étapes telles que parcourues par les 73 cellules de la phase « pilote » sont une sorte de répétition. Elles seront suivies à la lettre par toutes les autres juridictions lorsqu'elles démarreront.

Les cellules pilotes n’ont pas été choisies par hasard. D'une part, certaines d’entre elles comptent un nombre élevé de détenus originaires de ces cellules qui plaident coupable (environ 475). Une fois lancées, les Gacaca jugeront en premier ces détenus qui reconnaissent leur culpabilité. Officiellement, ils sont plus de vingt et un mille à travers le pays.

D'autre part, selon le Département des Juridictions Gacaca de la Cour Suprême, c’est aussi parce que la population de ces cellules se montre plus coopérative qu'ailleurs.

ACCELERER LES PROCES ET RECONCILIER LES RWANDAIS
De bas en haut, l'organisation administrative subdivise le Rwanda en cellules, secteurs, districts (anciennement communes) et en provinces (ex-préfectures), la ville de Kigali, la capitale, ayant un statut à part. Chacun de ces quatre niveaux administratifs aura sa propre juridiction Gacaca. Et à chaque échelon administratif correspond également, pour les Gacaca, un niveau de responsabilité à juger.

La Gacaca de la cellule est habilitée à juger les auteurs présumés de pillages et autres dommages matériels, constituant la quatrième catégorie. Les coupables seront condamnés à réparer ou à rembourser leurs dégâts. Selon la loi organique qui institue les Gacaca, il n'y a pas de possibilité d'appel à ce niveau.

Un niveau au-dessus, la Gacaca du secteur s'occupera des affaires de la troisième catégorie, c'est-à-dire des suspects qui ont blessé sans avoir l'intention de tuer. La Gacaca du district jugera, quant à elle, les suspects de la deuxième catégorie, ceux qui ont tué (la peine maximale encourue étant la prison à vie), ainsi que les procès en appel des affaires jugées par la Gacaca du secteur. Enfin, la Gacaca de la province fera uniquement office d’instance d'appel.

Dans les procès Gacaca, les accusés ne seront pas assistés d'un avocat. Selon la loi, la population sera en même temps juge et partie.

Quant aux suspects de la première catégorie, à savoir les organisateurs et les planificateurs du génocide, ainsi que les auteurs présumés de viols et autres tortures sexuelles (dont la peine maximale est la peine de mort), ils continueront d’être jugés par les Tribunaux de première instance, dont les juges sont des juristes de formation.

Environ 115.000 détenus sont accusés de participation au génocide qui a fait plus d'un million de morts entre avril et juillet 1994, parmi les Tutsis et les Hutus modérés. Jusqu'ici, un peu plus de sept mille ont été jugés depuis décembre 1996, date du début des procès de génocide. Au rythme de mille jugements annuels environ, les procès de tous les suspects prendraient plus de 100 ans. D’où la résurrection des Gacaca (littéralement, justice sur l'herbe).

Inspirées des assemblées villageoises traditionnelles, dans lesquelles les sages du village réglaient les différends survenus entre les membres de la communauté du village, elles ont été modernisées et formalisées par une loi organique afin d’accélérer ces procès. Selon les estimations du Département des Juridictions Gacaca, cinq ou six ans de procès devraient être nécessaires pour juger tous les détenus.

Les Gacaca, justice populaire participative, possèdent, outre l'accélération des procès, deux autres objectifs majeurs : établir toute la vérité sur le génocide, les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre commis entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994 et réconcilier les Rwandais. Dans certaines juridictions pilotes, les habitants ont "suggéré" que la vérité soit faite non seulement sur les crimes commis par les anciens miliciens hutus Interahamwe contre la minorité tutsie, mais aussi sur les crimes de guerre commis par le FPR, Front Patriotique Rwandais, à dominante tutsie, au pouvoir depuis sa victoire militaire sur l'ancien régime hutu en juillet 1994.

NE TOUCHEZ PAS AUX CRIMES DE GUERRE DU FPR
Certains journaux indépendants ont vite relayé ces « suggestions ». "Le Verdict", mensuel sur les procès de génocide de la Ligue Rwandaise pour la Promotion et la Défense des droits de l'homme (LIPRODHOR) cite par exemple un cas qui s'est présenté lors de l'assemblée générale de la juridiction Gacaca de la cellule Gihanga (secteur Nyarugunga, district de Kanombe, ville de Kigali). Alors que l'assemblée était en train d’établir la liste des victimes du génocide dans cette cellule, un de ses membres pose la question sensible : "une personne pourchassée en 1994 a eu la chance de survivre aux Interahamwe [les milices hutus qui pourchassaient les Tutsis]. Or, elle est retrouvée assassinée au retour des réfugiés. A qui incombe la responsabilité de sa mort?"

Une femme, membre du groupe des Intègres, se retire alors du siège et rejoint l'assemblée. Elle veut parler en simple "témoin". "Je suis restée ici. Ces victimes qui nous causent des difficultés ont été tués par des soldats du FPR. Il vous appartient maintenant de savoir dans quelle catégorie les classer", dit-elle avant de regagner sa place parmi ses pairs Intègres. Accueillie par des applaudissements chez certains, cette déclaration provoque, selon "Le Verdict", la stupéfaction chez d'autres. Pour couper court aux débats, le président du siège fait remarquer que "si des personnes qui ont été tuées par les soldats du FPR, leur cas relève de la compétence des juridictions ordinaires. Ce n'est pas devant les Gacaca que les plaintes doivent être portées".

Le cas n’est pas isolé. Lors de la quatrième session de l'assemblée générale de la juridiction Gacaca de la cellule Murambi (secteur Nyange, district du Budaha, province de Kibuye), et alors qu’elle a finalisé les listes des victimes, une dame demande la parole : "Nous devions recenser les personnes tuées entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994, n'est-ce pas?" Les juges répondent par l'affirmative. "Alors, les listes que vous venez de dresser ne sont pas correctes. Vous n'avez pas compté les dix-huit membres de ma famille tués le 22 juillet 1994 par des militaires du FPR". Elle cite même le nom de leur commandant.

Cette déclaration semble libérer l'assemblée. D’un coup, toutes les réticences s'envolent. "Cessez cette discrimination entre les morts", fuse une voix. Vous confondez le génocide et les actes de vengeance, c'est du négationnisme", entend-on par ailleurs. Tout le monde parle en même temps. Le nom du commandant est sur de nombreuses bouches. On le connaît et on sait où il travaille. Devant la confusion créée, le président du siège éprouve les pires difficultés à maîtriser la situation.

Un délégué du coordinateur des Gacaca de la province de Kibuye parvient finalement à calmer les esprits. "A moins que vous ne prouviez que ces crimes s'inscrivent dans un plan délibéré d'extermination d'une ethnie, vous ne devez pas les confondre avec le génocide. Laissez-les aux tribunaux ordinaires", déclare-t-il. Un représentant provincial de la Commission Nationale pour l'Unité et la Réconciliation l'appuie en expliquant que "ces crimes, aussi condamnables, diffèrent du génocide. Ils étaient sévèrement punis chaque fois qu'ils étaient rapportés à la hiérarchie du FPR".

Mais l'assemblée n'est qu'à moitié apaisée. Un de ses membres confiera : "si les juridictions Gacaca doivent conduire à la réconciliation, elles doivent rendre justice pour tout le monde". Et un autre d'ajouter : "Il aurait été beaucoup plus simple de crever l'abcès sur place".

Les autorités rwandaises n'ont jamais nié les crimes de guerre commis par des éléments du FPR. Mais elles les ont toujours différenciés des crimes de génocide et indiqué qu'ils n'étaient pas du ressort des juridictions Gacaca. Le chef de l'Etat, le général Paul Kagame, enfonçait d’ailleurs le clou dans son discours inaugural des Gacaca, le 18 juin dernier : "Il ne faut pas faire d'amalgame entre le génocide et les crimes commis pendant ou après. Des actes de vengeance ont été commis par des individus isolément. Ces derniers, chaque fois qu'ils ont été connus, ont été punis sévèrement".

LES DEMONS ETHNIQUES NE SONT PAS MORTS
Cette « divergence » entre la population et le pouvoir n’est pas le seul problème rencontré par les Gacaca. Selon une enquête menée sur les Gacaca pilotes par l'ONG internationale Penal Reform International (PRI) publiée en juillet dernier, les problèmes ethniques et la réconciliation suscitent bon nombre de questions de la part la population au cours des réunions. La plupart sont épineuses : "comment seront traitées les violations des droits de l'homme commises avant et après le génocide? Pourquoi le processus Gacaca s'intéresse-t-il uniquement à un groupe ethnique? Pourquoi ne pas également parler des Hutus tués en 1994 par le FPR? En avril 1994, certains Tutsis se sont enfuis pour revenir plus tard. D'autres se sont enfuis en juillet 1994. Le premier groupe a pillé nos stocks de graines. Pouvons-nous être remboursés? Quand nous entendons parler du processus Gacaca, nous avons peur de ce qui se passera lorsque les prisonniers seront libérés. Comment pouvons-nous vivre avec eux? Si les criminels ne demandent pas pardon, comment savoir s'ils ne vont pas recommencer?"

A ces interrogations « pratiques » s’ajoutent les craintes ethniques toujours vivaces dans certaines régions. Ainsi, selon cette même enquête, "la population des cellules Kimisugi et Muhororo (secteur Mutete, district de Kisaro, province de Byumba) a hésité à se rendre aux premières réunions de leurs Gacaca. Des rumeurs couraient sur le fait que les Tutsis y tueraient les Hutus. Certaines familles se sont enfuies tandis que d'autres ont vendu leurs biens. Lorsque les autorités ont été informées, elles ont organisé des réunions pour apaiser la population. Les premières assemblées générales des Gacaca de ces cellules n'ont finalement pu se tenir que le 22 juin, trois jours après les autres cellules pilotes du pays".

PRI estime que "ces craintes sont probablement liées à un événement historique qui n'a pas pu être confirmé et qui se serait produit dans la région en 1994 : pendant une réunion publique organisée par le FPR, ses soldats avaient tué de nombreux civils".

Face à ces questions, les Gacaca manquent pour l’instant de réponses. Malheureusement le temps semble compté. En effet, ainsi que le confirme PRI en conclusion de son enquête, la population se désintéresse de manière croissante de la première phase des Gacaca pilotes : les effectifs des participants sont en baisse et beaucoup de participants ne s'expriment plus pendant les réunions.

La baisse d'enthousiasme s'explique en outre par des raisons économiques, notamment "des obligations agricoles. Les Gacaca pilotes ont démarré pendant
la récolte du sorgho. Ainsi, certaines personnes affirmaient : "ces réunions vont nous conduire à la famine", écrit PRI.

A n'en pas douter, les Gacaca pilotes constituent un excellent cas d'étude qui permettra aux autorités de corriger les différents problèmes et de répondre aux questions mises à jour par ces tests avant d'envisager le lancement de toutes les onze mille juridictions Gacaca. Des problèmes et questions qui auraient beaucoup plus difficiles à gérer si tout l'appareil Gacaca avait démarré en même temps.

WK/FH (RW0925A)