LA SECURITE DES ELEVES TUTSIS N'ETAIT PAS PRIORITAIRE, SELON UN RESCAPE

Kigali, 5 novembre 99 (FH) - Deux nouveaux témoins ont longuement déposé vendredi contre l'évêque catholique de Gikongoro (sud-ouest du Rwanda), Mgr Augustin Misago, qui est jugé pour génocide et crimes contre l'humanité devant la Chambre spécialisée du Tribunal de première instance de Kigali depuis le 20 août dernier. Théophile Zigirumugaba, un jeune Tutsi, était doyen des élèves de l'école secondaire Marie Merci, à Kibeho, en 1994.

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Il avait déjà témoigné en public contre l'évêque de Gikongoro le 7 avril dernier lors de la commémoration du cinquième anniversaire du génocide à Kibeho même.

Le témoin a expliqué que les divisions entre les élèves tutsis et hutus ont été nettes après les massacres de l'église de Kibeho, perpétrés du 14 au 16 avril 1994. "Ils se sont mis en deux camps bien distincts, les Hutus affichant leur satisfaction des tueries de l'église, les Tutsis se montrant tristes et apeurés", a expliqué le témoin Zigirumugaba.

Tous les soirs, les élèves hutus se mettaient en groupes et avaient des conciliabules suspects, a poursuivi le témoin. Tous ces mouvements semblaient être guidés par le responsable des gendarmes qui étaient chargés de la sécurité de l'école Marie Merci et de l'école voisine. Les grands élèves sensibilisaient les jeunes à donner les noms de leurs camarades tutsis. Les listes étaient alors acheminées aux miliciens Interahamwe à l'extérieur de l'école, a encore précisé le témoin.

D'après Théophile Zigirumugaba, Mgr Augustin Misago, le préfet de Gikongoro Laurent Bukibaruta, et le commandant de la gendarmerie de Gikongoro, le major Bizimana, sont venus le 5 mai 1994 voir ce qui se passait. "Ils ont tenu une réunion à l'école Marie Merci avec le directeur, les professeurs et les responsables de l'enseignement au niveau préfectoral. Ils m'ont demandé, en tant que représentant des élèves, de leur décrire la situation que nous vivions", a déclaré le témoin.

Selon le même témoin, à l'issue de cette description, le doyen de l'école Marie Merci aurait conclu que le sort des élèves tutsis était entre les mains de ces dirigeants, que si ceux-ci voulaient qu'ils vivent, ils vivraient et s'ils voulaient qu'ils meurent, ils mouraient. Mgr Misago aurait alors piqué une crise de colère terrible et aurait déclaré : "Vous croyez que votre sécurité est la plus importante, alors que les Inkotanyi (les troupes du FPR) font de grandes avancées qui découragent les Forces armées rwandaises (FAR). C'est vous qui êtes la cause de l'insécurité ici parce que les élèves hutus affirment que vous êtes arrogants à leur égard, que quand les élèves ouvrent la radio le soir, vous les Tutsis vous mettez la musique des Inkotanyi". Mgr Misago aurait expliqué les massacres en cours dans le pays par le fait que les Hutus étaient en colère après l'assassinat du "père des Rwandais" (le président hutu Juvénal Habyarimana, dont l'avion avait été abattu le 6 avril 1994, donnant le signal au génocide des tutsis).

C'est sur cette déclaration de l'évêque que la réunion aurait pris fin, a déclaré le témoin. Mais avant de partir, le commandant de la gendarmerie avait promis d'envoyer des renforts pour renforcer la sécurité, ce qui a été fait d'ailleurs, a indiqué Théophile Zigirumugaba. Cependant, le 6 mai 1994, "alors que nous étions sur le point de nous mettre au lit le soir" a-t-il poursuivi, "le gardien civil de l'école est venu me dire avec beaucoup d'angoisse que Mgr Misago nous avait livrés aux miliciens et que nous allions être tués le lendemain. Au milieu de la nuit, un des gendarmes qui protégeaient l'école est venu me réveiller et me dire la même chose. Mais nous ne pouvions pas fuir, car toutes les issues étaient bloquées".

Théophile Zigirumugaba a affirmé devant le tribunal que le lendemain, vers la fin de l'après-midi, un grand groupe de militaires et de miliciens Interahamwe sont venus effectivement en courant et en criant "power". Ils ont rassemblé tous les élèves, filles et garçons, au nombre d'environ 90, au réfectoire, ils les ont déshabillés tous et ont commencé à tirer sur eux, puis à les achever avec de grands gourdins, a encore ajouté le témoin Zigirumugaba, précisant avoir lui-même couru et échappé par miracle.

Le deuxième témoin, Célestin Nzamwita, était caporal gendarme au sein des ex-FAR, chargé du ravitaillement de tous les détachements de la gendarmerie de Gikongoro. Cette fonction lui permettait de se rendre dans tous les sites qui avaient accueilli des réfugiés tutsis. Actuellement, Célestin Nzamwita est sur le front en RDC (République Démocratique du Congo).

Selon ce témoin Mgr Misago avait des contacts réguliers avec un certain capitaine gendarme Sebuhura, "qui avait créé, après la mort du président Habyarimana, un groupe d'une dizaine de gendarmes qui a ensuite eu la réputation d'être un escadron de la mort". C'est cet escadron qui a massacré les réfugiés tutsis à l'école de Murambi, à Kibeho, et à Cyanika, a affirmé le témoin, selon lequel le capitaine Sebuhura agissait indépendamment de la structure normale de commandement de la gendarmerie.

Le caporal Nzamwita a également affirmé que Mgr Misago avait des liens étroits avec l'un de ses prêtres, qui se serait particulièrement distingué dans les massacres des Tutsi, Ce prêtre, Athanase-Robert Nyandwi, "avait par ailleurs pris en otage plusieurs jeunes filles tutsies dans sa chambre", a déclaré le témoin.

Le substitut du procureur, Edouard Kayihura, a appuyé cette dernière déclaration, en disant que l'évêque lui-même reconnaît dans le procès verbal de ses interrogatoires qu'une fois il était allé voir l'abbé Nyandwi à sa paroisse de Kaduha et qu'il l'avait effectivement trouvé avec de jeunes filles tutsis dans sa chambre. L'évêque avait alors appelé le prêtre et l'avait sérieusement grondé et blâmé.

De son côté, Mgr Misago a déclaré aux juges que la déclaration du caporal Nzamwita et le procès verbal de son interrogatoire contenaient beaucoup de contradictions et donc que son témoignage est sujet à caution. Il a par ailleurs qualifié de "louche" le fait que le caporal ait été interrogé le 14 juillet 1999, "un mois après que le parquet avait bouclé et remis son dossier au tribunal".

L'accusé a encore affirmé qu'il n'avait jamais connu le capitaine Sebuhura et n'avait jamais eu affaire à quelqu'un de ce rang. "Quand j'avais des problèmes de sécurité - l'évêché a été attaqué plusieurs fois - j'appelais le préfet Bukibaruta ou le major Bizimana", a indiqué le prélat.

Quant à ses relations avec l'abbé Nyandwi, né à Shyanda (Butare -sud du Rwanda) de parents réfugiés burundais hutus, Mgr Misago a déclaré qu'elles étaient professionnelles, comme toutes les autres relations entre évêque et ses prêtres.

Le procès se poursuivra le 16 novembre avec le contre-interrogatoire du témoin Théophile Zigirumugaba par la défense. La date du début de l'audition des témoins à décharge n'a pas encore été évoquée.

D'ores et déjà, le public semble commencer à se lasser. Il n'y a plus d'affluence comme dans les débuts du procès. Parmi le public resté fidèle figurent le Nonce apostolique en poste à Kigali et l'archevêque de Kigali, qui n'ont jamais manqué une seule audience. De leur côté, les autres évêques catholiques appliquent une sorte de tournus de présence aux audiences.

WK/PHD/FH (RW&1105A)