LES RESCAPES ACCUSENT DE GENOCIDE QUATORZE ENQUÊTEURS DE LA DEFENSE

Kigali, 22 mars 2002 (FH) – Dans un mémorandum transmis au greffier du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), le collectif des associations des rescapés du génocide Ibuka ("souviens-toi") et l'Association des veuves du génocide, AVEGA, accusent quatorze enquêteurs des équipes de défense de crimes de génocide et/ou d'avoir des relations familiales avec les prévenus d'Arusha. Ce mémorandum "veut apporter les preuves demandées par le greffier Adama Dieng aux allégations" d'Ibuka et d'AVEGA, qui accusent le TPIR de mauvais fonctionnement, accusations dont la conséquence a été la suspension de la collaboration des rescapés avec le Tribunal international en janvier dernier.

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Le mémorandum s'articule autour de quatre points. Outre le problème des enquêteurs, il parle également "de menaces graves pesant sur la sécurité des témoins à charge après leur déposition devant le TPIR, de pratiques anti-déontologiques de la part de la défense lors des interrogatoires de témoins vulnérables, et de non-dédommagement du manque à gagner pour les témoins".

Selon Ibuka et AVEGA, des enquêteurs suspectés de crime de génocide et/ou ayant des liens de parenté avec les prévenus d'Arusha sont notamment dans les équipes de défense de Laurent Semanza, Mikaeli Muhimana, Sylvain Nsabimana, Jérôme Bicamumpaka, Joseph Kanyabashi, Pauline Nyiramasuhuko, certains travaillant sous de fausses identités.

S'agissant du "problème des menaces graves pesant sur les témoins à charge", Ibuka et AVEGA parlent d'un parlementaire rwandais qui a témoigné, sous anonymat, dans l'affaire Kayishema-Ruzindana. Il y aurait eu une fuite d'informations sur sa déposition, et depuis son retour à Kigali, il aurait été "l'objet de menaces ouvertes exercées par des proches de Kayishema avant d'être renversé, le 24 février 1998, par une voiture qui l'attendait devant chez lui".

Cet accident, que la victime, Ibuka et AVEGA qualifient d'attentat planifié, "lui a causé de graves blessures et une invalidité permanente". Le TPIR n'aurait pas encore "répondu à ses réclamations d'indemnités pour les préjudices subis et les dépenses encourues", indemnités évaluées à plus de trente-neuf mille dollars.

Inoculation du VIH

Ibuka et AVEGA citent par ailleurs les noms de trois dames qui ont témoigné contre Kajelijeli "comme victimes de violences sexuelles (amputation d'organes génitaux) et inoculation du VIH". Lorsqu'elles sont rentrées d'Arusha, "leurs témoignages avaient été portés, au Rwanda, à la connaissance de détenus co-auteurs de génocide avec Kajelijeli, et aux membres de la famille de ce dernier".

Depuis, elles ont été victimes d'agressions et de menaces de mort. Terrorisées, elles ont alors fini par se réfugier à Kigali où elles n'ont ni proches, ni maison, ni aucun moyen de survie. Ibuka affirme que cette insécurité a été causée par les fuites d'informations de leurs témoignages, et accuse le TPIR d'avoir suspendu, "sans explication et sans préavis, l'assistance médicale, par ailleurs dérisoire et limitée aux soins primaires" qu'il leur accordait.

Ibuka et AVEGA donnent, enfin, l'exemple d'une famille "qui a requis l'anonymat, à laquelle Georges Rutaganda, quand il était encore à Arusha, a envoyé une longue lettre de menaces, prouvant encore une fois que certains prévenus sont informés de l'identité des témoins prétendument protégés".

Selon le mémorandum, pour enquêter auprès de victimes qui ont survécu à des actes particulièrement douloureux, la déontologie interdit tout acte, tout geste et toute parole susceptibles d'aggraver leur état ou de leur faire perdre davantage leur dignité humaine. Le texte accuse la défense, dans les procès du TPIR, d'ignorer ces règles et précautions élémentaires et d'adopter l'attitude inverse.

Lors des interrogatoires, écrivent Ibuka et AVEGA, "la défense tente de refaire vivre aux victimes leur calvaire, dans le but de les affaiblir moralement, de les déstabiliser et, partant, de leur extorquer des déclarations contradictoires". Le texte qualifie ces manœuvres de cyniques, au cours desquelles "toutes les stratégies anti-déontologiques sont mises à contribution : injonctions de rejouer avec les enquêteurs les scènes de viol, obligation de faire des récits dégradants et de répondre aux questions les plus embarrassantes du genre : "as-tu touché son sexe?, quelles en étaient les dimensions précises?, as-tu pris plaisir à l'acte?, pourquoi n'as-tu pas interrompu l'acte si tu n'y prenais pas plaisir?, etc."

Non dédommagement pour manque à gagner

Ibuka et AVEGA concluent en disant que les trois dames de Ruhengeri (affaire Kajelijeli), le témoin TA dans l'affaire Butare, et d'autres victimes violées témoignent de ces "méthodes inadmissibles qui ont entraîné pour certaines d'entre elles de graves chocs de traumatisme et une prise en charge dans des centres spécialisés, bien entendu sans assistance du TPIR".

Pour ce qui est du "problème de non-dédommagement pour manque à gagner", Ibuka et AVEGA interviennent pour le parlementaire Adrien Rangira. "Il était entendu avec le Tribunal qu'il n'allait pas séjourner plus de deux jours à Arusha pour son témoignage, en raison de ses activités de parlementaire et d'homme d'affaires, mais il a été retenu pendant plus d'une semaine. Depuis plus d'une année, Mr Rangira n'a toujours pas obtenu gain de cause, malgré les multiples lettres de rappel".

En conclusion, Ibuka et AVEGA "estiment que les victimes du génocide ne peuvent pas continuer à faire confiance à un système de justice caractérisé par de si graves anomalies et une totale négation des droits de la victime allant jusqu'à l'atteinte à leur intégrité morale et physique". Les deux organisations conditionnent la reprise de leur collaboration avec le TPIR "à la mise sur pied de solutions appropriées".

Entre-temps, le gouvernement rwandais n'a pas encore désigné les deux personnalités qui, comme l'a proposé récemment le greffier du TPIR, formeraient une commission conjointe charger d'examiner les accusations de harcèlement des témoins.
WK/GF/FH (RW0322A)