Chambres du Kosovo : bataille de légitimité au premier procès

Le premier procès des Chambres spécialisées du Kosovo, s’est ouvert le 15 septembre contre un officier des services pénitenciers de l'Armée de libération du Kosovo, Salih Mustafa, par un long plaidoyer du procureur américain Jack Smith – défendant sa légitimité à poursuivre ces "combattants de la liberté" qui, aux yeux de nombreux Kosovars, ont mené une "guerre juste" contre les troupes serbes en 1998-1999.

Salih Mustapha dans le box des accusés
L'ancien commandant de l'Armée de libération du Kosovo, Salih Mustafa, accusé de crimes de guerre devant les Chambres spécialisées du Kosovo, les a qualifiées de "bureau de la Gestapo" à l'ouverture de son procès, le 15 septembre à La Haye (Pays-Bas). © Robin van Lonkhuijsen / Pool / AFP
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Lorsqu'on lui a demandé s'il souhaitait modifier son plaidoyer de non-culpabilité, l'ancien commandant de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) Salih Mustafa, 50 ans, a clairement exprimé son mépris pour le tribunal. "Je ne suis coupable d'aucun des chefs d'accusation portés contre moi par ce bureau de la Gestapo", a-t-il déclaré aux juges.

Au printemps 1999, Mustafa dirigeait une prison de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) où, selon l'accusation, les détenus étaient torturés et battus.

A l’ouverture de son procès, Mustafa, vêtu d'un survêtement rouge et noir, lançait régulièrement des regards furieux aux procureurs, en jouant nerveusement avec son stylo. Il doit répondre de quatre chefs d'accusation de crimes de guerre pour détention arbitraire, traitement cruel, torture et meurtre dans la première affaire jugée par les Chambres spécialisées du Kosovo (KSC), ouverte le 15 septembre à La Haye, aux Pays-Bas.

Les débuts difficiles des KSC

Les KSC ont été créées en 2015. Leur création est le résultat direct d'un rapport de 2011 du rapporteur du Conseil de l'Europe Dick Marty, qui reliait d'anciens hauts responsables de l'UCK, dont l'ancien président du Kosovo Hashim Thaci, à des atrocités commises contre des Serbes et d'autres personnes pendant et après le conflit de 1998-1999 au Kosovo.  

Ces crimes relevaient alors de la compétence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), mais cette institution était en fin de mandat et n'ouvrait plus de nouveaux dossiers. Sous la pression des États-Unis et de l'Union européenne, Pristina a accepté à contrecœur de mettre en place un nouveau tribunal, ancré dans le droit kosovar mais entièrement composé de juges et de procureurs internationaux et siégeant à La Haye.

De nombreux Albanais du Kosovo regardent avec défiance ce tribunal qui s’en prend aux combattants de l’UCK qui leur ont permis de conquérir l'indépendance. Le suspect le plus en vue de la Cour est l'ancien président Thaci, qui a accepté de se rendre l’année dernière aux KSC pour répondre d’accusations de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.

Les crimes de guerre ne justifient pas les crimes de guerre

Dans sa première déclaration d'ouverture, le procureur spécialisé des KSC, Jack Smith, a spécifiquement interpellé les personnes qui accusent le tribunal du Kosovo d'être anti-UCK. "Rien n'est plus éloigné de la vérité", a déclaré le procureur américain, ajoutant que le tribunal examinait la responsabilité pénale individuelle des suspects.

"Les charges contre l'accusé dans cette affaire portent sur sa responsabilité personnelle dans la détention, les mauvais traitements et la torture des Kosovars. Ce procès de cette affaire concerne la responsabilité personnelle de l'accusé, monsieur Mustafa, dont les actes ont causé des souffrances qui ont laissé des blessures indélébiles dans le corps et l'esprit des victimes qui les ont subies", a souligné Smith.

Il a dénoncé "une tactique souvent utilisée" qui consiste à pointer du doigt les crimes commis par les Serbes restés impunis. "En tant que procureur, il n'est pas de mon ressort d'argumenter ou de décider quelle guerre est juste ou quelle guerre ne l'est pas, mais je peux dire avec conviction que les crimes de guerre commis par un camp ne justifient pas les crimes de guerre commis par les autres camps", a déclaré Smith.

Il a ajouté que le travail du procureur est particulièrement difficile, en raison du climat permanent d'intimidation des témoins qui s'expriment contre l'UCK.

"Les victimes de l'UCK vivent dans la peur"

L'accusation a tenté de faire comprendre que ce procès se concentrerait sur Mustafa et ne chercherait pas à condamner les membres de l'UCK ou leur combat pour la liberté. Selon l'acte d'accusation, Mustafa a personnellement pris part à des passages à tabac et à des actes de torture d'au moins six prisonniers et il était présent lorsqu'un détenu a subi des mauvais traitements, dont il est mort.

"Il dormait dans la même maison où les prisonniers étaient gardés. Les cris de douleur pendant les interrogatoires et les passages à tabac - qui avaient généralement lieu à l'étage supérieur où l'accusé logeait - étaient si forts qu'ils pouvaient être entendus par les autres prisonniers, un étage plus bas", a indiqué le procureur Cezary Michalczuk.

Mustafa, après une pause de l'audience, n'est pas revenu pour entendre la déclaration d'ouverture des avocats des victimes. Les juges ont autorisé son absence temporaire, car il était représenté par un avocat. Toutefois, ils ont averti Mustafa qu'ils pourraient le contraindre à assister à son procès.

Jusqu'à présent, neuf personnes ont été autorisées à participer à l'affaire en tant que victimes, mais d'autres peuvent encore demander à s'y joindre. Anni Pues, représentante des victimes, a critiqué Mustafa en déclarant que son départ témoignait d'un mépris évident pour les victimes. Elle a ajouté qu'elle espérait que cette affaire pourrait contribuer à faire évoluer le récit de la guerre au Kosovo et du rôle de l'UCK. "Les victimes de l'UCK vivent dans la peur et sont confrontées à l'apathie [de leurs concitoyens]", a-t-elle déclaré à la cour.

Alors que les victimes de crimes de guerre perpétrés par les forces de l'ancien président Slobodan Milosevic étaient encouragées à se manifester et à demander justice, les victimes des combattants de l'UCK sont "bâillonnées et accusées de nuire à la réputation de l'UCK", a-t-elle déclaré. Selon Me Pues, les victimes de l'UCK ne peuvent même pas être reconnues officiellement comme victimes de guerre et recevoir une quelconque aide gouvernementale, car la loi kosovare sur les "martyrs, invalides et héros de guerre" reconnaît uniquement les anciens membres de l'UCK ou les civils qui ont été détenus, torturés, tués ou blessés par les forces ennemies.

"Déclarations politiques"

Sur la chaîne de télévision kosovare Kohavision TV, le commentateur Ehat Miftaraj, de l'Institut juridique du Kosovo, a fustigé les « déclarations politiques » de Me Pues qui semble "ne pas connaître le contexte politique du conflit de 98-99". On estime que plus de 13 000 personnes sont mortes pendant la guerre de 1998-1999 au Kosovo, lorsque la province méridionale faisait encore partie de la Serbie sous le régime de Milosevic. Les combats ont pris fin après les frappes aériennes de l'Otan contre les forces de Milosevic.

La défense de Mustafa a choisi de ne pas faire de déclaration préliminaire le premier jour du procès. Elle le fera, a-t-elle précisé, au début de la présentation des arguments de la défense, après que l'accusation aura présenté l'intégralité de ses arguments. Les juges ont accordé aux procureurs 90 heures pour présenter leur dossier et pour appeler 16 témoins. Le procès se poursuivra lundi, avec la déposition du premier témoin la semaine prochaine.

Les dates de démarrage des procès des 7 autres suspects détenus par les Chambres spécialisées du Kosovo, dont l'ancien président Thaci, n'ont pas encore été fixées.