Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

La vérité derrière les murs de Mile 2, le « cinq étoiles » de Jammeh

Durant ses vingt-deux ans de règne, le Gambien Yahya Jammeh était célèbre pour ses injures et menaces contre ses concitoyens. L'une de ses préférées était : « Je vous enverrai dans mon hôtel cinq étoiles ». Son euphémisme pour Mile 2, une prison dans la périphérie de Banjul, à laquelle la Commission vérité a consacré ces deux dernières semaines d'audience.

La vérité derrière les murs de Mile 2, le « cinq étoiles » de Jammeh
La Commission vérité gambienne a établi que, entre 1994 et 2017, au moins 41 personnes sont mortes de torture ou à cause des mauvaises conditions à la prison Mile 2. © Mustapha K. Darboe
6 min 49Temps de lecture approximatif

« Pour les agents pénitentiaires, la mort n’était rien... ils disaient toujours que la mort d'un prisonnier valait mieux qu'une évasion », a témoigné Soriba Conde, un ressortissant guinéen qui a purgé une peine de 14 ans de prison dans le quartier de sécurité, la section la plus dure – pour vol à main armée. « Si vous aviez un problème avec Yahya Jammeh et que vous étiez amené à Mile 2, on ne vous laissait jamais en paix », a-t-il déclaré devant la Commission vérité le 11 juin dernier.

En huit journées d'audience, douze prisonniers et gardiens de prison ont témoigné devant la Commission vérité, réconciliation et réparation de la Gambie (TRRC), mettant à nu les réalités derrière les murs de Mile 2, plus de trois ans après l'exil de l'ancien président en Guinée équatoriale, suite à sa défaite électorale en décembre 2016. 

Mile 2 a été construite dans une zone marécageuse infestée de moustiques, cernée de mangroves, par les colons britanniques en 1920. Située le long de la route de Banjul, la prison comprend trois zones : le quartier de sécurité, la cour principale et l'aile de détention provisoire. Le quartier de sécurité est séparé de la cour principale de la prison par un mur épais d'environ quatre mètres de haut percé d’une épaisse porte métallique noire. Des témoins ont expliqué, devant le TRRC, la peur qui les tenaillait chaque fois qu'ils entendaient la porte s’ouvrir. Ce bruit signifiait qu'ils allaient être soit torturés, soit emmenés et tués.

Soriba Conde témoigne devant la Commission vérité en Gambie
Soriba Condé: « Si vous aviez un problème avec Yahya Jammeh et que vous étiez amené à Mile 2, on ne vous laissait jamais en paix. » © Mustapha K. Darboe

Le centre de punition du dictateur

La prison centrale de Gambie n'a jamais été un centre correctionnel de haute tenue, mais lorsque le pouvoir a changé de mains en 1994, les choses ont empiré, a témoigné Lamin Korta, un ancien agent pénitentiaire qui a pris sa retraite en décembre 2019. Korta, 62 ans, a rejoint l'administration pénitentiaire de Gambie en août 1977. Il est parti pour un autre emploi et est revenu en 1996, deux ans après que Jammeh ait pris le pouvoir.

Le premier changement fondamental dont il a été témoin a été la création d'une nouvelle catégorie : celle des simples "détenus". "Pour entrer dans la prison, il fallait avoir soit un mandat de dépôt, soit un mandat d'arrêt... Mais quand je suis revenu en 1996, il y avait une nouvelle rubrique intitulée ‘détenu’". Selon Korta, cette nouvelle catégorie a été introduite par le directeur général de la prison de l'époque, David Colley.

Colley et Jammeh sont originaires de Kanilai, un petit village situé à environ deux heures de route de Banjul. N'ayant pratiquement pas reçu d'éducation formelle, Colley a commencé à travailler à la cafétéria de Mile 2, avant le coup d'État de Jammeh en 1994. Il est ensuite devenu officier, puis il a pris le grade de commissaire.

Selon la loi gambienne, tout détenu au-delà de 72 heures doit être libéré ou inculpé. Sous Jammeh, a observé Korta, ce n'était pas le cas.

« Certains arrivaient en mauvais état, après avoir été torturés »

C'est alors que les membres de l'Agence nationale de renseignement (NIA) et des commandos de Jammeh, les "Junglers", ont commencé à amener des gens. Une situation dont a été témoin Ansumana Manneh, 50 ans, l'actuel directeur général des services pénitentiaires de Gambie, qui a comparu devant la Commission le 8 juin. Manneh travaille au sein du système pénitentiaire depuis près de trois décennies. "C'était une pratique tolérée que la NIA fasse entrer des prisonniers sans documents ou papiers appropriés... Certains sont arrivés en mauvais état, après avoir été torturés", a déclaré Manneh.

Il a rappelé qu'un directeur de prison, Ebrima Ceesay, a été licencié et puni pour avoir refusé de prendre Lang Tombong Tamba, un militaire impliqué dans le coup d’État déjoué en 2009, après qu'il ait été emporté par la NIA, battu et ramené dans un très "mauvais état". Manneh a déclaré qu'après l'expérience vécue par Ceesay, tout le monde avait peur. "Quand vous regardiez notre registre... vous vous rendiez compte que seules les plaques d'immatriculation des véhicules qui venaient pour les prisonniers de la NIA étaient notées. Ils n'inscrivaient que NIA à la place du nom", a témoigné Manneh.

Ansumana Manneh témoigne devant la Commission vérité en Gambie
Ansumana Manneh : « C'était une pratique tolérée que la NIA fasse entrer des prisonniers sans documents ou papiers appropriés... Certains sont arrivés en mauvais état, après avoir été torturés. » © Mustapha K. Darboe

Un endroit appelé « parler vrai »

Dans le même temps, les conditions de détention sous Jammeh n'ont jamais échappé aux observateurs internationaux. En 2012, le système pénitentiaire gambien a été pointé du doigt après que Jammeh ait levé un moratoire sur la peine de mort et exécuté neuf détenus d’un coup. Certains n’avaient pas épuisé leurs recours légaux et ont été illégalement exécutés par étranglement par des Junglers, selon l'un d'entre eux, Omar Jallow, qui a comparu devant la Commission en juillet 2019.

En novembre 2014, les experts des Nations unies en matière de torture et d'exécutions extrajudiciaires se sont vu refuser l'entrée de Mile 2. Christof Heyns et Juan Méndez, venus à l'invitation du gouvernement gambien, ont été informés qu'"en aucun cas ils ne seraient autorisés à visiter le quartier de sécurité, où [entre autres] sont détenus les prisonniers condamnés à mort". "En raison du refus d'accès au quartier de sécurité de la prison Mile 2 pour visiter les personnes condamnées à de longues peines, y compris la peine de mort, nous pouvons en déduire qu'il y a quelque chose d'important à cacher", avait déclaré Heyns, lors d'une conférence de presse après avoir appris que leur visite ait été écourtée.

Mais si les experts de l'Onu n'ont pas pu voir l'intérieur de Mile 2, il est apparu devant la Commission vérité que la torture y était très répandue.

Samba Doro Bah, 59 ans, a été détenu à Mile 2 et condamné à la prison à vie. Condamné en 2004 pour un meurtre qu'il nie toujours, Bah a été emmené dans le quartier de sécurité. "J'ai passé un an et six mois menotté et enchaîné", a déclaré Bah à la TRRC le 15 juin. Mile 2 avait un endroit appelé "parler vrai", où les prisonniers étaient emmenés pour se confesser ou pour leur arracher "la vérité", a déclaré Bah et plusieurs témoins. Bah n'a pas été emmené pour "parler vrai", mais il connaissait des prisonniers qui y étaient passés : "L'endroit était près du bureau du directeur... Ils ont dit qu'on leur avait mis un sac en nylon sur la tête, et qu’ils avaient été allongés sur une table et battus."

Un autre prisonnier, Baba Galleh Jallow, est détenu à Mile 2 depuis seize ans.  "Le [Directeur] David Colley était au courant [des tortures]. S'il ne l'était pas, personne n'oserait le faire..." a-t-il accusé, lors de sa comparution devant la Commission le 15 juin.

Jallow et Bah, tous deux condamnés en 2004, ont affirmé avoir été enchaînés pendant 1 an et 6 mois dans une cellule de l'aile de sécurité.

Le "tortionnaire en chef"

Sur les allégations de torture à Mile 2, le nom d'Ebrima Jammeh a été le plus souvent cité et plusieurs prisonniers l'ont qualifié de "tortionnaire en chef". Dans leur récit, Jammeh, ancien directeur des opérations de Mile 2, avait torturé plusieurs victimes, avec au moins deux complices : Malang Tamba et Muhammed Jabbie.

Jabbie n'a pas comparu devant la Commission, mais Tamba a admis avoir torturé deux prisonniers, les 17 et 18 juin. Tamba a également admis avoir torturé Nfallou Ceesay, un tailleur de la prison, qu'il a accusé d'avoir harcelé sexuellement une gardienne de prison.

- C'est illégal, l’a interpellé Essa Faal, l'avocat principal de la TRRC. Chaque châtiment corporel doit être approuvé par le ministre de l'Intérieur. Vous avez pris sur vous de punir Ceesay sans suivre une procédure régulière...

- Mais je savais que si Ceesay était inculpé, sa punition serait pire, a répondu Tamba.

- Mais ce n'est pas à vous de décider cela.

- Oui, monsieur.

- De plus, selon la loi sur les prisons, vous ne devez pas appliquer de châtiment corporel sans la présence d'un médecin. Avez-vous suivi cela ?

- Non, monsieur. J'ai réalisé mes erreurs. J'ai déjà présenté mes excuses à Nfallou.

Jammeh, lors de sa comparution devant la Commission le 18 juin, a passé plusieurs minutes à nier, avant de finalement céder sous la charge de l'interrogatoire inquisitoire de Faal.

- J'ai participé au passage à tabac de Lamin Jah et de Soriba Conde, cela devait permettre d'obtenir la vérité de leur part, a finalement admis Jammeh, expliquant qu'un portable avait disparu et que du cannabis avait été trouvé sur les suspects, qui refusaient de dire la vérité.

- Je présente mes excuses à tous, en particulier à Jah et Conde. Je n'ai pas pu contrôler mes émotions, mais je le regrette, a ajouté l'ancien directeur Jammeh.

Malgré la mauvaise tenue des registres, la TRRC a pu établir qu'au moins 41 personnes sont mortes à Mile 2 entre 1994 et 2017. Au moins deux d’entre elles, Ebrima Joof et Lamarana Jallow, sont mortes des suites de torture, selon les témoignages, alors que les principales causes de décès sont le résultat d'une mauvaise alimentation.

Sur ce volet, Fanta Sanneh, médecin de prison, a comparu devant la Commission le 10 juin. Sanneh n'avait pas de formation en soins infirmiers ou en médecine. "Je n'ai pas tiré de signal d’alarme concernant le régime alimentaire des prisonniers, bien que je sache que des prisonniers mouraient à cause de cela", a admis Sanneh. Elle a également confirmé que les détenus se voyaient refuser des soins médicaux - dans certains cas après avoir été torturés.

Les auditions de la Commission sur le système pénitentiaire se poursuivent cette semaine.