Diamants de sang : « il est important que les hommes d’affaires rendent des comptes »

Diamants de sang : « il est important que les hommes d’affaires rendent des comptes »©Creative Commons
Affiche du film les diamants de sang
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Michel Desaedeleer, un citoyen à la double nationalité américaine et belge, a été extradé cette semaine vers la Belgique après avoir été arrêté en Espagne à la fin du mois d’août sur un mandat d'arrêt européen. Il est soupçonné d’esclavage comme crime contre l'humanité et du pillage des «diamants de sang» qui ont contribué à entretenir la guerre civile en Sierra Leone. Desaedeleer est accusé d'avoir collaboré avec Charles Taylor, l'ancien président libérien, et les rebelles du RUF (Revolutionary United Front) en Sierra Leone, et d’avoir tiré profit du commerce illicite des "diamants du sang" entre 1999 à 2001 pendant la guerre civile. Il est également soupçonné d'avoir été présent  dans les mines de diamants de Kono, à l’est de la Sierra Leone, où les rebelles avaient réduit en esclavage des civils pour extraire ces diamants.

Les experts de l'ONU estiment dans un rapport datant de 2000 que le RUF est responsable de l'exportation illégale de diamants d'une valeur totale comprise entre 25 millions et 125 millions de $ chaque année. Une grande partie de  ces sommes ont servi à acheter des armes sur le marché noir. Dans ce rapport, les experts  affirment que Desaedeleer « avait conclu un arrangement avec Foday Sankoh (le leader du RUF), qui lui a permis de négocier des droits sur tous diamants et l'or de la Sierra Leone pour une période de 10 ans ».

Un avocat belge avait déposé en 2011 une plainte contre Michel Desaedeleer au nom des victimes en Sierra Leone. L’ONG suisse Civitas Maxima, en coopération avec une association de victimes sierra-léonaise, a fourni des informations pour l’enquête, y compris des témoignages.
Le directeur de Civitas Maxima Alain Werner était procureur au Tribunal spécial pour la Sierra Leone (soutenu par l’ONU), qui a condamné l’ex-président libérien Taylor à 50 ans de prison pour « crimes de guerre et crimes contre l’humanité ». Werner explique pourquoi  ce cas peut créer un précédent important. Interview avec JusticeInfo.net.

JusticeInfo.Net: Vous avez dit que cette affaire était une première. En quoi est-elle si importante ?

AW: A priori, ce n'est pas une première dans la mesure où en 2007/2008, en Belgique, il y avait eu quelques hommes d'affaires, dont des Libanais, qui avaient été condamnés pratiquement pour les mêmes faits. Mais la grande différence, qui est très significative pour nous, est qu'ils n'étaient pas poursuivis pour crimes contre l'humanité ou crimes de guerre, ils étaient poursuivis pour violation des lois internes, y compris violation de l'embargo des Nations unies sur l'exportation de « diamants de sang ». Maintenant, il est très important que ces faits soient qualifiés de crimes internationaux, et nous pensons que tous les éléments sont là, donc pillage comme crime de guerre, complicité de réduction en esclavage comme crime contre l'humanité. Cette qualification est une première, elle n'a jamais existé antérieurement. Et nous pensons que c'est très important, parce que c'est cette qualification, cette catégorisation, qui pourrait être un élément dissuasif et amener d'autres personnes à réfléchir deux fois avant de faire la même chose.

JusticeInfo.Net: Il semble alors qu'il sera jugé en Belgique. Mais pourquoi en Belgique alors que les crimes allégués ont été commis en Sierra Leone ?  

AW: Juridiquement, l'affaire aurait pu être jugée en Sierra Leone, mais la Belgique est aussi compétente car M. Desaedeleer est citoyen belge, et, conformément au « principe de la personnalité active », vous pouvez être jugé dans votre pays quel que soit le lieu où vous avez commis des crimes d'une certaine gravité. Ainsi donc, moi, citoyen suisse, si je commets des crimes de guerre aux Etats-Unis ou ailleurs, je peux être jugé en Suisse. Conformément au même principe, il pouvait aussi être jugé aux Etats-Unis, car il est aussi de nationalité américaine. Nous avions donc plusieurs options. Mais lorsque nous avons lancé l'affaire en 2011, ce n'était pas du tout clair qu'il y avait une quelconque volonté de le juger en Sierra Leone, sans oublier que le système de common law qui est appliqué en Sierra Leone ne permet pas à une victime de se chercher un avocat, déposer une plainte et engager une procédure pénale indépendamment (du procureur). Ceci n'est pas possible en Sierra Leone, mais c'est possible en Europe. Dans des pays de la civil law comme la Belgique, la Suisse ou la France, vous pouvez faire cela. Nous avons ainsi pensé que les victimes pouvaient participer plus facilement et avoir un impact sur le cours de la procédure en Belgique.

JusticeInfo.Net: Mais toutes les victimes dans cette affaire se trouvent en Sierra Leone et non en Belgique. Comment seront-elles entendues si elles ne sont pas là ?

AW: Ce n'est pas parce qu'elles ne sont pas là aujourd'hui qu'elles n'y seront pas en cas de procès. Et ce n'est pas parce que le procès ne se tiendra pas en Sierra Leone qu'il ne peut pas avoir d'impact en Sierra Leone. N'oubliez pas qu'il n'y a pas encore de décision sur la tenue d'un procès. Il a été inculpé, mais l'enquête se poursuivra, probablement pour une année ou même plus. Il aura des avocats, qui pourront proposer des témoins, beaucoup de choses vont se passer. Et, encore une fois, le système belge est meilleur pour les victimes car elles peuvent faire entendre leur voix, sans forcément passer par le Procureur, ce qui n'est pas possible dans les pays de common law.

JusticeInfo.Net: C'est donc une procédure importante pour les victimes en Sierra Leone?

AW: Nous sommes en collaboration avec une organisation sierra- léonaise reconnue de Freetown, The Centre for Accountability and Rule of Law. Le directeur, Ibrahim Tommy -que je connais depuis plusieurs années- et l'organisation affirment depuis longtemps que cette procédure est importante. Certes, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone a existé et justice a été rendue d'une certaine façon par ce Tribunal. Mais ce qui ne s'est pas encore produit, c'est de demander des comptes aux acteurs financiers dans le conflit. La guerre a duré très longtemps, de 1991 à 2002, et une des raisons pour lesquelles les groupes armés ont pu guerroyer si longtemps c'est qu'ils obtenaient de l'argent et les moyens d'acheter des armes dans d'autres pays pour poursuivre la guerre.

Il était donc vraiment important que les hommes d'affaires derrière cela, qui n'étaient ni Sierra léonais ni Libériens, rendent des comptes. Ainsi, nous croyons que cette procédure est importante dans ce sens, et c'est ce que les activistes des droits de l'Homme et les autres personnes à Freetown nous disent.