OPINION

Cambodge : Leçons sur la participation des victimes

Le Tribunal pour les Khmers rouges a offert une participation sans précédent aux victimes dans un procès international. Mais quelle est la réalité de leur expérience, au-delà de quelques témoins héroïques appelés à la barre ? A quel point s’intéresse-t-on aux bénéfices réels qu’elles souhaiteraient retirer de leur engagement ? L’avocate Marie Guiraud a été l’une de leurs deux représentants principaux à Phnom Penh depuis quatre ans. A la veille du jugement contre Nuon Chea et Khieu Samphan, elle égratigne quelques idées simples et suggère certaines pistes à suivre.

Cambodge : Leçons sur la participation des victimes©Tang CHHIN SOTHY / AFP
Les Cambodgiens entendront le verdict contre Nuon Chea et Khieu Samphan le 16 novembre à Phnom Penh.
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Lors de son émergence au début des années 90, la justice internationale n’a d’abord envisagé les victimes que comme de simples témoins dont il s’agissait, le cas échéant, de prévoir et garantir la protection. Depuis une quinzaine d’années, de Phnom Penh à Dakar, de La Haye à Bangui, les tribunaux internationaux ou hybrides nouvellement créés ont, au contraire, consacré le droit des victimes à devenir de réels acteurs des procès. Elles sont parfois des « victimes participantes », comme devant la Cour pénale internationale. A Phnom Penh, au procès des anciens Khmers rouges jugés devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), elles ont été de véritables parties au procès : des parties civiles.

L’un des facteurs de cette évolution a été le développement de tribunaux hybrides intégrés au système judiciaire national de pays – Cambodge, Sénégal ou Centrafrique – où la procédure pénale consacre cette participation pleine des victimes.

Pour ces juridictions, le défi n’est pas tant d’inventer un système (comme à la Cour pénale internationale) que d'adapter une pratique nationale aux défis juridiques, pratiques et financiers propres aux procès pour crimes de masse (grand nombre de victimes, technicité des procédures, difficulté d'organiser une information et une consultation effective des victimes dans de longues procédures,  etc). Il est aussi de répondre aux vertus extrajudiciaires dont on a paré la participation des victimes. Non contente de contribuer à la manifestation de la vérité, celle-ci œuvrerait à la réconciliation nationale, permettrait aux victimes de se sentir « plus fortes » (empowered), aboutirait à la mise en place de programmes de réparations collectives et soit disant « transformatives ». Avec toujours, en toile de fond, le risque de créer deux catégories de victimes – celles qui entrent dans le champ des procès, qui pourront profiter des bénéfices supposés de leur participation, et les autres – et d’œuvrer ainsi contre les objectifs annoncés.  

Est-ce dans l’intérêt des victimes de participer au procès ?

Aux CETC, cela a eu une conséquence concrète : tirer la participation des parties civiles vers sa dimension symbolique, parfois au détriment de sa dimension purement judiciaire. Ainsi, les critères de recevabilité ont-ils été considérablement élargis, afin d’admettre un grand nombre de parties civiles qui ont ensuite été, au niveau du procès, regroupées dans un Collectif risquant de diluer les demandes individuelles. Ainsi aussi, la Chambre a autorisé la mise en œuvre de projets de réparations judiciaires, financés par des bailleurs de fonds extérieurs, avant toute décision sur la culpabilité des accusés.

Le second procès contre Nuon Chea et Khieu Samphan n'est pas terminé. Il est donc prématuré de tirer toutes les leçons de l’expérience des parties civiles. Mais peut-être est-il d'ores et déjà possible d'ouvrir le débat sur le nécessaire équilibre entre cette dimension judiciaire et cette dimension symbolique, en commençant par questionner le dogme qui postule qu'il est nécessairement dans l'intérêt des victimes de participer aux procès de crimes de masse. Du droit à participer (qui, en creux, comprend aussi le droit de ne pas participer), n'est-on pas en train de passer à une injonction faite aux victimes de participer, sans forcément s'intéresser aux bénéfices réels qu'elles pourraient en retirer ?

On le dit peu, mais rares sont les victimes qui ressortent pleinement apaisées et satisfaites d'un procès pénal.

On le dit peu, mais rares sont les victimes qui ressortent pleinement apaisées et satisfaites d'un procès pénal. Les avocats habitués à représenter les victimes savent à quel point la participation à un procès peut être longue, déroutante et source d'énormes frustrations. Qu’elle n’a pas été ma surprise lorsqu'une partie civile, après avoir entendu le verdict du premier procès qui condamnait pourtant Nuon Chea et Khieu Samphan à la prison à perpétuité, s'est écriée, furieuse : « C'est comme si j'avais le cancer et qu'on m'avait donné du doliprane ! » Imaginez seulement la déception quand votre affaire n'arrive pas même au stade du procès.

Que vit réellement une partie civile

Un Collectif de 3867 hommes et femmes victimes de crimes ou de politiques menées pendant la période où les Khmers rouges étaient au pouvoir, entre avril 1975 et janvier 1979, participent depuis dix ans à ce second procès contre Khieu Samphan et Nuon Chea. Dix ans ! Mais qu'entend-on réellement par participation ?

Essayons de nous mettre un instant à la place d'une partie civile. Elle voulait venir témoigner à l’audience car on lui avait dit que c'était important de parler, mais seules 63 parties civiles ont pu le faire.

Prenons le risque d'être accusée de caricature et essayons de nous mettre un instant à la place d'une partie civile, de celles dont on ne parle jamais et qui, pourtant, représentent la majorité au sein du Collectif dont nous représentons les intérêts. Une ONG est venue la voir, il y a dix ans, pour la convaincre de se constituer partie civile en lui disant que la procédure durerait trois ans. Elle ne connaît pas personnellement les accusés dans le box. L'affaire à laquelle elle participe a été divisée en trois car elle était trop volumineuse et une partie des faits a été abandonnée par les juges, faute de temps. Depuis qu’elle participe, 282 de ses collègues parties civiles sont décédés avant d’entendre un jugement final et elle se dit que cela pourrait très bien lui arriver. Elle a d'ailleurs appuyé une suggestion informelle d’une autre partie civile estimant particulièrement utile que la Cour aide aux frais de funérailles. Elle voulait venir témoigner à l’audience car on lui avait dit que c'était important de parler, mais seules 63 parties civiles ont pu le faire. Elle est allée parler de son expérience dans une école, car cela fait partie des projets de réparations (il faut que les jeunes comprennent ce qui s'est passé). Depuis le début du procès, elle est venue assister à une ou deux audiences et elle a participé à quelques forums d'information et de consultation où elle y a rencontré son avocat et d'autres parties civiles. A ces occasions, elle a tenté d'économiser les per diem qu'on lui a donnés, afin d’améliorer son quotidien ; mais ces activités se déroulent en ville, elle habite la campagne et cela la fatigue de plus en plus de voyager. Elle a parfois du mal à savoir où en est ce procès...

Programme de réparations national, non discrimination entre victimes

Loin des récits héroïques de parties civiles dont le témoignage en audience publique aurait changé la vie, c'est aussi à l'aune de ces expériences qu'il faudra tirer les leçons de la participation des victimes aux CETC. Entre sa dimension judiciaire et sa dimension symbolique, un juste milieu doit être trouvé.

La participation des victimes devant les CETC aura été un formidable laboratoire. Il faut espérer que la justice pénale internationale ne soit pas frappée d’amnésie.

Cet équilibre ne pourra se trouver qu'en renvoyant les tribunaux hybrides et internationaux à leur mission première – juger – et en imaginant une complémentarité avec d'autres mécanismes, internes ou extérieurs aux tribunaux, qui permettraient de mieux répondre aux attentes de toutes les victimes : programme de sensibilisation donnant accès aux victimes qui le souhaitent aux informations sur les procès, aux audiences ou même à échanger avec d'autres victimes sans avoir à devenir une partie à la procédure ; vrai programme de réparations au niveau national, qui soit décroché de la question de la culpabilité d'un nombre si restreint d'accusés et soit ouvert à toutes les victimes, pas uniquement celles dont l’expérience entre dans le champ des quelques procès organisés.

La participation des victimes devant les CETC aura été un formidable laboratoire. Il faut espérer que la justice pénale internationale ne soit pas frappée, comme elle en a souvent tendance, d’amnésie.

Marie GuiraudMARIE GUIRAUD

Marie Guiraud est, depuis juin 2014, la co-avocate principale pour les parties civiles aux Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC). Avocate spécialisée en droit pénal, droit pénal international et droits de l’homme, elle a également assuré la défense de victimes dans des dossiers de crimes internationaux en Côte d’Ivoire et en République démocratique du Congo.