Guerre et affaires : Lafarge sur le banc des accusés Voir plus de publications

Lafarge en procès – épisode 6 : ce que demande le procureur français et ce qu'ont obtenu les États-Unis

En partenariat avec Justice Info, Sharon Weill, professeure de droit international, et 11 étudiants de Sciences Po Paris ont assuré une couverture hebdomadaire du procès Lafarge qui se déroulait dans la capitale française. Le procès s'achève le 19 décembre.

Les interprètes au procès Lafarge
Les interprètes, acteurs oubliés des procès à caractère international. Illustration (aquarelle, feutre et crayon sur papier) : © María Araos Flórez
Republier
Journal de bord du Capstone Course
Sciences Po Paris

C'était la dernière semaine du procès Lafarge et les bancs publics de la salle d'audience étaient toujours pleins. Le premier jour de la sixième semaine a marqué la phase finale de la procédure. Elle a débuté par les réquisitions finales du Parquet national antiterroriste (PNAT), au cours desquelles ont été exposées les infractions présumées et les peines requises pour chaque prévenu. La première accusation portée contre Lafarge et les accusés individuels est le financement du terrorisme et la seconde concerne l'infraction douanière de violation des sanctions financières internationales.

Le ministère public accuse Lafarge et huit personnes d'avoir financé trois groupes terroristes en Syrie – Jabhat al-Nusra, Ahrar al-Sham et Daech – à une époque où ces organisations commettaient des crimes graves, notamment des exécutions, qui étaient de notoriété publique. Le procureur a expliqué que l'infraction de financement du terrorisme ne nécessite pas que les fonds soient alloués à une opération terroriste spécifique et qu'elle peut être commise directement ou indirectement. Le motif du financement n'est pas pertinent et l'adhésion à une idéologie djihadiste ou extrémiste n'est pas un élément constitutif de l'infraction.

Les fonds transférés par Lafarge et les prévenus ont contribué à maintenir les capacités opérationnelles de Daech. « On imagine facilement ce que représentaient 5 millions d'euros en Syrie à l'époque : l'achat d'environ 4.000 fusils Kalachnikov, ou le paiement des salaires d'environ 3.000 à 3.600 combattants pendant une année entière », a déclaré le procureur à la cour. Il a souligné que « pour répandre son poison, le terrorisme n'a pas nécessairement besoin de sommes d'argent importantes. Les attentats de Paris [en 2015], par exemple, ont été perpétrés avec un budget de seulement 108.000 euros ».

4 694 696 euros : un niveau « sans précédent et vertigineux »

Cette affaire, jugée par une présidente expérimentée, s'inscrit dans le cadre de l'expertise acquise depuis 2015 par la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris dans les affaires de terrorisme, comme le montre une étude intitulée “Terror on Trial”, qui sera publiée en mars 2026. Toutes les affaires liées au terrorisme sont centralisées à Paris : les infractions passibles d'une peine maximale de 10 ans d'emprisonnement sont jugées par la16e chambre, dont les juges ont pu acquérir une expertise judiciaire continue. Les données récentes publiées par le tribunal soulignent l'ampleur des affaires liées au terrorisme :

Cour d'assises en première instance, en matière terroriste nombre de procès et nombre de jours d'audience (graphique).
Source : Tribunal de Paris, rapport annuel, 2024.
Tribunal correctionnel et tribunal pour enfants : nombre de procès et nombre de jours d'audience (graphique).
Source : Tribunal de Paris, rapport annuel, 2024.

Bien que le Code pénal français ait continuellement évolué pour inclure de plus en plus d'infractions pénales adaptées aux modes changeants du terrorisme international – telles que de nouvelles infractions concernant l'apologie du terrorisme ou le soutien financier au terrorisme et le recrutement –, presque toutes les poursuites reposent sur la vieille infraction d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » (AMT). En avril 2016, à la suite des attentats terroristes de 2015, la politique en matière de poursuites judiciaires a radicalement changé. Du point de vue des autorités, la peine maximale existante de dix ans d'emprisonnement pour avoir rejoint un groupe terroriste djihadiste ne correspondait pas suffisamment à la gravité de cette conduite. Il a donc été décidé de poursuivre l'AMT comme un crime, passible de peines allant jusqu'à vingt ou trente ans d'emprisonnement, et les affaires ont été transférées à la cour d'assises.

Les affaires de financement du terrorisme sont relativement rares, avec un nombre limité de condamnations chaque année : 13 en 2025 et 21 en 2024. À titre de comparaison, les condamnations récentes ne portaient généralement que sur quelques milliers d'euros par prévenu, et même les affaires les plus importantes traitées par le parquet national antiterroriste français ont rarement dépassé quelques centaines de milliers d'euros, une somme considérée comme exceptionnelle.

Les sommes en jeu dans l'affaire Lafarge dépassent de loin tout ce qui a été vu jusqu'à présent : 4.694.696 euros au total. « Elles sont sans précédent et vertigineuses, d'autant plus qu'elles reflètent une approche systémique adoptée par Lafarge, qui en est venu à traiter les organisations terroristes comme des partenaires commerciaux ordinaires », a déclaré le procureur.

L'accord de plaidoyer américain en 2022

En 2022, Lafarge a plaidé coupable dans le cadre d'une procédure pénale parallèle qui s'est déroulée aux États-Unis, devant le tribunal fédéral de Brooklyn. Une coopération entre les juges d'instruction français et les autorités judiciaires américaines s’est mise en place. Aux États-Unis, Lafarge a reconnu des faits essentiels qui étayent également la procédure française. Lors d'une conférence de presse en 2022, le procureur général adjoint américain a déclaré : « Les accusés ont versé près de six millions de dollars de paiements illicites à deux des organisations terroristes les plus notoires au monde, Daech et le Front al-Nosra en Syrie, à un moment où ces groupes brutalisaient des civils innocents en Syrie et complotaient activement pour nuire aux Américains. Il n'y a tout simplement aucune justification pour qu'une multinationale autorise des paiements à des organisations terroristes désignées. »

Dans le cadre de l'accord de plaidoyer, Lafarge a accepté de ne faire aucune déclaration publique contredisant sa reconnaissance de responsabilité et s'est engagé à ne pas contester les faits établis dans le cadre de toute procédure judiciaire, y compris devant des tribunaux étrangers. La société a reconnu avoir soutenu l'organisation État islamique et le Front al-Nosra et a accepté de verser au gouvernement américain un montant total de 778 millions de dollars, dont 687 millions de dollars au titre de confiscation et 90,78 millions de dollars au titre des amendes pénales. L'accord imposait également des obligations de déclaration et de surveillance obligatoires afin d'éviter que de telles pratiques ne se reproduisent. Enfin, l'accord de plaidoyer stipulait explicitement que Holcim, une cimenterie suisse qui a fusionné avec Lafarge en 2015, n'avait pas connaissance de ces agissements.

Vous trouvez cet article intéressant ?
Inscrivez-vous maintenant à notre newsletter (gratuite) pour être certain de ne pas passer à côté d'autres publications de ce type.

Une gamme de sanctions

Les demandes du procureur entendues cette semaine à Paris contrastent fortement avec la procédure américaine. En France, les personnes physiques encourent jusqu'à dix ans d'emprisonnement et une amende de 225.000 euros pour financement du terrorisme, tandis que les personnes morales sont passibles d'amendes pouvant atteindre 1.125.000 euros, ainsi que de sanctions accessoires telles que la dissolution ou l'interdiction d'exercer des activités commerciales.

Le procureur a demandé des peines différenciées reflétant les rôles respectifs des prévenus :

  • Pour Firas Tlass, qui aurait été omniprésent dans les arrangements financiers et a été absent de la procédure, le procureur a requis huit ans d'emprisonnement (avec mandat d'arrêt) et 225.000 euros d'amende.
  • Pour Bruno Lafont, ancien PDG de Lafarge, qui se trouvait au sommet de la pyramide qui aurait validé ces agissements : une peine de six ans d'emprisonnement avec sursis, l'amende maximale de 225.000 euros et la confiscation de 2.475.050 euros. Le procureur a également demandé une interdiction d'exercer la direction d'une société commerciale.
  • Pour Bruno Pescheux et Christian Herrault, respectivement directeur de la filiale de Lafarge en Syrie et directeur général adjoint de Lafarge, présumés décideurs, cinq ans d'emprisonnement ferme ont été requis, sans possibilité d'aménagement, et une amende de 225.000 euros, en plus d'une interdiction d'exercer des activités commerciales et industrielles. Biens confisqués : 320.533 euros et 476.000 euros pour Herrault, et 182.100 euros pour Pescheux.

Des peines moins lourdes ont été requises pour les autres accusés, notamment :

  • Jacob Waerness, l'un des deux responsables de la sécurité, qui aurait agi en tant qu'exécutant opérationnel. Bien qu'il ait quitté l'entreprise en septembre 2013, avant que les paiements à Daech ne soient pleinement mis en œuvre, il est poursuivi pour avoir joué un rôle important dans la mise en place du système. Le procureur a requis dix-huit mois d'emprisonnement, avec possibilité d'aménagement de la peine, et une amende de 20.000 euros.
  • Frédéric Jolibois, un autre ancien directeur de la filiale syrienne, n'est resté en poste que quelques semaines et a été le seul cadre à exprimer ses inquiétudes quant au système mis en place. Le procureur a requis une peine de trois ans avec sursis, dont un an sous surveillance électronique, et une amende de 80.000 euros.
  • Armo Taleb, l'intermédiaire, a fait l'objet d'une demande du procureur de trois ans d'emprisonnement et d'une amende de 60.000 euros, ainsi que de la délivrance d'un mandat d'arrêt.
  • Ahmed Ibrahim Al Jaloudi, soupçonné d'avoir joué un rôle clé dans ce stratagème entre septembre 2013 et septembre 2014, encourt une peine de deux ans d'emprisonnement, susceptible d'être ajustée, et une amende de 4.000 euros.
  • Lafarge, en tant que personne morale, est passible d'une amende maximale de 1.125.000 euros, de la confiscation de 30 millions d'euros d'actifs et d'une condamnation aux dépens.

Un récit commode

Reflétant peut-être un sentiment de déséquilibre, les autorités américaines ont indiqué qu'elles transféreraient une partie de l'argent à la France. Comme l'a rapporté le New York Times en 2024, le ministère américain de la Justice prévoyait d'envoyer à terme environ 200 millions de dollars à la France, en vertu de règles fédérales l’autorisant à partager les avoirs confisqués avec les gouvernements étrangers qui ont participé à l'enquête. À notre connaissance, ce transfert n'a jamais eu lieu.

Le procès français a poursuivi des priorités différentes de celles de la procédure américaine. Plutôt que de résoudre l'affaire par un accord négocié en coulisses, la France a mené un procès public au cours duquel les preuves ont été examinées dans leur intégralité. Les prévenus ont été entendus directement et les parties civiles ont été autorisées, dans l'attente d'une décision sur leur qualité pour agir, à fournir des témoignages et des éléments de contexte. Toutefois, des questions subsistent quant au rôle de l'État. Le procureur a semblé suivre le récit de Jean-Claude Veillard, ancien directeur de la sécurité chez Lafarge, selon lequel il n'était pas au courant des paiements versés aux groupes terroristes et ne pouvait donc rien dire aux services de renseignement français, une situation qui aurait persisté jusqu'à la fin du mois d'août 2014. Mais si tel était effectivement le cas, pourquoi les échanges de courriels entre lui et les services de renseignement, demandés lors de l'enquête, n'ont-ils pas été déclassifiés ? Ce récit semble particulièrement commode pour Jean-Claude Veillard – le seul suspect qui n'ait pas été mis en examen – et pour l'État. Sur ces questions, le procès n'a apporté aucune clarification supplémentaire.

Le tribunal correctionnel de Paris, où s’est tenu le procès Lafarge.
Le tribunal correctionnel de Paris, où s’est tenu le procès Lafarge. Illustration (aquarelle sur papier) : © María Araos Flórez

Lafarge en procès - Capstone Course, Sciences Po ParisCAPSTONE COURSE, SCIENCES PO PARIS

Dans le cadre du cours Capstone Course in International Law in Action à Sciences Po Paris, la professeure Sharon Weill et onze étudiants, en partenariat avec Justice Info, se consacrent à la couverture hebdomadaire du procès de l’affaire Lafarge, en faisant une ethnographie du procès. Les membres de ce groupe d’étudiants sont Sofia Ackerman, Maria Araos Florez, Toscane Barraqué-Ciucci, Laïa Berthomieu, Emilia Ferrigno, Dominika Kapalova, Garret Lyne, Lou-Anne Magnin, Ines Peignien, Laura Alves Das Neves et Lydia Jebakumar.

Republier
Justice Info est sur Bluesky
Comme nous, vous étiez fan de Twitter mais vous êtes déçus par X ? Alors rejoignez-nous sur Bluesky et remettons les compteurs à zéro, de façon plus saine.