OPINION

Acquittement, innocence et leçons ivoiriennes

L’acquittement de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé par la Cour pénale internationale, le 15 janvier, remet en lumière l’impact paradoxal que peuvent avoir les poursuites judiciaires sur l’avenir politique de responsables poursuivis puis acquittés. Mais il ne faut ni confondre acquittement et innocence, rappelle le juriste et professeur Roland Adjovi, ni confondre un acquittement avec le problème qui accable le bureau du procureur.

Acquittement, innocence et leçons ivoiriennes©Sia KAMBOU / AFP
Un homme lit le livre "De l'enfer je reviendrai", écrit par Charles Blé Goudé, qui a été acquitté par la Cour pénale internationale le 15 janvier.
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Le 15 janvier 2019, la Chambre de première instance de la Cour pénale internationale (CPI) a acquitté Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé à la majorité, en affirmant que l’accusation n’avait pas rapporté la preuve de tous les éléments requis des crimes portés à la charge des accusés. Tous les regards se sont focalisés sur Gbagbo en raison de son statut d’ancien président de la Côte d’Ivoire. Une question immédiate a été celle des conséquences de cet acquittement pour sa place sur l’échiquier politique ivoirien.

Ce questionnement ne peut manquer de rappeler un précédent récent, au Kenya, où deux accusés majeurs de la CPI, Uhuru Kenyatta et William Ruto, ont trouvé dans les poursuites contre eux une motivation pour leur union politique, et en ont fait un argument électoral puissant. Pouvoir se présenter comme les victimes d’une intervention extérieure, voire néo-impérialiste, a contribué à leur victoire aux élections présidentielles. Une fois élus, ils ont pu se plaindre que la Cour ne respectait pas leur immunité et, sans doute, convaincre les témoins de ne plus parler. Leur notoriété s’est accrue avec le non-lieu obtenu, de sorte qu’ils sont apparus comme les héros qu’ils ne sont pas.

La question est donc de savoir, d’une part, pourquoi l’acquittement semble accroître la notoriété publique des politiques et, d’autre part, les enjeux spécifiques du double acquittement sur le dossier de la Côte d’ivoire.

Acquittement n’est pas innocence

La première question appelle une réponse simplifiée. En fait, pour beaucoup, l’acquittement signifie l’innocence. Si le procureur n’a pas pu convaincre, c’est que les accusations n’avaient pas de fondement. Or, il n’y a rien de plus faux. D’abord, l’accusation peut échouer sur des questions techniques, avec parfois des perspectives personnelles privées. Je pense notamment à l’affaire Protais Zigiranyirazo, homme considéré comme central dans le mouvement extrémiste hutu au Rwanda, et poursuivi pour génocide devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). L’accusé a écrit un pamphlet disant toute sa haine du Tutsi et il est difficile de douter que sa haine ne l’ait pas conduit, en 1994, à participer à des discussions sur l’identification de personnes à éliminer. La Chambre d’appel du TPIR a pourtant estimé que la Chambre de première instance s’était profondément trompée sur la charge de la preuve ainsi que sur le standard de la preuve. Dans un cas pareil, il aurait fallu logiquement renvoyer l’affaire à une autre chambre de première instance. Mais non, la Chambre d’appel a décidé d’acquitter, ouvrant la voie à toutes les spéculations possibles sur cette option extrême qui ne tenait compte ni du fond du dossier ni de l’intérêt des victimes. Il est difficile de déduire d’un tel acquittement que l’innocence de l’accusé a été établie.

Peu de temps avant Gbagbo, il y a également eu le dossier de Jean-Pierre Bemba, ancien vice-président congolais accusé devant la CPI pour des crimes commis en République centrafricaine en 2003. Ici, la décision d’acquittement de la Chambre d’appel a été tout aussi technique, avec une complexité supplémentaire du fait du jeu des opinions des juges : trois sur cinq estimaient qu’il devait être acquitté mais pour des motifs différents. Quel imbroglio ! Encore une fois, pourquoi ne pas avoir renvoyé à une nouvelle chambre de première instance ?

Combien d’acquittements de fond ?

L’acquittement n’est donc pas nécessairement le rétablissement de l’innocence car il peut vouloir dire qu’on n’a tout simplement pas trouvé ce que la personne accusée avait fait. Mais ainsi va la justice pénale : le monopole de la violence à l’égard de l’individu ne justifie pas d’établir une responsabilité en l’absence de preuves suffisantes, et le juriste que je suis respecte ce principe.

Certains acquittements, toutefois, penchent plus fortement dans le sens de l’innocence. C’est le cas d’André Rwamakuba, ancien ministre de l’Education pendant le génocide au Rwanda, où le dossier de l’accusation s’est effrité dans sa totalité, au point qu’en lisant entre les lignes du jugement on pouvait se demander si l’accusation n’avait pas été montée de toutes pièces. Le raisonnement de la chambre de première instance avait d’ailleurs été si rude que l’accusation, malgré de premières velléités au prononcé du jugement, avait renoncé discrètement à faire appel. Mais combien sont-ils, ces acquittements de fond ?

Une voie royale pour Blé Goudé

La seconde question, sur les conséquences politiques de la décision de la CPI dans le dossier ivoirien, a me semble-t-il été mal analysée. Car la vraie interrogation ne devrait pas se focaliser sur Gbagbo mais sur son co-acquitté, Blé Goudé. Gbagbo sort de prison avec une nouvelle aura mais l’âge – 73 ans – n’est pas en sa faveur. L’état de décrépitude de son parti devrait l’amener à panser les plaies pour ressouder les siens tout en continuant la bataille contre l’âge et les procédures. Il n’est pas garanti qu’il voudra s’investir politiquement, du moins sur le devant de la scène. Il a retrouvé un nouvel habit blanc qu’il pourrait ne pas vouloir salir en montant sur le ring.

Le camp adverse du président Ouattara n’est pas en meilleure posture. Le torchon brûle entre lui et son ancien premier ministre Guillaume Soro, et le risque d’incendie n’est pas mineur. Henri Konan Bédié, faiseur de roi mais encore plus âgé (84 ans), cherche surtout une nouvelle alliance pour lui et pour son mouvement. Blé Goudé, lui, est jeune et dynamique, une force pour la jeunesse du camp Gbagbo. Une voie royale s’ouvre à lui pour, en toute témérité, se jeter dans la boue politique et espérer capitaliser, comme d’autres avant lui, sur son « martyr » judiciaire et sur l’aura de Gbagbo, dont il aura été le compagnon d’infortune bien plus que tout autre. C’est là le vrai risque pour la scène politique en Côte d’Ivoire.

Pourtant, en vérité, ce n’est pas l’acquittement à la CPI qui crée ce risque mais la perte de puissance du moteur hybride Ouattara-Soro, en association avec Bédié. L’échec de cette alliance, conçue en 2010, fait de cet acquittement une opportunité pour Blé Goudé plus que pour Gbagbo. L’avenir nous dira ce qu’il en fera.

Ne pas se tromper de cible

La justice pénale internationale doit apprendre à mieux jouer sa partition. L’acquittement n’est pas un problème en soi, mais il devrait être rare si l’accusation faisait bien son travail. Le bureau du procureur ne devrait pas aller de l’avant sur un dossier s’il n’est pas sûr de ses preuves. Le taux d’acquittements et de non lieux à la CPI – 9 personnes (Gbagbo, Blé Goudé, Bemba, Kenyatta, Ruto, Sang, Ngudjolo Chui, Mbarushimana and Gharda) contre 3 condamnées (Al Mahdi, Katanga et Lubanga) – sonne aujourd’hui l’alarme. Il ne faut pas se tromper de cible, en observant les possibles répercussions politiques, alors que l’échec du procureur est le seul fait patent. L’incidence politique nationale n’est qu’une coïncidence.

Roland AdjoviROLAND ADJOVI

Roland Adjovi enseigne depuis 2009 à l’université Arcadia, aux Etats-Unis. Il a été juriste auprès des juges du Tribunal pénal international pour le Rwanda, puis conseil des victimes devant la Cour pénale internationale. Il a plaidé devant différents autres tribunaux, dont la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et le Tribunal du contentieux des Nations unies.