Le 17 mai 2025, tout en publiant le décret n°20 qui a créé la Commission nationale pour la justice transitionnelle (CNJT, voir partie 1), la présidence de transition en Syrie a publié le décret n°19, créant la Commission nationale pour les personnes disparues et victimes de disparitions forcées (CND). Pour de nombreux Syriens, en particulier les familles des disparus, ce décret est plus qu’une simple mesure administrative. Il s’agit d’une reconnaissance attendue depuis longtemps de l’un des héritages les plus sombres du passé récent de la Syrie et d’un espoir prudent vers la vérité et la réparation.
Selon le décret n°19, la CND nouvellement créée est chargée « d’enquêter et de révéler le sort des personnes disparues et victimes de disparitions forcées, de documenter les cas, de créer une base de données nationale et de fournir un soutien juridique et humanitaire à leurs familles ». Contrairement à la CNJT, le mandat de cette commission ne se limite pas aux crimes commis par un seul acteur ou groupe. À cet égard, elle présente un cadre plus inclusif, qui englobe théoriquement les dizaines de milliers de personnes disparues sous le régime d’Assad, le groupe État islamique (EI) et d’autres factions armées, y compris les milices supplétives de l’État.
Il est important de noter que le phénomène des disparitions forcées en Syrie est antérieur au soulèvement de 2011. Il s’agit d’une pratique ancrée dans les appareils de sécurité et de renseignement du régime depuis les années 1980, qui s’est considérablement intensifiée après le conflit de 2011. Selon le Réseau syrien pour les droits humains (SNHR), plus de 111.000 personnes sont portées disparues en Syrie, la grande majorité d’entre elles aux mains du régime d’Assad. Ces chiffres sont des estimations prudentes, car la crainte de représailles dissuade de nombreuses familles de signaler les cas. L’ampleur et la longévité des disparitions forcées en Syrie en font non seulement un crime de guerre, mais aussi une stratégie étatique de répression qui s’étend sur plusieurs décennies.
Cependant, comme pour le processus de justice transitionnelle, la promesse de cette commission risque d’être éclipsée par des lacunes dans son mandat, son fonctionnement, ses capacités et sa participation. Le décret reste vague sur des éléments opérationnels cruciaux : les pouvoirs d’enquête de la commission, les mécanismes de coopération internationale et les critères de participation des familles et des associations de victimes à l’élaboration de son orientation.
Pourquoi deux commissions distinctes ?
La décision de créer deux commissions n’est pas fortuite. Elle résulte d’années de plaidoyer de la part d’organisations de la société civile syrienne, de groupes de victimes et d’experts juridiques qui estiment que l’ampleur et la complexité de la question des disparus méritaient une attention institutionnelle et opérationnelle spécifique. Plusieurs facteurs ont motivé ce point de vue. Le premier concerne la spécialisation et l’urgence. La recherche de personnes disparues et de victimes de disparitions forcées implique des défis humanitaires, juridiques et médico-légaux urgents qui sont de différente nature des efforts plus larges en justice transitionnelle. Les familles attendent depuis des années de connaître le sort de leurs proches. Le poids émotionnel et logistique de ce travail nécessite des structures dédiées. Le deuxième facteur est la nécessité d’éviter une surcharge bureaucratique. La crainte était que la combinaison des deux mandats ne dilue les deux missions. Les organismes de justice transitionnelle, en particulier dans un contexte fragile comme celui de la Syrie, sont déjà confrontés à des exigences complexes. Un organisme distinct permet une planification, des délais et une allocation des ressources plus clairs. Enfin, des institutions telles que l’IIMP ainsi que la Charte pour la vérité et la justice, signée par plusieurs groupes de la société civile syrienne et associations de victimes, ont prôné la nécessité d’une commission spécialisée.
La séparation a donc été considérée comme une force et non comme une fragmentation, sous condition d’une coordination solide entre les deux commissions.
Sources d'inquiétudes et opportunités
Alors que la CND prétend être axée sur les victimes, des associations clés, telles que Families for Freedom et Caesar Families Association, rapportent qu’elles n’ont pas été consultées lors de l’élaboration du décret. Cette approche en silo reproduit les schémas mêmes de marginalisation auxquels les survivants ont été confrontés et auxquels ils ont résisté depuis longtemps. L’inclusion doit commencer dès la phase d'élaboration, et non après la mise en place de l’institution.
Le rôle de la CND est également décrit en termes purement humanitaires et documentaires. Il n’est pas précisé si les données recueillies seront utilisées dans le cadre de procédures judiciaires ou si elles contribueront à la responsabilité pénale. Cela risque de transformer la CND en une archive technocratique plutôt qu’en un pont vers la justice.
La Syrie manque de capacités internes dans des domaines critiques tels que l’anthropologie médico-légale, la préservation des fosses communes et l’analyse ADN. Les risques ici sont élevés : une exhumation inappropriée ou une mauvaise manipulation des restes humains peut détruire des preuves et traumatiser à nouveau les familles. Les partenariats internationaux, tels que ceux conclus avec le Comité international de la Croix-Rouge ou l’Institution indépendante des Nations unies sur les personnes disparues en Syrie (IIMP), basés à Genève, sont essentiels pour renforcer les capacités et garantir le respect des normes professionnelles.
En effet, les rapports du SNHR soulignent que pour être efficace, la CND doit travailler en complémentarité avec les efforts internationaux, en particulier l’IIMP. Le SNHR appelle à la mise en place de mécanismes communs d’échange d’informations, de garanties contre la duplication des efforts et d’un engagement formel avec les survivants et les associations de familles.
De nombreux cas de disparitions forcées constituent également des crimes d'atrocité. L’absence de mécanisme de coordination clair entre la CND et la CNJT soulève des inquiétudes quant à la création de silos institutionnels. Le partage des données, les protocoles communs et la responsabilité mutuelle ne sont pas des luxes techniques, mais des nécessités morales et stratégiques.
Le Centre syrien pour la justice et la responsabilité (SJAC) note également qu'alors que le décret n°19 est moins restrictif que son homologue, le décret n°20, il ne prévoit pas de voies de justice spécifiques, notamment un lien institutionnel clair avec les instances judiciaires ou les parquets qui pourraient garantir l’utilisation des données et des découvertes dans le cadre de procédures judiciaires. Il est nécessaire d’adopter une loi nationale, et pas seulement un décret présidentiel, qui établirait officiellement le statut juridique de la Commission, lui imposerait de coopérer avec le ministère public ou les tribunaux spéciaux, et définirait comment ses documents peuvent déclencher des enquêtes pénales ou des processus de réparation. Sans ces ancrages structurels, la commission risque de devenir un geste symbolique plutôt qu’une voie vers la justice.
Les familles continuent de craindre des représailles. Le décret n°19 ne fait aucune mention de la protection des témoins, des garanties d’anonymat ou des recours juridiques en cas d'échec de l’État à agir. Sans ces garanties, la confiance dans la commission s’érodera rapidement. La CND ne doit pas non plus fonctionner dans l’ombre. Elle devrait organiser régulièrement des réunions publiques, publier sa méthodologie et son règlement intérieur, et proposer des procédures claires pour que les familles puissent s’impliquer. La confiance du public repose sur une intégrité visible. Comme le souligne l’ONG Synergy for Justice, « pour rétablir la confiance, il faudra faire preuve d’un niveau sans précédent d'ouverture et d’inclusion des survivants ».
Personne ne devrait disparaître deux fois
Le travail de la CND ne doit pas se réduire à une tâche technique de suivi des dossiers. Chaque nom documenté représente une vie brisée, une famille en attente de réponses et une communauté marquée par le sceau du silence. La reconnaissance doit aller de pair avec la dignité, le soutien psychosocial et le travail de mémoire.
L’héritage des disparitions forcées en Syrie n’est pas seulement un compte-rendu de la brutalité. Il témoigne également de l’extraordinaire résilience de ceux qui refusent d’oublier. Leur courage ne doit pas être accueilli par l’indifférence administrative ou des gestes symboliques. Il devrait être au cœur de la reconstruction de la justice en Syrie. Le décret n°19 peut encore devenir un tournant, mais seulement si sa mise en œuvre est corrigée et élargie dans le cadre d’un dialogue avec les victimes et la société civile. Comme pour la CNJT, la Commission des personnes disparues renforcera la crédibilité de la transition syrienne ou creusera la méfiance.
Il n’y a pas de justice transitionnelle sans réponses aux disparus. Et il n’y a pas de réponses sans que les voix des familles montrent la voie. La tâche qui nous attend est immense. Mais le principe est simple : personne ne devrait disparaître deux fois, une fois dans la vie, puis à nouveau dans les mémoires.
Ne gâchons pas cette occasion.

Mustafa Haid est un défenseur des droits humains syrien, conseiller et écrivain, avec plus de 15 ans d’expérience dans les domaines de la justice transitionnelle, de la responsabilité, de la société civile et de l’intégration de la dimension de genre en Syrie et au-delà. Il est le fondateur de l’organisation Dawlaty et titulaire d’un master en résolution des conflits du King’s College de Londres.