Commission de justice transitionnelle en Syrie : le risque de partialité (1ère partie)

Les nouvelles autorités syriennes ont mis en place deux commissions importantes chargées de traiter les violences de masse commises par le passé. Le défenseur des droits humains Mustafa Haid voudrait que chacune d’entre elles tienne ses promesses. Il explique comment.

Justice transitionnelle en Syrie - Abdul Basit Abdul Latif, président de la Commission nationale syrienne pour la justice transitionnelle.
Abdul Basit Abdul Latif, originaire de Deir Ezzor (Est de la Syrie), a été nommé le 17 mai 2025 à la tête de la Commission nationale syrienne pour la justice transitionnelle par le président Ahmet al-Charaa. Abdul Latif est une figure conciliatrice qui a occupé plusieurs postes au sein de la Coalition nationale syrienne, qui cherchait à unifier l'opposition au régime d'Assad. Photo : D.R.
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Le 17 mai 2025, une annonce importante a suscité à la fois espoir et crainte au sein de la société civile syrienne. Le président de transition Ahmad al-Sharaa a publié le décret n°20, créant la Commission nationale pour la justice transitionnelle (CNJT), attendue de longue date. Pour un pays défiguré depuis longtemps par la guerre, l’autoritarisme et les atrocités de masse, la notion même de justice transitionnelle revêt une importance considérable. Elle porte en elle une promesse de dignité, de responsabilité et d’un avenir libéré du joug de l’impunité. Mais lorsque l’espoir est compromis par l’exclusion et la sélectivité, la justice risque de devenir un nouvel instrument du discours politique plutôt qu’une base de guérison.

Le décret n°20 n’est pas seulement une étape bureaucratique importante ; il constitue un test de l’engagement moral et juridique de la Syrie en faveur d’une transition véritablement inclusive. Cependant, dans sa forme actuelle, le décret échoue à ce test. Non pas parce qu’il manque d’ambition, mais parce qu’il limite son champ d’application à une enquête sur les seuls crimes commis par l’ancien régime d’Assad. Cette sélectivité est non seulement problématique sur le plan juridique, mais aussi néfaste sur le plan éthique. La justice transitionnelle, si elle veut être digne de ce nom, ne peut se permettre de devenir un outil de mémoire sélective.

Une étape bienvenue, entachée par l’exclusion

Reconnaissons d’abord ce que représente ce moment. Pour les milliers de familles syriennes qui souffrent encore des disparitions forcées, de la torture, des déplacements et de leurs pertes, la création de la CNJT est un geste symbolique de reconnaissance. Elle reconnaît que la justice doit faire partie du cheminement à venir de la Syrie. Elle reflète les aspirations énoncées à l’article 49 de la Déclaration constitutionnelle de mars 2025, qui appelle à la création d’une commission de justice transitionnelle fondée sur des mécanismes consultatifs et centrés sur les victimes.

Cependant, comme le soulignent les critiques formulées par les ONG internationales Human Rights Watch et Amnesty International, ainsi qu’une déclaration commune puissante de 21 organisations de la société civile syrienne, la portée du décret contredit de manière flagrante les principes d’inclusion de la Déclaration constitutionnelle. Le décret charge la commission de « découvrir la vérité sur les violations graves commises par l’ancien régime ». En limitant son mandat à un seul groupe d’auteurs, le décret exclut la possibilité d’enquêter sur les atrocités commises par d’autres acteurs, dont certains sont encore actifs et influents dans les institutions de transition aujourd’hui. Le mandat actuel de la commission ignorerait les violations commises par l’organisation État islamique (EI), Hay’at Tahrir al-Sham (HTS, le groupe armé islamique dirigé par al-Sharaa), l’Armée nationale syrienne (ANS, une coalition de groupes armés de l’opposition syrienne soutenue par la Turquie), les combattants et milices étrangers, ou les puissances régionales complices des bombardements aériens et des détentions illégales.

Il ne s’agit pas d’une omission mineure. Elle viole l’article 10 de la Déclaration constitutionnelle, qui garantit l’égalité devant la loi, et l’article 12, qui lie la Syrie aux traités internationaux relatifs aux droits humains. Elle rend également l’ensemble du processus de justice transitionnelle vulnérable aux accusations d’instrumentalisation politique.

Les communautés victimes à travers la Syrie, qu’il s’agisse des familles alaouites en deuil après les massacres perpétrés sur la côte en mars 2025 ou des familles kurdes demandant justice pour les déplacements forcés, ont clairement établi une vérité : la justice ne peut être un privilège accordé à certaines communautés. Elle doit être un droit universel.

Codifier une catégorie de victimes par rapport à d’autres revient à établir une hiérarchie de la souffrance. Cela aggrave les divisions sociales, prive de nombreuses personnes de leur droit à la reconnaissance et à la réparation, et sape la confiance dans les mécanismes mêmes destinés à rendre justice. La véritable justice transitionnelle est réparatrice, et non punitive. Elle ne doit pas craindre d’affronter toutes les atrocités, même celles commises au nom de la libération.

Ramener les victimes à bord

Le texte actuel du décret n°20 ne souffre pas seulement de lacunes éthiques et politiques. Il soulève de sérieuses questions juridiques. Plusieurs experts, dont ceux cités par le Syria Justice and Accountability Centre, une ONG de défense des droits humains, soulignent que le fait de limiter la justice à un seul groupe d’auteurs viole également les obligations de la Syrie au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui exige l’accès à des recours et la non-discrimination.

En outre, la Déclaration constitutionnelle prévoit clairement la mise en place de mécanismes consultatifs auprès des victimes, ce qui a été ignoré lors de la rédaction du décret. Pas une association de victimes n’a été impliquée de manière significative. Comme si la justice transitionnelle pouvait être conçue à huis clos, sans ceux qui ont subi l’essentiel des violations.

Dans le contexte syrien, nous ne pouvons pas nous le permettre. Chaque enfant né dans une famille qui a perdu un proche à cause de la torture, des bombardements ou des exécutions sectaires, observe comment ce pays choisira de se souvenir. Si la justice ne porte qu’un seul uniforme, nous risquons de recréer les mêmes cycles de silence, d’impunité et de vengeance que nous cherchons à démanteler.

Dans le même ordre d’idées, il existe un argument spécifique en faveur d’un mandat à durée indéterminée pour la CNJT, même si cela serait atypique dans la pratique de la justice transitionnelle. Contrairement à de nombreuses transitions où les violations cessent à la suite d’un accord de paix ou d’un changement de régime, la trajectoire de la Syrie reste instable. Limiter le mandat de la Commission à une période déterminée risque de tracer une ligne artificielle dans l’histoire récente de la Syrie, une ligne qui abandonne les nouvelles victimes au silence et crée une hiérarchie de la souffrance. Contredisant le principe même d’égalité des citoyens que le processus de transition prétend défendre. Dans un contexte où les violations se poursuivent et où l’architecture de la justice est encore en cours d’élaboration, un mandat à durée indéterminée n’est pas un luxe, mais un impératif moral et juridique. Il garantit qu’aucune victime n’est laissée de côté et que l’État affiche son engagement non seulement à rendre compte du passé, mais aussi à empêcher activement qu’il ne se répète.

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Une voie à suivre

Il est encore possible de sauver le décret n°20 et de le transformer, pour passer d’un dispositif juridique restreint à une passerelle vers une réconciliation nationale inclusive. La société civile syrienne a déjà esquissé une feuille de route :

1. Rédiger une loi complète sur la justice transitionnelle dans le cadre d’un processus législatif ouvert et inclusif. Cette loi devrait définir le mandat, les critères de nomination et les pouvoirs de la Commission, en garantissant son indépendance et son professionnalisme.

2. Élargir le mandat de la CNJT afin d’inclure toutes les violations commises par toutes les parties depuis le début du soulèvement, en mars 2011, jusqu’à la fin de la période de transition.

3. Institutionnaliser la participation des victimes et des survivants à la définition des priorités, des méthodologies et des indicateurs de performance de la Commission. Leurs points de vue doivent guider la recherche de la vérité et la conception des réparations.

4. Garantir une transparence totale des opérations, des budgets, des rapports et du choix du personnel de la Commission. Le peuple syrien doit pouvoir contrôler et faire confiance à cet organisme.

5. Soutenir et intégrer les efforts locaux en matière de responsabilité pénale, tels que le Comité national d’enquête sur la côte syrienne, en reconnaissant leur rôle essentiel dans une architecture judiciaire plus large.

6. Favoriser la coordination avec les mécanismes internationaux tels que le Mécanisme international, impartial et indépendant (IIIM) des Nations unies et l’Institution indépendante sur les personnes disparues. Les enseignements tirés et les ressources accumulées au cours d’une décennie ne doivent pas être ignorés.

C’est l’heure du peuple syrien

Si nous voulons croire en la justice, nous devons la centrer sur les personnes, et non sur le pouvoir. Le décret n°20 était l’occasion d’affirmer cette conviction. Mais il a échoué en construisant une vision de la justice transitionnelle à la fois juridiquement restrictive et moralement insuffisante.

Les Syriens n’ont pas attendu passivement que justice soit faite. Les familles des disparus ont manifesté, documenté, intenté des procès et porté le poids de la mémoire avec courage. La société civile a constitué des archives, offert un soutien psychosocial et imaginé des modèles de justice bien avant les gouvernements. Ces connaissances et cette volonté accumulées doivent désormais être honorées, et non mises de côté.

Ayant accompagné ces mouvements, je sais que les Syriens n’exigent pas la perfection. Ils demandent de la sincérité, de l’équité et de la reconnaissance. Les semaines à venir, pendant lesquelles la CNJT rédigera son règlement intérieur, seront cruciales. Écoutera-t-elle ? S’adaptera-t-elle ?

Ce moment est fragile, certes. Mais il est aussi plein de possibles. La Syrie peut encore choisir de s’engager sur la voie d’une justice qui vise à guérir plutôt que diviser. Mais ce choix exige du courage, de la part des dirigeants, des institutions et de nous tous.

Ne gâchons pas cette occasion.

Mustafa HaidMUSTAFA HAID

Mustafa Haid est un défenseur des droits humains syrien, conseiller et écrivain, avec plus de 15 ans d’expérience dans les domaines de la justice transitionnelle, de la responsabilité, de la société civile et de l’intégration de la dimension de genre en Syrie et au-delà. Il est le fondateur de l’organisation Dawlaty et titulaire d’un master en résolution des conflits du King’s College de Londres.

 

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