OPINION

25 ans après, Srebrenica et les amères victoires du génocide

Mi-juillet 1995, environ 8 000 hommes sont assassinés dans la ville bosniaque de Srebrenica et ses environs. C’est le plus grand massacre en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale. Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie l’a qualifié de génocide. Dans un récit percutant, l'universitaire et juriste bosno-serbe Srđan Šušnica réfléchit à l'idéologie et à la politique qui ont alimenté "la guerre contre la Bosnie" et à la manière dont son pays est, depuis, resté divisé.

25 ans après, Srebrenica et les amères victoires du génocide
Peinture murale à Belgrade présentant Ratko Mladic, condamné par la justice internationale pour génocide à Srebrenica, comme le défenseur de la Serbie. © Oliver Bunic / AFP
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Même 25 ans après la guerre, la Bosnie-Herzégovine est une société divisée, dans laquelle chacun des trois grands groupes ethniques (Serbes de Bosnie, Bosniaques et Croates de Bosnie) chérit sa propre "version de la vérité" sur la guerre. Le problème est qu'il n'y a pas de version "serbe", ou "bosniaque", ou "croate" de l'histoire et qu'il ne peut y avoir trois "vérités".

La vérité historique n'est qu'un seul fleuve, quel que soit le nombre d'affluents qu'il compte. Dans chaque guerre, on ne trouve que deux positions inégales - victime et criminel de guerre, victime et génocidaire, attaqué et agresseur, envahisseur et population menacée, État agresseur et communauté menacée. Tout le reste est un sfumato historique qu'il convient de traiter avec soin.

Un autre problème avec l'approche des "trois vérités" est que chaque "histoire" peut légitimement revendiquer sa supériorité sur les deux autres - ce qui rend la catharsis, le traitement du passé et la réconciliation impossibles, ou du moins une affaire inutile. L'attitude selon laquelle le conflit de 1992-1995 en Bosnie était une "guerre civile", avec trois "camps" légitimes dont l'un a planifié et commis un génocide, est une impossible logique qui lie fermement l'avenir de la Bosnie au passé, avec un nœud gordien.

Or, c'est précisément là où se trouve la société bosniaque aujourd’hui. Bloquée dans un conflit gelé et une paix injuste, sans démilitarisation, sans processus de type dénazification, sans retour significatif des réfugiés, sans responsabilité pour les politiques et les États qui ont infligé une extermination de masse et un génocide à leurs voisins et à leurs compatriotes.

Quelle "guerre civile" ?

Les procès au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), à La Haye, se sont déroulés loin de chez nous et des sites de massacres, dans une langue étrangère et sans obligation coercitive de respecter ses décisions ou de les apprendre dans les écoles et par le biais des médias publics. Lorsque les décisions du TPIY atterrissent sur le sol bosniaque, elles sont dévorées par les forces politiques qui ont déclenché la guerre et le génocide et qui sont pourtant restées impunies, non dissimulées et pleinement fonctionnelles. Ainsi, les criminels de guerre sont devenus des héros et les camps de concentration sont devenus les sites d'un passé glorieux et de notre victoire.

Si l'on peut "vertueusement" choisir entre "trois vérités", comment pourrait-on jamais être capable de remettre en question et de condamner la stratégie et l'idéologie de guerre qui ont été les moteurs du conflit et du génocide ? Si la communauté internationale et les tribunaux sont silencieux ou ne sont pas clairs sur la nature de cette guerre, ou préfèrent la qualifier de "guerre civile", alors que la politique serbe justifie et glorifie officiellement ce conflit à la fois comme une guerre "civile" et une légitime guerre "patriotique de défense", comment un jeune Serbe de Bosnie pourrait-il remettre cela en question ? Puis-je poser à la génération des Serbes de Bosnie qui a vécu la guerre la même question que des générations de fils ont posée à leurs pères : "Qu'as-tu fait pendant le Troisième Reich" ?

Oui, je peux le faire. Mais cela ne suscitera ni la honte ni la culpabilité, mais la fierté ou l'indifférence de la majorité des citoyens de Serbie et de l'entité bosniaque de Republika Srpska (RS). Pour que cette question mérite d’être posée, il faut qu’une certaine autorité impose un sens de la responsabilité politique clair et sanctionne la politique de guerre et l'État qui ont conduit au génocide. Cette question a pu être valable après la capitulation du Troisième Reich, des années de démilitarisation et de dénazification, après Nuremberg et des décennies d'autres procès tenus dans des villes allemandes, en langue allemande, devant le peuple allemand. Et même ainsi, il a fallu près de 25 ans avant le "Warschauer Kniefall" [la "génuflexion de Varsovie", en 1970, du chancelier ouest-allemand Willy Brandt devant les victimes du soulèvement du ghetto de Varsovie], avant qu'une majorité d'Allemands n’aient entendu parler d'Auschwitz, et qu'une nation se révolte contre son passé nazi. Même à cette époque, ces questions étaient encore très sensibles et complexes.

La structure de la Bosnie d’après-guerre bosniaque, hélas, n'est pas aussi favorable que celle de l'Allemagne pour faire face au passé, bien que les crimes de guerre contre les Juifs et ceux contre les Bosniaques [Musulmans de Bosnie, Ndlr] partagent un même fonds idéologique.

Victimes du génocide à Srebrenica
Le 11 juillet 1995, un couple de vieux musulmans de Bosnie se fait soigner après avoir été attaqué par des forces armées serbes à Srebrenica. Le grand massacre débute ce jour-là. © Odd Andersen / AFP

Un génocide en quelques semaines ?

Srebrenica est important parce qu'il s'agit d'un trou géant dans l'histoire qui s'efforce de dépeindre la guerre en Bosnie comme une simple "guerre civile". La guerre en Bosnie a bien eu ses agresseurs – d'abord la Serbie, puis la Croatie – qui ont mis en œuvre leur politique d'Etat et leurs stratégies de guerre sur le sol d'un pays indépendant. Srebrenica est une clé pour comprendre le véritable caractère des guerres en ex-Yougoslavie.

Un crime d'une telle ampleur peut-il être réduit aux quelques semaines de juillet 1995 ? Srebrenica aurait-elle pu surgir de nulle part ? Seul un observateur malveillant et ignorant peut dire que Srebrenica est un "génocide par négligence", un simple homicide involontaire massif dû à l’allégresse patriotique d'un chef militaire local, voire le résultat d'une "haine séculaire", ou du "choc des civilisations" de Huntington.

Pourquoi, pour les juges internationaux et la pensée politique dominante, le génocide n'est-il que cette seule campagne d'assassinats accomplie sur quelques semaines en juillet 1995 à Srebrenica, alors qu'une campagne de terreur beaucoup plus systématique, mieux planifiée et exécutée sur le plan logistique et politique entre le printemps 1992 et l'automne 1993, qui a fait plus de 15 000 morts et expulsé plus de 400 000 civils bosniaques et croates de Bosnie, sur toute la zone contrôlée par RS, ne l'est pas ? Entre mai et septembre 1992, à Prijedor et dans trois municipalités de la vallée de la rivière Sana, le gouvernement de RS a établi 15 camps de concentration, emprisonné environ 40 000 civils, organisé l'exécution de plus de 5 600 civils, caché des corps dans 146 fosses communes et expulsé la moitié de la population, soit plus de 120 000 citoyens. Cela peut-il constituer un génocide ?

"Ça, messieurs, c'est un génocide !"

L'envoyé spécial des Nations unies, Tadeusz Mazowiecki, a indiqué que la guerre en Bosnie était de nature génocidaire dès son origine, et non seulement à la fin. Dans son rapport d'octobre 1992, il a souligné que "le nettoyage ethnique ne semble pas être le résultat de la guerre, mais être avant tout son but". Il a ajouté que l’objectif premier du conflit était d'établir une région ethniquement homogène sous le contrôle des autorités autoproclamées de RS. L'éminent historien Robert Donia soutient que l'extermination des non-Serbes était l'objectif des politiciens serbes depuis le début. La formulation officielle de cet objectif a été présentée le 12 mai 1992, lors de la 16e session de l'Assemblée de RS à Banja Luka, où le président de RS, Radovan Karadžić, a exposé les six objectifs stratégiques de la politique serbe en Bosnie et où le commandant en chef de l'armée (para)bosno-serbe, Ratko Mladić, a fait cette remarque importante : "Je ne sais pas comment M. Krajišnik et M. Karadžić vont expliquer [cela] au monde. Ça, messieurs, c'est un génocide !"

Volonté politique et préparation idéologique ; volonté des gens de se taire et d'ignorer l'extermination de leurs voisins et de leurs concitoyens ; machinerie énorme et très organisée pour transformer les usines, les centres culturels et les écoles en camps de concentration ; motivation pour creuser des centaines de fosses communes et transporter en secret des milliers de cadavres ; plan de dissimulation durable des traces : pour un génocide aussi efficace et réussi, il faut des années (parfois des décennies) et une décision politique constituée par des intérêts politiques et une stratégie de l'État.

Réduire le génocide à ces quelques semaines et à cette seule ville, c'est relativiser et même banaliser le crime contre l'humanité, récompenser les criminels de guerre et la politique de guerre. C'est une invitation à de nouveaux crimes. L'Holocauste n'a-t-il eu lieu que pendant les années 1944 et 1945, ou a-t-il culminé au début de la guerre, lorsque la politique de "solution finale" a été élaborée, lorsque le Troisième Reich était au sommet de sa puissance ? L'Holocauste n'a pas été façonné et exécuté lors de la chute du pouvoir nazi. Le génocide en Bosnie a également commencé au plus fort de la puissance militaire serbe, en 1992. Srebrenica n'était que la finalisation de ce que la politique serbe avait commencé à Prijedor et Sarajevo, en mai 1992.

Le "culturecide", élément clé de la guerre contre la Bosnie

Le génocide ne vise pas seulement une population, mais aussi ses traditions, sa religion, ses institutions sociales, son patrimoine culturel et historique. En Bosnie, le génocide ne visait pas seulement à exterminer, mais aussi à décourager et à empêcher un retour éventuel et la vie. Il visait la mémoire et la mémoire culturelle. La culture spécifique, complexe, interethnique et interconfessionnelle du melting-pot de la Bosnie a été attaquée pour souligner jusqu’à l'absurde des différences identitaires mineures et inexistantes. Y a-t-il meilleure façon de "réveiller l'esprit national" qu'une effusion de sang ?

L'ampleur et l'intensité de la destruction du patrimoine culturel et historique de Bosnie montrent à quel point l'histoire et la culture ont constitué un segment important de l'entreprise génocidaire globale. Le professeur Andreas Riedlmayer a expliqué devant le TPIY que les autorités de RS ont détruit ou endommagé plus de la moitié (985) du nombre total de mosquées (1706), et au moins 270 églises catholiques et 23 monastères en Bosnie, et ce en grande partie au cours des neuf premiers mois de la guerre. Un commandant de police de RS, à Prijedor, Simo Drljača, a déclaré au New York Times, en août 1992 : "Avec leurs mosquées, vous ne devez pas seulement casser les minarets. Vous devez en ébranler les fondations parce que cela signifie qu'ils ne peuvent pas en construire une autre. Faites cela, et ils voudront partir. Ils partiront tout seuls."

Les bâtiments religieux n'étaient pas les seuls à être visés. Au début du siège de 44 mois de la capitale bosniaque, en mai 1992, les forces serbes ont complètement détruit le bâtiment de l'Institut oriental de Sarajevo et toute sa collection - plus de 200 000 documents d'une valeur historique, littéraire et artistique exceptionnelle. En août 1992, les forces serbes ont incendié entre 80 et 90 % de l'ensemble du fonds de la Bibliothèque nationale de Bosnie et de son bâtiment, une perle de style architectural pseudo-mauresque du XIXe siècle. Le professeur Riedlmayer souligne que la destruction de la bibliothèque de Bosnie est le plus grand autodafé délibéré de livres dans l'histoire moderne. Plus de 1,5 million de livres et 300 manuscrits uniques ont été détruits. Cette destruction irréversible de l'héritage culturel et de l'histoire est un "culturecide" - l'élément le plus important de la guerre contre la Bosnie.

Bibliothèque de Sarajevo en flammes
En août 1992, le magnifique bâtiment austro-hongrois abritant la bibliothèque de Bosnie, à Sarajevo, est visée par les bombardements serbes. Plus des trois quarts des collections sont détruits par le feu.

Un génocide politiquement récompensé

Cette guerre était une tentative de réécriture de l'histoire bosniaque, et elle perdure. «Lorsque vous observez une pratique urbaine de destruction qui relève de l'annihilation, du rasage des monuments, c'est comme pour dire "voilà, ils n'ont jamais été là". (...) En réécrivant l'histoire, vous écrivez l'histoire sans les autres," a déclaré le professeur Colin Kaiser dans son témoignage devant le TPIY.

La Republika Srpska n'a jamais eu de précédent ou de prédécesseur politique ou culturel dans toute l'histoire de la Bosnie. Mais elle est toujours là, paradoxalement à la suite d'un génocide et dans le cadre d'un "plan de paix". Il faut donc écrire cette nouvelle histoire désirée. Instrumentalisés par le régime de Milošević, les Serbes de Bosnie ont essentiellement mené une guerre contre leur propre pays, leur propre histoire, leurs traditions et leur héritage, afin de légitimer la création de RS.

Mais la question demeure : le génocide en Bosnie est-il resté politiquement impuni ? Ou bien a-t-il été politiquement récompensé ? Tous les acquis et les réalisations de la guerre serbe en Bosnie, y compris les municipalités "nettoyées" des non-Serbes, ont été soudainement légalisés en novembre 1995, à Dayton. Les lignes de front de la guerre sont devenues la ligne de démarcation administrative de RS, qui a pu conserver son nom discriminatoire, sa constitution quasi étatique du temps de guerre, ses symboles politiques et ses autorités. Des criminels de guerre condamnés ont été des dirigeants politiques de RS au cours des premières années de l'après-guerre. Aujourd'hui, ils apparaissent toujours comme des modèles et des héros très présents dans la vie publique et politique de la Serbie et de Republika Srpska. Le retour des réfugiés a été fortement entravé et violemment empêché. Le remise ou la reconstruction de leurs biens ont été retardées, ainsi que la réhabilitation des mosquées et des églises détruites. Les rapatriés n'ont pas pu retrouver leur emploi précédent, en particulier dans l'administration publique et les entreprises publiques. Les autorités de RS ont "pan-serbianisé" le récit officiel, les emblèmes des municipalités, les fêtes, les noms des rues, des écoles, etc. - un véritable simulacre d'espace public et politique ethno-monolithique, réservé aux seuls Serbes. Toutes les conséquences politiques et culturelles de la guerre et du génocide ont été et sont toujours légalisées.

Le déni, phase finale du crime

Lorsqu’on observe tout cela, il est plus facile de comprendre l'obsession des dirigeants politiques de Serbie et de RS de nier le génocide. S'ils ne le font pas, c'est tout leur système de gains de guerre qui sera remis en question. Depuis plus de deux décennies, la négation du génocide est un projet politique et une stratégie d'État, financés par les gouvernements de Serbie et de RS. La négation est la phase finale du génocide, qui devrait conduire à l'oubli et à échapper à toute responsabilité politique ou historique. Et l'architecture de la paix de Dayton, qui a divisé ethniquement la société, le peuple et le système électoral bosniaques, est une base parfaite pour que les nationalistes serbes puissent éviter avec succès d'affronter le passé - le terrain parfait pour poursuivre la guerre par d'autres moyens.

Les gouvernements occidentaux, en particulier, ont fait preuve d'une profonde incompréhension des causes de la crise yougoslave, avec une perception étrange des attaquants et des attaqués. Ils ont très tôt nommé ce conflit "guerre civile" ou "guerre de la haine", contrairement aux faits et aux rapports établis sur le terrain. Tadeusz Mazowiecki a démissionné de son poste d'envoyé spécial des Nations unies le 27 juillet 1995, deux semaines après le massacre de Srebrenica, déçu par le manque de volonté de la communauté internationale de défendre le peuple de Bosnie. Dans sa lettre de démission, il écrivait : "Nous sommes face à la lutte d'un État, membre des Nations unies, pour sa survie et son caractère multiethnique, et à l’engagement de protéger les principes de l'ordre international. On ne peut pas parler de protection des droits de l'homme avec crédibilité quand on est confronté au manque de cohérence et de courage dont font preuve la communauté internationale et ses dirigeants. La réalité de la situation des droits de l'homme aujourd'hui est illustrée par la tragédie des habitants de Srebrenica et de Žepa. (...) La stabilité même de l'ordre international et le principe de civilisation sont en jeu dans la question bosniaque. Je ne suis pas convaincu que le tournant espéré se produira et je ne peux pas continuer à participer à une prétendue protection des droits de l'homme."

Srđan ŠušnicaSRĐAN ŠUŠNICA

Srđan Šušnica est chercheur en Cultures et Religion, avocat et ardent défenseur de la justice transitionnelle, de la réconciliation d'après-guerre et des droits de l'homme. Avant d'être contraint de quitter Banja Luka et la Bosnie, il était chargé de travaux dirigés à l'université de Zenica et auditeur du secteur public à Banja Luka.