Tunisie : la justice transitionnelle, sujet tabou des présidentielles

Vingt-six candidats sont en lice pour le premier tour des élections présidentielles. Mais jusqu’à présent, la voix des prétendants pro justice transitionnelle à la magistrature suprême reste atone.

Tunisie : la justice transitionnelle, sujet tabou des présidentielles©Hasna / AFP
A ce jour, le bilan de l'Instance vérité et dignité a été soigneusement évité lors des trois débats télévisés organisés avec les vingt-six candidats aux élections présidentielles de Tunisie. Ici, de gauche à droite : Mongi Rahoui, Abdelkrim Zebidi et Elyès Fakhfakh.
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« Je n’appuierai jamais des partis ou des candidats qui :

- sacralisent [l’ancien président] Bourguiba alors que le personnage est complexe. Se réclamer du bourguibisme sans faire la part des choses entre les extraordinaires avancées sociales (y inclus la question des femmes) et le cercle vicieux de l’autoritarisme et du clientélisme est de mon point de vue disqualifiant.

-  s’entourent du comité central du RDC (parti créé en 1988 par l’ex-président Ben Ali). Certains membres de ce comité central sont respectables en tant que personnes et n’ont pas spolié le peuple. Mais ils appartiennent à l’ancien temps. On ne peut prétendre faire du neuf avec du vieux ; le logiciel anti-démocratique n’est pas si évident à mettre à jour.

- considèrent que le processus de justice transitionnelle n’est pas nécessaire et veulent aboutir à la "réconciliation" (ou plutôt amnistie) avant de passer par les cases vérité et justice. »

Ainsi s’exprimait la semaine passée sur Facebook Farah Hachad. Juriste, fondatrice de l’ONG le Labo démocratique, elle fait partie des acteurs de la société civile tunisienne profondément engagés depuis le début dans le processus de justice transitionnelle. Or en cette campagne électorale présidentielle anticipée à cause du décès du président Béji Caid Essebsi (« BCE ») le 25 juillet, dont le premier tour est fixé au 15 septembre, la voix de Hachad semble bien solitaire. Si l’on en croit les débats sur les réseaux sociaux depuis le 2 septembre, début officiel de cette campagne, très peu de Tunisiens avancent les mêmes exigences que la militante. Les candidats – vingt-six en tout, entre islamistes, centristes, progressistes, populistes, anti système, pro ancien système, nationalistes arabes et hommes de gauche et d’extrême gauche semblent éviter comme de la peste d’évoquer ce sujet. A quelques exceptions près.

Un sujet minutieusement éludé

Trois débats télévisés avec les vingt-six prétendants au poste de président de la République viennent d’avoir lieu en Tunisie. Une première dans le monde arabe. Plus de trois millions de Tunisiens (le pays compte sept millions d’électeurs) ont suivi cet événement sur le petit écran. Répartis en trois groupes, les candidats se sont exprimés sur les prérogatives du président de la République, à savoir la sécurité nationale, la protection des frontières et la diplomatie. Des questions générales, tirées au sort, leurs ont été posées par à chaque fois un duo de journalistes à la fin de l’émission. Des sujets touchant notamment à l’égalité successorale, les droits et libertés individuelles, la peine de mort et la justice transitionnelle.

Si par calcul politique, dans les meetings publics et dans les médias, ce dernier thème, considéré comme clivant, est minutieusement évité, il fut évoqué expressément à deux reprises dans les débats télévisés du 7 et 8 septembre.

Publier la liste des victimes

Une première question a été posée à Abdelfattah Mourou, candidat du mouvement Ennahda (islamiste) sur son intention de publier ou pas la liste des martyrs et blessés de la Révolution, que l’ancien président s’est abstenu de rendre publique. Mourou, qui a témoigné dans le cadre des chambres spécialisées dans l’affaire Kamel Matmati, un cas emblématique de disparition forcée d’un islamiste et de son homicide sous la torture en 1991, répond par l’affirmative en ajoutant : « Nous réparerons également les victimes tout en faisant la vérité sur les circonstances du décès des martyrs ».

L’autre question a été destinée à Mohsen Marzouk : « Comment comptez-vous gérer le dossier de la justice transitionnelle ? » Fondateur du parti Al Machrou (Le Projet), ancien membre dirigeant du parti Nida Tounes du président Caid Essebsi, Marzouk puise malgré sa rupture avec Nida dans le même réservoir électoral que la formation mère : des hommes et des femmes proches de l’ancien système de Ben Ali. D’où sa réponse, en contradiction totale avec sa propre histoire, puisqu’il est le créateur du Centre Kawakibi des transitions démocratiques, dont l’une des missions est de produire des recherches sur la justice transitionnelle : « Ce processus en Tunisie s’est transformé en justice transactionnelle avec les hommes d’affaires. Il n’est que vengeance et haine. La solution serait de mettre en place une loi sur la réconciliation globale. Il y a d’ailleurs un projet dans ce sens émis par l’État… »

Réconciliation-amnistie  

Hayet Ouertani, ancien commissaire à l’Instance vérité et dignité (IVD) chargée des réparations commente les réactions des candidats et leurs discours : « Mêmes ceux considérés proches du processus et pouvant adopter dans leurs politiques les recommandations de la commission vérité, ne veulent pas évoquer le nom de l’Instance. J’ai ainsi écouté Mongi Rahoui, homme de gauche, promettre aux citoyens à Bizerte d’exiger de la France réparations et excuses pour ses responsabilités au cours de la guerre de Bizerte. Toutefois il ne cite pas la source de cette idée comme si l’IVD était devenue l’Instance la plus pestiférée du pays ».

En fait la « réconciliation » se révèle dans cette campagne présidentielle anticipée comme le maitre mot pour parler du dossier de la justice transitionnelle. Plus précisément c’est d’une réconciliation-amnistie qu’il s’agit, ponctuée par des slogans tel « tournons la page du passé », « il est temps d’oublier nos haines d’antan », « ressuscitons notre unité nationale »...

« Tournons donc la page du passé »

La trace de la « réconciliation globale » est bien visible dans les promesses électorales du candidat Youssef Chahed, président du gouvernement et chef du parti Tahiya Tounes (Vive la Tunisie) et qui refuse depuis des mois de publier le rapport de l’IVD sur le Journal officiel. Le terme ponctue également les meetings d’Abdekerim Zbidi, ex ministre de la Défense, candidat indépendant, et homme du système extrêmement proche de feu Béji Caid Essebsi. La devise semble aussi très présente dans le logiciel électoral de tous ceux issus du parti Nida Tounes, formation politique qui s’est fragmentée en raison du népotisme de son chef et de meurtrières luttes de clan engagées depuis l’année 2015. A commencer par Nebil Karoui, président de Kalb Tounes (Cœur de la Tunisie), le favori des sondages pour avoir mené sa campagne depuis des mois sur sa télé Nessma TV et actuellement en prison. Sans oublier Said Aidi, ancien dirigeant de Nida et ancien ministre, Salma Elloumi, ancienne ministre et chef de cabinet de BCE et Mohsen Marzouk.

Fragilité des candidats pro justice transitionnelle

« Nous ne sommes pas étonnés des positions de tous ces candidats en lice, ils avaient dès 2014 rejeté en bloc la justice transitionnelle dans la mesure où elle demande des comptes à plusieurs militants issus de Nida Tounes. Et puis de toute façon nous avons survécu et combattu avec acharnement la loi sur la réconciliation économique proposée par BCE. Mais celle qui est pour nous la plus redoutable reste la candidate Abir Moussi, la passionaria de l’ancien régime, qui fait du déni par rapport à la Révolution et des victimes de la dictature les constantes de son discours. Pour elle tout cela n’est que mensonge ! », s’exclame Khayam Chemli, avocat membre de l’ONG Avocats sans frontières.

Dans l’actuel vacarme électoral, la voix de candidats soutenant le travail effectué depuis plus de cinq ans sur le dévoilement de la vérité sur les violations des droits de l’homme et la réhabilitation des victimes n’est pas audible. Elle émerge cependant de quelques prétendants au palais de Carthage : ceux qui se proclament des valeurs, des revendications et des espoirs de la Révolution, Mohamed Abbou, président du Tayar Dimocrati (Courant démocratique), d’Elyes Fakhfakh, d’Ettakatol, de Monsef Marzouki, président de la République du temps de la Troika. Or ces candidats vont subir eux aussi les aléas de l’émiettement des voix inhérente à une scène politique tunisienne fragmentée en mille et un morceaux.