Brammertz : « L’Afrique du Sud est un refuge pour les génocidaires en fuite »

Le procureur international Serge Brammertz a clairement haussé le ton, le 8 juin, devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Il accuse l’Afrique du Sud de protéger Fulgence Kayishema, un Rwandais suspect de génocide en fuite depuis des décennies.

Serge Brammertz pose pour l'ONU
Le 8 juin devant les Nations unies, Serge Brammertz, procureur du Mécanisme chargé d’assurer les fonctions résiduelles du tribunal pour le Rwanda, a vertement accusé l'Afrique du Sud de couvrir la fuite d'un suspect de génocide. © United Nations / ONU
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Ce n’est pas la première fois que Serge Brammertz accuse l’Afrique du Sud de faillir à son devoir de coopération judiciaire. Mais le 8 juin, le procureur belge du Mécanisme de l’Onu chargé d’assurer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda (MTPI) a véritablement cloué au pilori le pays de Nelson Mandela. « Aujourd’hui, les autorités d’Afrique du Sud envoient concrètement le message que leur pays est un refuge pour les génocidaires en fuite », a-t-il déclaré devant le Conseil de sécurité de l’Onu. « Il est urgent que le Conseil de sécurité intervienne. Le non-respect répété des décisions du Conseil doit avoir des conséquences », a-t-il insisté.

La plainte du procureur international vise plus particulièrement Fulgence Kayishema, un ancien inspecteur de police judiciaire (IPJ) rwandais, soupçonné d’avoir participé au génocide des Tutsis, en 1994, dans le centre-ouest du Rwanda. Kayishema fait partie des six Rwandais encore recherchés par la justice internationale. Il s’agit d’hommes mis en accusation il y a de nombreuses années par le Tribunal pénal internationale pour le Rwanda (TPIR) et que le MTPI continue d’avoir la responsabilité de localiser et de faire arrêter.

Trois ans de tergiversations

Le 14 décembre 2020, Serge Brammertz avait rappelé être parvenu à localiser Kayishema en Afrique du Sud. « Documents et sources à l’appui, mon Bureau a conclu, début 2018, que Fulgence Kayishema vivait au Cap, en Afrique du Sud, ce que les autorités sud-africaines ont confirmé par l’intermédiaire d’Interpol, en août 2018. Nous avons alors immédiatement adressé une demande urgente d’assistance à l’Afrique du Sud afin qu’il soit promptement arrêté », avait déclaré le procureur à New-York. Et il avait déjà montré son impatience vis-à-vis du gouvernement sud-africain. « Nous avons été surpris d’apprendre que, comme Fulgence Kayishema avait obtenu le statut de réfugié en Afrique du Sud, il ne pouvait être transféré au Mécanisme. Cette excuse a été abandonnée quelques mois plus tard et remplacée par un nouvel argument selon lequel l’Afrique du Sud ne disposait pas d’un fondement juridique lui permettant de coopérer avec le Mécanisme », s’est-il alors plaint. Car la même Afrique du Sud avait, dans le passé, arrêté et transféré des accusés au TPIR.

Réagissant à la mise en cause de Brammertz, la représentation sud-africaine à l’Onu avait alors assuré que la question avait été portée à l’attention des autorités nationales au plus haut niveau pour veiller à l’arrestation du fugitif et que le pays veillerait à s’acquitter de ses obligations internationales. Lors d’une conférence de presse à Kigali, quelques jours après la prise de parole de Brammertz, le président rwandais Paul Kagame avait annoncé que son gouvernement appuierait les efforts du MTPI en demandant officiellement à l’Afrique du Sud de mettre fin à cette situation. « Nous allons le faire, nous ne l’avons pas encore fait, mais nous le ferons sûrement », avait déclaré Kagame.

« La situation n’a malheureusement pas évolué et aucun progrès significatif n’a été réalisé », a déploré Serge Brammertz, le 8 juin. Avant d’accuser Pretoria d’être un « refuge pour génocidaires en fuite », des paroles inhabituellement fortes.

Mpiranya au Zimbabwe ?

Le procureur international accuse Kayishema d’avoir « joué un rôle important dans le massacre perpétré à l’église de Nyange, le 16 avril 1994. Au cours des jours qui ont précédé le massacre, 2 000 civils tutsis — femmes, hommes, enfants et personnes âgées — ont trouvé refuge dans l’église. Au commencement, des miliciens ont encerclé l’église et ont lancé une attaque, notamment en jetant des grenades à main à l’intérieur du bâtiment bondé. Les réfugiés ont été blessés ou tués en grand nombre, mais ils ont résisté, contraignant les assaillants à se retirer. Déterminés à tuer ces civils innocents, des dirigeants locaux, dont Fulgence Kayishema, ont fait venir un bulldozer devant l’église. Dans un acte sacrilège d’une brutalité inimaginable, le bulldozer a été utilisé pour démolir l’église alors que les réfugiés se trouvaient encore à l’intérieur. Plus de 1 500 d’entre eux sont morts écrasés. Les rescapés qui ont pu s’échapper ont été poursuivis et assassinés. »

Parmi les autres accusés en fuite que Brammertz espère retrouver figure au premier plan le major Protais Mpiranya, qui commandait en 1994 la Garde présidentielle rwandaise, une unité d’élite notamment chargée de la sécurité du président Juvénal Habyarimana. Mpiranya est sans doute aujourd’hui le fugitif de la justice internationale le plus recherché. Mais si Brammertz affirme ouvertement que Kayishema se cache en Afrique du Sud, il ne mentionne jamais clairement le pays qui abriterait Mpiranya. De bonnes sources au MTPI indiquent néanmoins que l’ancien officier vit au Zimbabwe, pays voisin de l’Afrique du Sud.

Une prime allant jusqu’à 5 millions de dollars

« Nous enquêtons activement sur des éléments de preuve faisant apparaître que Protais Mpiranya, en sus des crimes qu’il a commis pendant le génocide, se livre depuis deux décennies à d’autres activités criminelles graves. Nous avons des raisons de croire qu’il a également exploité des entreprises en utilisant des fonds illicites. De nombreuses personnes sont susceptibles d’avoir interagi avec lui ou obtenu des informations à son sujet. Ces personnes nous intéressent, et nous les encourageons à prendre contact avec nous afin de nous communiquer des informations sur Protais Mpiranya », a déclaré Brammertz le 8 juin dans son rapport à l’instance dirigeante de l’Onu. Il a rappelé que « quiconque — y compris les associés et les proches de Protais Mpiranya — fournit des informations permettant de l’arrêter peut prétendre à une récompense pouvant aller jusqu’à cinq millions de dollars des États-Unis d’Amérique ».

Selon l’ONG African Rights, Mpiranya se battait en 1998 aux côtés des Forces armées congolaises contre des rebelles congolais soutenus par le nouveau pouvoir rwandais. Toujours selon African Rights, le fugitif aurait plus tard été envoyé au Zimbabwe pour y nouer des liens d’affaires pour le compte des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), mouvement de rébellion armé rwandais, accusé d’exploiter les minerais dont regorge l’est de la République démocratique du Congo.

L’acte d’accusation contre Mpiranya allègue que des éléments de la Garde présidentielle, agissant sous les ordres du major, ont participé, le matin du 7 avril 1994, à l’enlèvement et au meurtre de dirigeants de l’opposition. Parmi les victimes figurent la Premier ministre Agathe Uwilingiyimana et le président de la Cour constitutionnelle, Joseph Kavaruganda. L’accusé aurait, par ailleurs, joué un rôle dans le meurtre, par des soldats de l’armée régulière, de 10 casques bleus belges au centre de Kigali.

Certains milieux rwandais le disent mort, ce que conteste Brammertz qui y voit une façon de fausser les pistes. La gravité des crimes reprochés à Mpiranya fait que, en cas d’arrestation, il serait jugé par le MTPI lui-même, à Arusha. Ce n’est pas le cas de Kayishema qui, lui, serait transféré au Rwanda, pour être jugé par la justice nationale.