Dossier spécial « Rwanda, 25 ans après le génocide »

Rwanda: les transférés, nouvelle étape pénale du génocide

Le 19 mars, un suspect de génocide rwandais a été arrêté aux Pays-Bas. Il est probable qu’il soit extradé vers le Rwanda pour y être jugé. Depuis que le Tribunal pénal international pour le Rwanda a remis pour la première fois un accusé à Kigali, en avril 2012, le rythme des extraditions s’est accéléré. Aujourd'hui, dix-neuf personnes poursuivies pour génocide ont été extradées vers le Rwanda par leur pays de refuge. Le TPIR a fermé, les tribunaux gacaca aussi, mais pas les tribunaux ordinaires.

Rwanda: les transférés, nouvelle étape pénale du génocide©Steve TERRILL / AFP
La remise de Jean Uwinkindi par le tribunal de l'Onu, en avril 2012, a accéléré le mouvement des extraditions.
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Pendant plus de quinze ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, la justice rwandaise n’a eu que très peu de chances d’obtenir le droit de juger des suspects se trouvant hors de ses frontières, faute de garanties sur l’équité des procès. En avril 2012, un tournant majeur a lieu quand le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), établi par l’Onu et basé en Tanzanie, remet à Kigali l’un de ses accusés. Ce revirement est dû à la pression qui pèse sur le TPIR pour qu’il achève ses travaux plus rapidement. Il est également le fruit des réformes judiciaires engagées au Rwanda, dont l’abolition de la peine capitale et la création au sein de la Haute Cour d’une chambre spécialisée pour les crimes internationaux, chargée de connaître notamment des affaires de génocide transférées par des pays tiers.

Dans toutes ces affaires, le Rwanda s'est engagé à veiller au respect des droits de la défense et à garantir un procès équitable. Dans le cas des accusés renvoyés par le TPIR, leur transfert peut être annulé si cette juridiction, remplacée par le Mécanisme des tribunaux pénaux internationaux (MTPI), estime que les droits de la défense n’ont pas été respectés. La probabilité d’une telle décision est cependant extrêmement faible.

Les affaires transférées par le TPIR

Avant de fermer officiellement fin 2015, le TPIR a procédé au transfert physique de deux accusés, le pasteur pentecôtiste Jean Uwinkindi et le chef milicien Bernard Munyagishari. Il a également transmis les dossiers de six autres fugitifs. L’un d’entre eux, Ladislas Ntaganzwa, a été arrêté en décembre 2015 en République démocratique du Congo et transféré trois mois plus tard au Rwanda.

Jean Uwinkindi serait, selon l’acte d’accusation du TPIR, responsable de crimes commis contre ses fidèles tutsis à la paroisse de Nyamata, située à 30 km au sud-est de Kigali. Son procès a été émaillé de plusieurs reports dus notamment au problème d’une aide légale encore mal définie, qu’il était le premier à expérimenter. Payés d’abord par heures de prestation, puis sur la base d’un contrat mensuel, ses avocats Gatera Gashabana et Jean-Baptiste Niyibizi ont finalement rejeté un nouveau contrat forfaitaire de 15 millions de francs rwandais (environ 15 000 euros) pour l’intégralité de l’affaire, tarif que le ministère de Justice a souhaité appliquer à tous les dossiers de cette nature, « par besoin d’harmonisation ».

Révoqués sur fond de ce malentendu, les avocats furent remplacés par une autre équipe de défense, vite récusée par l’accusé, mais néanmoins présente jusqu'à la condamnation à la prison à vie prononcée contre Uwinkindi, le 30 décembre 2015. La Haute cour l’a reconnu « coupable de meurtres équivalent au crime de génocide, et d’extermination constitutive du crime contre l’humanité ». Son procès en appel n’a pas encore fixé devant la Cour suprême.

Ce procès phare aura laissé derrière lui une traînée de fumée noire – boycott de débats, récusation d’avocats, non comparution de témoins à décharge, omission de plaidoiries – qui va enfumer tous les autres procès, surtout celui de son codétenu, Bernard Munyagishari.

Bernard Munyagishari, transféré par le TPIR le 24 juillet 2013, semble avoir bien appris du pasteur. De nombreux obstacles ont paralysé les débats. Il est Congolais, prétend-il, et par conséquent ne parlerait ni ne comprendrait le kinyarwanda, la langue du pays. Son parcours professionnel et un dossier judiciaire de 1982 prouvent pourtant le contraire, a conclu le juge. En mars 2016, Munyagishari passe au boycott des débats, protestant contre une aide légale qu’il a qualifiée, lui aussi, de violation de ses droits. L’équipe de défense qui a remplacé ses avocats, bien que récusée par l’accusé, reste présente « pour l’intérêt de la justice » jusqu'à la tombée du verdict. Le 20 avril 2017, Munyagishari, toujours absent, écope de la prison à vie. Le procès en appel est encore pendant devant la Cour Suprême.

L’affaire Mugesera

Désinhibés par les transferts du TPIR, plusieurs pays occidentaux ont décidé d’extrader des ressortissants rwandais suspectés de génocide. Certains, comme la France et la Belgique, n'ont cependant jamais accédé à de telles demandes des autorités rwandaises.

Le Canada, suivant de très près l’évolution décisive du TPIR, n’a pas attendu que le tribunal de l’Onu mette à exécution sa décision d’autoriser les transferts. Dès le 22 janvier 2012, le pays procède à l’extradition d’un suspect célèbre, le linguiste Léon Mugesera, puis en 2016 de l’ancien militaire Seyoboka Henry Jean Claude. Des pays scandinaves emboîtent également le pas avec une extradition par la Norvège, deux par le Danemark et trois autres par les Pays-Bas. Mais ce sont les Etats-Unis qui en comptent le plus grand nombre, avec quatre extraditions depuis 2005. L’Ouganda, qui hébergerait plusieurs centaines de fugitifs recherchés, est sans doute le seul pays africain à avoir adhéré à la traque des fugitifs, avec trois extraditions depuis 2010.

Après une très longue procédure au Canada, Léon Mugesera a été jugé et condamné au Rwanda.
Après une très longue procédure au Canada, Léon Mugesera a été jugé et condamné au Rwanda.

Aucune affaire n’a fait couler autant d’encre que celle de Léon Mugesera, qui défraye la chronique avec plus d’une centaine de reports d’audience, dont plusieurs dus à la question de l’aide légale. A son arrivée au Rwanda, c’est la famille de l’accusé qui paye les honoraires de son avocat, Donat Mutunzi. Puis, pour cause d’insolvabilité, l’avocat rwandais abandonne l’affaire. L’accusé fait alors valoir son droit à l’aide légale mais refuse, selon le ministère de la Justice, de se plier à la procédure exigeant que le demandeur remplisse un formulaire ad hoc. Pour lui, un affidavit signé au Canada suffit à prouver son indigence. L’accusé et le ministère ne sont jamais parvenus à accorder leurs violons. Conséquence : l’affaire se conclut en première instance sans audition de témoins à décharge ni plaidoiries de la défense. Le 15 avril 2015, le célèbre universitaire se voit infliger la prison à vie, après avoir été reconnu coupable  d’incitation publique à commettre un génocide, à travers un fameux discours en langue rwandaise prononcé le 22 novembre 1992, à Kabaya, dans le nord du Rwanda – discours qui avait été à l’origine de son départ pour le Canada.

Le lieutenant Seyoboka est poursuivi pour les massacres au Centre d’études des langues africaines, en plein cœur de Kigali. Il est le seul des extradés à être jugé par un tribunal militaire. En janvier dernier, il a été reconnu coupable de génocide et condamné à la réclusion à perpétuité.

Les dossiers scandinaves

Extradé du royaume de Norvège, le 10 mars 2013, Charles Bandora est le premier suspect de génocide à être envoyé par un Etat européen vers le Rwanda. Il est également le seul à ne pas avoir posé d’obstacle à son procès. Le 15 mai 2015, deux ans seulement après son transfert, la Haute cour le juge « coupable de conspiration, de génocide et de meurtres qualifiables de crime contre l’humanité », crimes punissables de la réclusion à perpétuité. Pour avoir coopéré lors de la procédure, l’ancien homme d’affaires bénéficie d’une remise de peine et est condamné à 30 ans de prison. Le 22 mars 2019, sa peine a été confirmée en appel, requalifiant le crime d’entente en « planification » du génocide.

Il en va autrement d’Emmanuel Mbarushimana, ancien instituteur promu inspecteur des écoles en 1994 et extradé par le Danemark en juillet 2014. Après trois ans d’un procès tout inspiré de ses codétenus, il écope, le 28 décembre 2017, de la prison à vie après avoir été reconnu « coupable de génocide, d’entente pour commettre le génocide et de volonté délibérée d’éliminer un groupe social comme crime contre l’humanité », crimes commis sur la colline de Kabuye, dans l’ex-préfecture de Butare (sud du Rwanda), où plus de 50 000 Tutsis ont été massacrés. Son procès en appel n’a pas encore été fixé.

Egalité des armes n’est pas égalité de moyens

Au cours des procès des deux premiers transférés du TPIR, plusieurs demandes d’annulation du renvoi de ces affaires ont été déposées au greffe du MTPI. Au menu des griefs figurent surtout l'inadéquation de l'aide légale et l'impossibilité de faire intervenir des témoins réfugiés à l'étranger. Dans le dossier Uwinkindi, différents rapports d’observateurs du MTPI notent que « ses droits à un procès équitable sont violés du fait que son équipe de défense n’a pas reçu les fonds nécessaires » pour organiser sa défense. L’insuffisance des fonds est aussi soulevée à propos de Munyagishari. Mais les plaignants ont chaque fois été déboutés.

Dans une décision rendue en octobre 2015 dans l’affaire Uwinkindi, le MTPI souligne que « les conditions de renvoi n'exigent pas qu'un niveau de financement objectif soit atteint mais que laccusé béficie du principe de l'égalité des armes », différente de l'égalité de moyens entre les parties. « En tant qu'accusé indigent, [Uwinkindi] n'avait pas le droit de choisir son conseil », conclut le MTPI, et « le remplacement des conseils initialement nommés ne constitue pas une entrave à l'équité du procès ».

Face à ce problème de l’aide légale, Benjamin Gasamagera, bâtonnier du barreau de Kigali, fait valoir la centaine d’avocats expérimentés disponibles. « En témoignent les procès actuels, ce problème ne se pose plus », appuie Johnston Busingye, ministre rwandais de la Justice.

Justice proche, justice lointaine

Les autorités rwandaises ont émis un millier de mandats d’arrêts pour des individus suspectés d’avoir participé au génocide et vivant à l’étranger. Face à ce chiffre, une vingtaine de suspects transférés ou extradés en 25 ans, cela fait très peu. Pour le procureur général du Rwanda, Jean-Bosco Mutangana, le nombre de transferts témoigne néanmoins d’une diplomatie judiciaire qui porte ses fruits. « L'idéal pour nous », affirme-t-il, « c'est que ces accusés soient renvoyés ici, pour être jugés sur les lieux des faits, pour que les victimes voient la justice en train d'être rendue ». Mais, si pour une raison ou une autre, « un pays ne peut pas extrader un accusé, alors qu'il le juge, et sans tarder », ajoute le magistrat, qui salue les pays ayant adhéré à ce principe. Mais qui suit vraiment ces procès de l’après TPIR et de l’après gacaca ? Pour Ibuka, la principale association des rescapés du génocide, très peu de victimes les suivent. « Quelle différence entre un tel procès et le même procès à l’étranger ? », s’interroge son secrétaire exécutif, Naphtal Ahishakiye, qui déplore leur absence de médiatisation. La justice continue d’être rendue, mais elle n’est plus guère vue.

NTAGANZWA JUGÉ CHEZ LUI

« Ladislas Ntaganzwa est à Kinshasa », déclare à la presse Thambwe Mwamba, alors ministre congolais de la Justice, en ce mois de décembre 2015. « Il est dans une cellule de la police, nos services vont l'interroger », ajoute-t-il. A 54 ans, l’ancien maire de Nyakizu figure alors parmi les suspects de génocide les plus recherchés dans le monde. Une prime a été offerte pour sa capture. Et ce 9 décembre, il est tombé dans une opération de l’armée congolaise contre les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), rébellion agissant dans l’Est du Congo, réputée pour compter d’anciens responsables du génocide des Tutsis au Rwanda, en 1994.

Ladislas Ntaganzwa à Kigali.
Ladislas Ntaganzwa à Kigali.

Le 20 mars 2016, Ntaganzwa, mis en accusation par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, est remis aux autorités rwandaises. Il est poursuivi pour « génocide, incitation directe et publique à commettre le génocide, extermination comme crime contre l’humanité, meurtres, viols et sévices sexuels ». Quand il comparaît devant le juge, deux semaines plus tard, il s’abstient de plaider coupable ou non coupable, et la question se pose aussitôt : va-t-il emboiter le pas à ses aînés, Uwinkindi et Munyagishari, et faire obstruction à son procès ?

Non. Trois ans après son transfert, le procès de l’ancien maire « va plutôt bon train après quelques petits obstacles », explique l’un de ses deux avocats, Alexis Musonera. Juste un dossier volumineux qu’il n’a pas eu le temps de lire, rédigé dans une langue, l’anglais, qu’il ne connaît pas, un outil informatique qu’il ne sait pas manier, la menace de récusation d’un conseil qui ne lui « accorde pas assez de temps pour préparer sa défense », un différend qui a fini par s’arranger à l’amiable. Rien de plus ! Aucun de ses deux avocats ne se plaint de ses honoraires et de l’aide légale en général.

Depuis le 18 février 2019, la présentation de la preuve a commencé. Une trentaine de témoins à charge sont prévus, tandis que la défense n’a pas encore pu présenter la liste des siens. « Nous sommes encore en train d’affiner leur liste à l’aune de leurs dépositions », expliquent les deux avocats qui ne cachent pas la « sensibilité » des témoins à décharge dans une affaire aussi notoire.

LISTE DES 19 INDIVIDUS TRANSFÉRÉS OU EXTRADÉS VERS LE RWANDA

  • Bandora Charles, extradé de Norvège en mars 2013 (condamné à 30 ans de prison)
  • Birindabagabo Jean-Paul, extradé d’Ouganda en mai 2017 (condamné à perpétuité, appel en cours)
  • Kagaba Enos, extradé des Etats-Unis en mai 2005 (condamné à la perpétuité en octobre 2011 par une juridiction gacaca)
  • Kwitonda Jean-Pierre, extradé d’Ouganda en novembre 2010 (condamné à perpétuité par une juridiction gacaca, procès en révision en cours)
  • Iyamuremye Jean-Claude, extradé des Pays-Bas en novembre 2016 (procès en cours)
  • Mbarushimana Emmanuel, extradé du Danemark en juillet 2014 (condamné à perpétuité, appel en cours)
  • Mudahinyuka Jean-Marie Vianney, extradé des Etats-Unis en janvier 2011 (condamné à perpétuité)
  • Mugesera Léon, extradé du Canada en janvier 2012 (condamné à perpétuité, appel en cours)
  • Mugimba Jean-Baptiste, extradé des Pays-Bas en novembre 2016 (procès en cours)
  • Mukeshimana Marie-Claire, extradée des Etats-Unis en décembre 2011 (condamnée à 19 ans d’emprisonnement)
  • Munyagishari Bernard, remis par le TPIR en juillet 2013 (condamné à perpétuité, appel en cours)
  • Munyakazi Léopold, extradé des Etats-Unis en septembre 2016 (condamné à la perpétuité, acquitté en appel, condamné à 9 ans d’emprisonnement pour révisionnisme)
  • Munyaneza Jean de Dieu, extradé des Pays Bas en mars 2015 (condamné à 15 ans de prison par une juridiction gacaca, procès en révision en cours)
  • Nkundabazungu Augustin, extradé d’Ouganda en août 2010 (condamné à perpétuité par une juridiction gacaca)
  • Ntaganzwa Ladislas, remis par le TPIR en mars 2016 (procès en cours)
  • Ntamabyariro Agnès, arrêtée et ramenée mystérieusement de Zambie en 1997 (condamnée à perpétuité, recours devant la Cour Suprême)
  • Seyoboka Henry Jean Claude, extradé du Canada en novembre 2016 (condamné à perpétuité, appel en cours)
  • Twagiramungu Jean, extradé depuis l’Allemagne en 18 août 2017 (procès en cours)
  • Uwinkindi Jean, remis par le TPIR en avril 2012 (condamné à perpétuité, appel en cours)