A Bukavu, dans l’attente d’un verdict, entre justice et guerre

Le tribunal militaire de Bukavu, à l’est de la République démocratique du Congo, rendra son verdict dans le procès de Frédéric Masudi Alimasi, dit « Koko di koko », le 12 novembre. Ce chef milicien est jugé pour crimes contre l’humanité avec quatre autres personnes. C’est au moins le septième procès du genre depuis cinq ans mais la satisfaction des militants de la justice est fragile. Car les groupes armés continuent de sévir.

A Bukavu, dans l’attente d’un verdict, entre justice et guerre©Claude SENGENYA
C'est au palais de justice militaire de Bukavu, en République démocratique du Congo, que le jugement de Frédéric Masudi Alimasi, dit « Koko di koko », sera prononcé le 12 novembre 2019.
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Après plus d’un mois d’audiences foraines, au plus près des victimes, et d’une session au siège de la justice militaire de Bukavu, dans la province du Sud-Kivu, à l’est de la République démocratique du Congo (RDC), le procès de Fréderic Masudi Alimasi, dit « Koko di koko », s’est clôturé le 1er novembre avec le réquisitoire et les plaidoiries finales. Le chef milicien est poursuivi avec quatre autres individus pour viols, meurtres, tortures, esclavage sexuel, privation de liberté, pillage et destruction de biens, des actes pouvant constituer des crimes contre l’humanité. Les faits auraient été commis entre février et août 2018, sur les territoires de Shabunda et Mwenga, dans des attaques sur une quinzaine de villages qui auraient fait plus de 300 victimes, dont environ 200 ayant subi des violences sexuelles.

A la suite des avocats des parties civiles, c’est le major Yoma Mukoko Apollinaire qui a prononcé le réquisitoire. « Lors des attaques généralisées et systématiques contre les populations civiles de plusieurs villages ciblés, les prévenus ont commis plusieurs autres atrocités. Par exemple, ils ont violé les femmes en allant jusqu’à introduire des objets dans leurs vagins, à la recherche des colis d’or », a curieusement déclaré le procureur, sur fond de  surprise du public (il se dit dans la région que les femmes vont jusqu’à dissimuler ainsi de précieux minerais…). Le ministère public demande à ce que trois des cinq accusés, dont Koko di Koko, soient reconnus coupables de crimes contre l’humanité. Contre ceux-là, il requiert la prison à perpétuité. Contre les deux autres, il demande l’acquittement : aucune victime les a reconnus. « Aucun lien n’a été établi entre ces deux prévenus et le groupe de Koko di koko. Et aucune des victimes que nous défendons ne les a cités. Ils doivent être libérés », appuie l’avocat des parties civiles, Charles Cikura, dans un entretien après les audiences.

Débat sur le crime contre l’humanité

Prenant la parole à son tour, la défense a plaidé l’insuffisance des preuves et les circonstances atténuantes. « Ni les parties civiles ni le ministère public n’ont pu démontrer le degré de participation de chaque prévenu par rapport à toutes les infractions qui leur sont reprochées. Ils devraient éclairer le tribunal sur le mode opératoire de tous les prévenus ici présents, s’ils agissaient comme auteur, coauteur ou complice, ce qui n’a pas été fait », a déclaré Jean Claude Nyakura, coordonnateur du collectif de la défense. Sa consœur, l’avocate Esther Bashugi, a enfoncé le clou en dénonçant une généralisation de faits pourtant « isolés », selon elle. « Que la partie civile ainsi que le ministère public nous disent clairement combien de victimes de meurtre il y a, par qui parmi ces prévenus ont-elles été tuées, comment, quand et où. Qu’ils nous montrent les preuves de leur décès. Car de toutes les victimes qui ont défilé devant la barre, une seule a rapporté le cas de meurtre. » Elle conteste ainsi que les attaques aient été généralisées ou systématiques et aient ainsi pu constituer des crimes contre l’humanité.

En réplique, les parties civiles ont appelé le tribunal à considérer les témoignages des victimes comme preuves. « La défense nous a demandés d’apporter des actes de décès pour prouver que les personnes sont réellement mortes. Mais la jurisprudence est tellement éloquente : s’il s’agit de crimes contre l’humanité par meurtre, il suffit que les déclarations des victimes restent constantes, à moins [qu’on] n’apporte une autre preuve qui vient contredire ces déclarations », a plaidé Arsène Mwaka, l’un des avocats des parties civiles.

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Plus de 130 groupes armés recensés

Avant d’annoncer un jugement pour le 12 novembre, le président du tribunal s’est félicité du travail réalisé. « C’était un procès équitable », a déclaré le major Kabila Kangoyi. Au Kivu, on s’attend à ce que ce ne soit pas le dernier du genre. Au nord et au sud de cette région, ce procès est la septième affaire de ce type en cinq ans – procès de Mutarule, du « Colonel 106 », du « Marocain », de Kavumu et de « Koko di koko » au Sud-Kivu, et procès de Minova, des ADF et de Sheka au Nord-Kivu. Tous ont porté sur des crimes contre l’humanité commis par des miliciens ou des militaires. Or, comme l’analyse Josaphat Musamba Bussy, chercheur au Groupe d’études sur les conflits et la sécurité humaine du Sud-Kivu, de tels procès risquent de rester le quotidien des habitants de l’est du Congo-Kinshasa, tant que leur causes demeureront, à savoir l’activité des groupes armés.

L’Est de la RDC compte aujourd’hui plus de 130 groupes armés, selon un décompte du Baromètre sécuritaire du Kivu, un projet conjoint du Groupe d’études sur le Congo et de Human Rights Watch. « On sanctionne les uns, entretemps les autres continuent à commettre des atrocités. Il y a un cycle infernal des crimes », fait remarquer Bussy. Les mêmes craintes agitent le psychologue John Leki, qui assiste les victimes dans l’affaire Koko di koko : « Il n’y a que les criminels qu’on réussit à arrêter dont les dossiers intéressent nos juridictions. Dès lors que de nombreux groupes armés demeurent actifs, il y a de nombreux crimes et de nombreuses victimes dans l’ombre. Par exemple, « Koko di koko » était l’une des trois personnalités de sa milice. Les deux autres courent toujours et font certainement souffrir des populations civiles. »

Les limites de l’action judiciaire

Depuis plus de dix ans que Charles Cicura défend les parties civiles dans des procès de crimes de masse au Kivu, il connaît les limites de l’action judiciaire. « Certes, quand on tient des audiences au plus près des victimes et des lieux des crimes, et qu’on parvient à condamner des coupables, on décourage de potentiels criminels. Mais cette seule action de la justice ne peut résoudre le problème des crimes que nous connaissons aujourd’hui dans l’est du pays. Il faut également des actions politiques, comme des initiatives de désarmement des combattants, ou des actions militaires pour traquer les groupes armés qui résistent. Tant que l’Etat congolais ne restaure pas son autorité sur l’ensemble du territoire national, on connaîtra des crimes graves parce que des groupes armés se livrent à des atrocités dans les zones sous leur contrôle », prévient l’avocat.