L’Espagne juge le meurtre de jésuites au Salvador

Le verdict est tombé dans l’après-midi, ce 11 septembre. Le colonel Inocente Orlando Montano, 77 ans, ancien vice-ministre salvadorien de la Sécurité publique, a été reconnu coupable du meurtre de six prêtres jésuites, d'une cuisinière et de sa fille, le 16 novembre 1989, pendant la guerre civile au Salvador. Le tribunal de Madrid l’a condamné à 133 ans de prison. Voici le récit de ce remarquable procès par notre correspondant au Salvador.

L’Espagne juge le meurtre de jésuites au Salvador
Inocente Montano face à ses juges, à Madrid. © Kiko Huesca / Pool / AFP
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Jusqu’en 2014, l'Espagne pouvait lancer des poursuites pénales sur des crimes contre l'humanité, quel que soit le lieu dans le monde où ces crimes avaient été commis. L’affaire Inocente Orlando Montano, qui a été extradé des États-Unis vers l'Espagne en décembre 2017, a pu s’ouvrir grâce à ce principe dit de "pleine compétence universelle". Depuis 2014, une nouvelle loi stipule que les victimes doivent être de nationalité espagnole pour pouvoir porter plainte devant une juridiction espagnole. Et l'affaire des jésuites n'a "survécu" que parce que cinq des six prêtres assassinés en 1989 étaient nés en Espagne.

Montano, 77 ans, aurait pu suivre le procès depuis sa cellule. Mais l'ancien colonel salvadorien a choisi d'être présent tous les jours, assis dans son fauteuil roulant près d'une table au milieu de la salle d'audience, écoutant chaque mot des juges et des parties. Dans ses conclusions, son avocat a demandé aux juges d'acquitter Montano ou, à défaut, d’atténuer sa peine en raison de son âge et de son état de santé.

Un ordre de tuer

La présence de Montano à Madrid fait remonter les souvenirs de la Guerre froide et de la guerre civile salvadorienne, qui a duré de 1980 à 1992 et a coûté la vie à environ 70 000 civils. Pendant ces années, les militaires ont commis quelque 18 700 crimes, dont un grand nombre avec la complicité d’escadrons de la mort, selon le rapport final présenté en 1993 par la Commission vérité installée dans le pays avec le soutien des Nations unies. À l'époque, les États-Unis soutenaient le pouvoir salvadorien dans le cadre de la lutte anti-communiste. Selon les chiffres du Congrès américain, Washington avait, en 1989, versé plus de 4 milliards de dollars au Salvador au titre de la coopération.

Cette même année 1989, le 15 novembre, ordre a été donné aux soldats d'une unité spéciale des forces armées – le bataillon d'Atlacatl – de se rendre sur le campus de l'Université centraméricaine (connue sous le nom d'UCA), de tuer le père Ignacio Ellacuria et de ne laisser aucun témoin, selon les témoignages présentés au tribunal de Madrid. L'ancien lieutenant Yusshy Rene Mendoza, la professeure américaine Terry Lynn Karl et le prêtre Jose Maria Tojeira sont venus expliquer à la barre comment cet ordre crucial aurait été donné lors d'une réunion à laquelle participait Montano. "Une telle décision devait être approuvée par le Haut-Commandement", a déclaré Karl, professeure de sciences politiques et ancienne directrice du Centre d'études latino-américaines de l'université de Stanford. Le Haut-Commandement était composé du président de l'époque, Alfredo Felix Cristiani, du ministre de la Défense et de son adjoint, du chef de l'état-major général et du colonel Montano, alors vice-ministre de la Sécurité publique, qui occupait l'un des trois postes les plus élevés de l'armée. Selon les trois témoins, des fonctionnaires du haut commandement et de l'état-major se sont réunis ce jour-là pour planifier le meurtre.

Le complot des « compères »

Karl a déclaré à la cour que des enquêtes indépendantes menées par Scotland Yard et la CIA, corroborées par des documents déclassifiés du gouvernement américain recueillis par l’Ong National Security Archive, ont mis en évidence la responsabilité de Montano dans le meurtre du jésuite. Mais l'ordre de tuer le père Ellacuria a été une décision collective, a-t-elle ajouté. Montano faisait partie d'un groupe plus informel qui comprenait le chef de l'état-major interarmées, le colonel René Emilio Ponce, et le vice-ministre de la Défense Orlando Zepeda, connu sous le nom de "Los compadres" (Les compères), selon Karl, qui a rédigé deux longs rapports (l'un en 2009 et l'autre en 2017) sur les meurtres des prêtres. « Cela venait juste après une campagne médiatique où il a été dit sur une chaîne nationale que les jésuites de l'UCA étaient des chefs de la guérilla. Tout le monde, à cette réunion, était plus ou moins clair sur ce qui allait se passer. Le consensus était important car l'ordre de tuer des civils était illégal », a précisé Karl à la cour.

En 1989, la population du Salvador était fatiguée d'une décennie de guerre. Le père jésuite Ellacuria était proche du président Cristiani et il le poussait à la paix, a témoigné le père Tojeira, qui était à la tête de l'ordre des jésuites pour l'Amérique centrale. "Si quelqu'un au Salvador applaudissait à la paix, alors cette personne devenait l'ennemi à la fois des militaires et de la guérilla", a expliqué Tojeira. Les jésuites de l'UCA avaient reçu plusieurs menaces de mort et, en 1989, au moins quatre bombes avaient explosé dans plusieurs installations jésuites, selon Tojeira, qui est maintenant directeur de l'Institut des droits de l'homme à l'Université d'Amérique centrale.

Meurtres à la résidence des jésuites

Témoin au procès, le lieutenant Mendoza était officier à l'Académie militaire lorsqu'il a reçu l'ordre de se joindre aux 40 soldats du bataillon Atlacatl dans leur mission à la résidence des jésuites, à l'intérieur du campus de l'UCA. Il était présent lorsque, le 16 novembre à 2 heures du matin, les soldats ont tiré sur les pères Ignacio Martin-Baro, Segundo Montes, Juan Ramon Moreno, Amando Lopez et Joaquin Lopez d'Ellacuria, les tuant tous. "Une femme et une jeune femme ont également été tuées cette nuit-là", a-t-il déclaré au tribunal - la cuisinière Elba Ramos, 42 ans, et sa fille de 16 ans qui avaient trouvé refuge à la résidence en raison de la situation sécuritaire dans la capitale.

Le père Tojeira a expliqué que la résidence se trouvait à courte distance de sites militaires stratégiques : 700 mètres de l'état-major général, 400 mètres de la Direction nationale du renseignement et 200 mètres de la « Tour de la démocratie » d'où soldats et tireurs d'élite dotés de lunettes de vision nocturne pouvaient voir, selon lui, ce qui se passait dans la résidence des jésuites. Il a ajouté que, le matin même où il a appris les meurtres, il a personnellement informé le président Cristiani avoir de fortes indications que des soldats en uniforme étaient responsables du crime. Le père Tojeira avait accès à Cristiani, a-t-il précisé, par l'intermédiaire du représentant du Saint-Siège au Salvador. Il a aussi donné des détails sur ses rencontres ultérieures avec le chef d'état-major général et le vice-ministre de la Défense. L'armée essayait de dissimuler sa propre responsabilité, estime-t-il, notant que, un jour après le meurtre, l'armée a publié une nécrologie déplorant le meurtre des jésuites.

Tojeira a également raconté la fois où il a quitté, furieux, une réunion avec des militaires membres d’une « Commission d'enquête sur les faits criminels ». « Cette enquête était une farce. Vers le 20 décembre 1989, le père Estrada, alors recteur de l'UCA, et moi-même avons eu une réunion avec eux. Nous avons dit à ces colonels qu'ils devaient enquêter sur l'Atlacatl. Mais ce que les colonels nous ont dit, c'est que les enquêtes étaient menées avec l’aide de détecteurs de mensonges, sur des personnes qui dénonçaient les [guérillas] FMLN comme étant les auteurs. Ils nous ont dit des choses ridicules, comme le fait qu'un commandant du FMLN était homosexuel et qu'il est mort lors de cette offensive, qu'ils avaient dû annoncer à son amant qu'il avait tué les jésuites. Des choses comme ça. Tout cela n'était qu'une imposture. Nous avons quitté cette réunion très contrariés : les colonels avaient essayé de nous manipuler », a déclaré Tojeira.

Montano : « Je n'ai fait que gérer des tâches administratives »

Après le dépôt d’une plainte en 2008 devant la Haute cour spéciale espagnole, par le Center for Justice and Accountability, une ONG américaine, 20 membres de l'armée salvadorienne ont été inculpés en 2011 pour leur responsabilité présumée dans le meurtre des jésuites. Montano était l'un d'eux. La même année, son « compadre » le général Ponce est mort. Un an plus tard, la Cour suprême du Salvador a rejeté la demande d'extradition espagnole pour les autres militaires, au motif qu'ils avaient déjà été jugés pour les mêmes faits en 1991-1992 au Salvador. Montano vivait aux États-Unis où la demande d’extradition, après épuisement des voies de recours de ses avocats, a fini par aboutir à son transfert en Espagne, fin 2017.

« Je n'ai fait que gérer des tâches administratives », s’est défendu Montano, le 9 juin dernier, dans sa première déclaration devant le tribunal de Madrid. Il a reconnu avoir participé à plusieurs réunions autour du 15 novembre 1989 mais il a nié qu’un ordre ait été donné. Il a également essayé d'atténuer son pouvoir en tant que numéro 3 de l'armée, répétant que ses responsabilités n'étaient qu'administratives. Selon Montano, les décisions stratégiques pendant la guerre n'ont pas été prises comme on le prétend - par consensus, entre les colonels - mais seulement au sein du Haut-Commandement. Lorsque son avocat lui a demandé à quelles décisions il avait participé, Montano a répondu à côté : "La seule décision que nous avons prise au sein du Haut-Commandement a été de renforcer l'agressivité de notre riposte en utilisant l'armée de l'air et l'artillerie." Selon lui, ni Ellacuria ni aucun autre prêtre n'était mentionné et tout ce qu'ils voulaient, c'était récupérer plusieurs parties de la ville occupées par la guérilla à l'époque.

La justice salvadorienne interpellée

La Fondation d'études pour l'application du droit (FESPAD), qui observe le système judiciaire au Salvador, s’est félicitée de ce procès de compétence universelle, qui s’est tenu durant dix jours en juillet à Madrid. "Ce procès est une contribution positive et emblématique pour surmonter l'impunité des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre", a déclaré l'ONG le 7 juillet. "Nous espérons que notre système judiciaire suivra cet exemple, car il a l'obligation constitutionnelle de surmonter cette dette historique, en rouvrant le processus judiciaire pour juger le reste des accusés qui se trouvent au Salvador." En 2018, lorsque la loi d'amnistie au Salvador a été abrogée, l'UCA a tenté de rouvrir les poursuites contre « los compadres" et le président Cristiani. Des poursuites qui sont toujours en cours, selon l'Institut des droits de l'homme de l'UCA.

Pour l'ancien président salvadorien Calderon Sol, l'Espagne a violé la souveraineté du Salvador en poursuivant des membres de son armée. "25 ans après la paix, l'Espagne est venue rouvrir ce dossier. Ce n'est pas juste avec le Salvador. Il s'agit d'un juge qui veut porter atteinte à la souveraineté nationale", a-t-il déclaré en 2016.


*Note : Le procès était intégralement diffusé en ligne. En raison des restrictions dues à la pandémie de Covid19, notre correspondant n'a pu prendre l'avion pour Madrid mais a suivi le procès à distance.