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Pour ne pas oublier l'apartheid de genre en Afghanistan

Les juges de la Cour pénale internationale ont autorisé, le 8 juillet, la délivrance de mandats d'arrêt contre deux hauts dirigeants talibans en Afghanistan. Leur valeur est essentiellement symbolique, reconnaît la militante des droits humains Shaharzad Akbar. Mais cela contribue à appuyer d'autres efforts de justice alors que les talibans sont en train d'être normalisés.

Apartheid de genre en Afghanistan - Photo : une femme afghane montre son maquillage de fête (paillettes) en gros plan, après avoir relevé son voile.
Une cliente d’un des derniers salons de beauté à Kaboul, la capitale afghane, en octobre 2021, deux mois après le retour au pouvoir des talibans. Depuis, les droits des femmes n’ont cessé d’être rigoureusement contraints dans ce que les défenseurs des droits dénoncent comme un apartheid de genre. Photo : © Maryke Vermaak / AFP
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Le 8 juillet, la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé que deux mandats d'arrêt avaient été délivrés contre le chef des talibans, Haibatullah Akhundzada, et le président de la Cour suprême, Abdul Hakim Haqqani. Cette nouvelle a suscité une lueur d'espoir au milieu de l’épouvantable situation des droits humains et des droits des femmes en Afghanistan et de la normalisation croissante des talibans dans la région et au-delà. Quelques jours avant la délivrance des mandats, la Russie est devenue le premier pays à reconnaître le gouvernement taliban. Cette décision est un coup dur pour les femmes afghanes qui réclament la non-reconnaissance des talibans en raison de l'apartheid de genre qui persiste dans le pays. L'annonce de la CPI est également intervenue alors que le gouvernement iranien lançait une campagne massive d'expulsions forcées des Afghans, y compris des femmes et des filles. L'Afghanistan s'efface de la mémoire collective mondiale tandis que les talibans se normalisent malgré leurs politiques brutales. Parallèlement à cette normalisation, de plus en plus de pays, dont les États-Unis et l'Allemagne, prévoient d'expulser et de renvoyer les Afghans. Dans ce contexte, ces mandats d'arrêt rappellent avec force la persécution de genre qui sévit en Afghanistan.

Les Afghans attendent depuis très longtemps que la CPI se prononce. L'Afghanistan a adhéré au Statut de Rome en 2003, après que les États-Unis et leurs alliés ont renversé les talibans, qui avaient pris le pouvoir en 1996. La Cour a ouvert une enquête préliminaire en 2006. Mais ce n'est qu'en 2017 que la procureure de l'époque, Fatou Bensouda, a demandé l'autorisation d'ouvrir une enquête officielle sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis par différentes parties dans le dossier afghan. Parmi elles figuraient l'armée américaine et la CIA (Agence centrale de renseignement) pour des crimes de torture. En réponse, en septembre 2020, le gouvernement américain et le président Trump ont imposé des sanctions contre la procureure de la CPI. Si l'administration Biden a levé ces sanctions, de nouveaux obstacles sont apparus. En 2020, le gouvernement afghan a demandé un report de l'enquête. Lorsque les talibans sont revenus au pouvoir, en août 2021, le report était déjà en vigueur. En 2023, le procureur a annoncé la reprise de l'enquête, mais en la limitant aux talibans et à l'État islamique dans la province de Khorasan (ISIL-KP, une branche régionale de l'EI, en guerre contre les talibans), laissant de côté les auteurs présumés de l'ancienne république afghane ainsi que les allégations de crimes commis par les États-Unis et d'autres forces internationales en Afghanistan, ce qui a suscité des réactions contradictoires et un tollé général dénonçant un deux poids, deux mesures.

Que signifient réellement ces mandats ?

Les mandats d'arrêt contre Akhundzada et Haqqani ont peu de chances d'aboutir à un procès et à une justice dans un avenir proche. Les talibans ont rejeté cette annonce, déclarant qu'ils ne reconnaissaient pas le tribunal. Ces dirigeants talibans ne voyagent pas en dehors de l'Afghanistan, le chef suprême des talibans, Akhundzada, vivant souvent reclus. À ce stade, la valeur des mandats est symbolique et, dans le meilleur scénario, serait préventive dans une certaine mesure. Il existe des tensions au sein des talibans concernant leur vision de l'État afghan. Certains hauts dirigeants talibans ont montré un appétit et une ambition accrus pour la reconnaissance et la normalisation de leurs relations avec la région et au-delà. Les mandats d'arrêt peuvent leur faire savoir qu'avec la persécution de genre en cours, ils pourraient se trouver à leur tour sur la liste de la CPI, avec un impact sur leur propre capacité à voyager et à s'engager sur la scène internationale. Dans le contexte actuel, les mandats d'arrêt ne sont pas susceptibles de faire du chef suprême des talibans un boulet, mais si la politique interne et la dynamique au sein du groupe changent, ils pourraient devenir un autre moyen de pression ou de discorde au sein de la haute direction des talibans.

L'autre facteur limitant l'enquête de la CPI est son champ d'application restreint, qui se concentre sur les talibans et l'EI. L'Afghanistan a été le théâtre de crimes et de violations graves depuis plus de cinq décennies. La décision du procureur de ne pas donner la priorité aux autres responsables a été expliquée par un manque de ressources et par la volonté de se concentrer sur les crimes les plus urgents et les plus actuels. Mais la pression exercée par les gouvernements américains successifs est très probablement un autre facteur.

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Les survivants et militants afghans savent que l'enquête actuelle de la CPI est insuffisante au regard des crimes et violations passés et actuels. La communauté afghane des défenseurs des droits humains continue d'appeler la CPI à élargir le champ de son enquête. Dans l'intervalle, elle fait pression pour que d'autres voies plus complètes soient explorées pour s’assurer que les responsables rendent des comptes. En 2021, à la suite d'une attaque brutale contre une école de filles à Kaboul, la Commission indépendante des droits de l'homme en Afghanistan, dont j'étais la présidente, a appelé à la mise en place d'un mécanisme de justice des Nations unies pour l'Afghanistan. Après la chute de Kaboul aux mains des talibans, le Conseil des droits de l'homme des Nations unies a instauré un rapporteur spécial sur l'Afghanistan, en octobre 2021. Il a contribué de manière significative à dénoncer les violations des droits humains en Afghanistan, à attirer l'attention internationale sur la situation et à créer une plateforme permettant aux femmes afghanes de tout le pays et à la communauté des défenseurs des droits humains afghans à l'intérieur et à l'extérieur du pays de s'engager et de soumettre des informations. Le Rapporteur spécial n'a cessé de réclamer avec détermination le rétablissement des droits des femmes et des filles et des droits humains de tous les Afghans, dénonçant la « normalisation » rampante des talibans. Toutefois, des lacunes persistent en matière de justice, son mandat se concentrant principalement sur les atrocités commises par les talibans. Il n'est pas non plus conçu pour recueillir des preuves pouvant être utilisées dans le cadre de la compétence universelle et devant les tribunaux nationaux et internationaux, d'où la nécessité d'un mécanisme de justice complet, doté d'un mandat temporel plus large et de capacités de collecte de preuves.

Les efforts nationaux pour d'autres crimes

L'appel en faveur d'un mécanisme complet a mis du temps à susciter l'adhésion des États membres, en raison à la fois de la réticence de certains pays à se doter d'un mécanisme susceptible d'enquêter sur le comportement de leurs propres forces armées en Afghanistan et de la crise financière que traverse actuellement l'Onu.  La mise en place d'un mécanisme complet, solide et doté de ressources suffisantes compléterait et soutiendrait l'enquête en cours de la CPI ainsi que le mandat du Rapporteur spécial, envoyant ainsi un message à toutes les victimes d'atrocités en Afghanistan pour leur dire qu'elles ne sont pas « dépriorisées » ou oubliées, dans un contexte d'érosion de la confiance dans le droit international et la justice et de signes croissants d’un deux poids deux mesures chez des dirigeants occidentaux.

Les enquêtes menées par les différents gouvernements qui ont envoyé des troupes en Afghanistan constituent un autre moyen de garantir la justice. L'enquête actuellement menée en Australie sur la guerre en Afghanistan en est un exemple de premier ordre ; il offre une nouvelle possibilité de faire la vérité et, éventuellement, d'accorder des réparations aux victimes et aux survivants en Afghanistan. L'enquête sur les allégations de crimes de guerre et d'exactions commis par les forces australiennes est en cours et, dans l'intervalle, le gouvernement australien a mis en place un système permettant aux victimes de demander réparation, une première pour les victimes et les survivants afghans depuis la chute de Kaboul aux mains des talibans. La situation est plus sombre pour certains autres gouvernements qui ont envoyé des troupes en Afghanistan. Au Royaume-Uni, plusieurs tentatives ont été menées pour étouffer les atrocités commises par les forces spéciales britanniques en Afghanistan. En outre, malgré la gravité des allégations contre l'armée américaine et les forces spéciales, il n'y a guère de chances qu'une enquête soit ouverte ou que des responsables soient tenus de rendre des comptes. 

Un tribunal populaire en octobre

Une autre instance potentielle, particulièrement utile pour faire la vérité, est la plateforme centrée sur les victimes que constituent les tribunaux populaires. La force de ces tribunaux réside dans l'attention qu'ils accordent aux victimes et dans leur indépendance vis-à-vis des contraintes pour mobiliser la volonté politique des États membres. Quatre organisations de la société civile afghane s'apprêtent à annoncer la création d'un tribunal populaire consacré aux femmes et aux filles d'Afghanistan, sous l’égide du Tribunal permanent des peuples, dont les audiences se tiendront début octobre, en Espagne. Un tribunal populaire, initiative menée par la société civile, a le potentiel de s'étendre à d'autres allégations et auteurs, offrant ainsi aux victimes de toutes les atrocités la possibilité d'être entendues par un tribunal.

L'Afghanistan connaît actuellement la pire crise des droits des femmes au monde. L'oppression des femmes par les talibans ne doit pas rester impunie et silencieuse. Une approche globale de la justice nécessite de s'attaquer aux causes profondes et à une vieille culture d'impunité qui a en partie nui à la crédibilité de la communauté internationale en matière de justice et contribué au retour des talibans. Dans ce cadre, l'annonce de la CPI, aussi symbolique soit-elle, a au moins le mérite de maintenir l'apartheid de genre en Afghanistan sous les feux de l'actualité.

Shaharzad AkbarSHAHARZAD AKBAR

Shaharzad Akbar est directrice exécutive de l'organisation de défense des droits humains Rawadari, qui se concentre sur l'Afghanistan. Actuellement en exil, elle est l'ancienne présidente de la Commission indépendante des droits humains en Afghanistan. Outre la direction de Rawadari, elle est actuellement membre honoraire du Wolfson College de l'université d'Oxford. Ses articles ont été publiés dans The Washington Post, Foreign Affairs, Al Jazeera et d'autres médias internationaux.

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