Sciences Po Paris
المقال متوفر باللغة العربية / Cet article est également disponible en Arabe sur le site du Centre syrien pour la justice et la responsabilité (SJAC).
C’est au deuxième étage du Tribunal correctionnel de Paris que s'est ouvert, mardi 4 novembre 2025 à 14 heures, un procès antiterroriste hors du commun. Clics saccadés des appareils photos, micros tendus, les journalistes se pressent dans les coulisses de la salle d’audience 2.01, encadrés par un important dispositif policier, témoignant de l’importance de l'événement : le début du procès contre le cimentier français Lafarge et ses 8 anciens hauts responsables, pour financement de terrorisme et violation de sanctions financières internationales.
En 2010, l’usine de Jalabiya, dans le nord-est de la Syrie, démarre ses activités de production de ciment. Quelques mois plus tard, des soulèvements éclatent, présageant un conflit armé. Alors que les employés “expatriés” sont évacués, les salariés syriens sont maintenus en poste, dans des conditions de production de plus en plus dangereuses. Le prix de la sécurisation de la production s’élèvera à environ 5 millions d’euros versés à des groupes armés, notamment à l’organisation Etat Islamique (EI). Bien que les faits se soient déroulés en Syrie, l’article 121-2 du code pénal permet à la justice française de poursuivre l’entreprise Lafarge SA en tant que personne morale, en sa qualité de maison mère contrôlant sa filiale syrienne Lafarge Cement Syria (LCS) à hauteur de 99%.
Des prévenus hors normes
A l'intérieur de la salle d’audience, les avocats de la défense semblent plutôt détendus. Ils sont nombreux, occupant à eux seuls près de deux rangées dans le prétoire. On y retrouve des ténors du barreau comme Solange Doumic ou Jacqueline Laffont-Haïk, qui ont défendu par le passé l’ancien président français Jacques Chirac ou le couple d’élus parisiens Patrick et Isabelle Balkany. Ils se saluent, échangent à voix haute et interagissent avec la presse. Leurs manteaux, trenchs et blousons s’empilent derrière eux, suspendus au-dessus d’un box vide. Ils occupent l’espace avec assurance, sans que l’on puisse décider s’il s’agit d’une pointe d’arrogance liée au procès en cours ou un simple allègement du rituel solennel de la procédure pénale.
Le box est vide mais certains prévenus sont bien là, un groupe d’hommes âgés, en costard. N’étant pas en détention préventive, ils se tiennent assis sur des chaises rouges. Ce ne sont pas les figures habituelles d’un procès de djihadistes. Ce sont quatre anciens hauts représentants de Lafarge : Bruno Lafont (ancien PDG), Christian Herrault (ancien DGA), Bruno Pescheux et Frédéric Jolibois (anciens directeurs de la filiale syrienne), ainsi que le responsable de la sécurité de l'usine, Jacob Waerness. A leurs côtés, le représentant légal de la personne morale (l’entreprise) est Jean-Marc Golberg. Trois prévenus sont jugés in absentia : Amro Taleb (consultant, intermédiaire présumé), Ahmed Ibrahim Al Jaloudi (ancien responsable de la sécurité, absent pour maladie) et Hassan Firas Tlass (homme d’affaires), qui fait également l’objet d’un mandat d'arrêt international et réside aux Emirats arabes unis. Après 8 ans de procédure judiciaire, ils sont enfin appelés à la barre pour rendre compte des faits qui leur sont reprochés.
Quand le brouhaha retombe et que les conversations deviennent des murmures, une tension muette s’installe. Soudain, un silence s’impose et la solennité du lieu reprend ses droits. Tous les regards sont rivés vers le prétoire. Le cortège des juges entre en scène.
La présidente ouvre le rituel par la lecture de l’ordonnance de mise en accusation. Un à un, les prévenus sont invités à la barre pour décliner leur identité. Ils s’avancent en laissant sentir leur inconfort, parlant si bas qu’on peut à peine les entendre. Mais dès qu’une suspension d’audience est annoncée, l’inconfort apparent semble disparaître. Ils se lèvent, mains dans les poches, arpentent le tribunal de Paris, se fondent dans la foule, où leur étiquette de prévenus semble s’effacer devant leur habituel statut privilégié. Un rappel du caractère inhabituel de ce procès, où peuvent se conjuguer comparution en liberté et charge de complicité de terrorisme.

- Présidente: Isabelle PRÉVOST-DESPREZ
- Deux juges assesseurs
- Procureures: Aurélie VALENTE (procureure anti-terroriste adjointe), Olga MARTIN-BELLIARD (substitut)
- Prévenus: Bruno LAFONT, Bruno PESCHEUX, Christian HERRAULT, Frédéric JOLIBOIS, Jacob WAERNESS
- Avocats de la défense: Jacqueline LAFFONT-HAIK, Quentin DE MARGERIE, Solange DOUMIC, Aurélia GRIGNON, Jean REINHART
- Avocats des parties civiles: Élise LE GALL, Joseph BREHAM, Matthieu BAGARD, Baptiste VACHON, Grégoire RIALAN, Julie FÉVRIER
- Parties civiles(représentants des organisations et individus)
- Interprètes
- Public
- Médias
Une physionomie inversée de la puissance
Le Parquet national antiterroriste (PNAT), créé en 2019, est né de la fusion des anciennes sections antiterroriste et crimes contre l’humanité du parquet de Paris. Après que la Cour de cassation a confirmé, en janvier 2024, l’instruction visant Lafarge pour complicité de crimes contre l’humanité — une première dans l’histoire judiciaire française —, le dossier a été scindé. Pour des raisons dites « pragmatiques », seule la composante antiterroriste est aujourd’hui jugée. Si un procès pour crimes contre l’humanité devait avoir lieu, il se tiendrait devant la cour d’assises, avec jury populaire, et l’État y serait à nouveau représenté par le PNAT.
Dans une salle d’audience française, la place du ministère public symbolise les relations de pouvoir. Les procureurs siègent au même niveau que les juges, nettement au-dessus des prévenus, dans un dispositif spatial qui met en scène l’autorité de l’État. Cette verticalité se double d’une autre forme de hiérarchie : celle du rôle actif du juge, qui interroge, recadre, relance — à rebours des pratiques de la common law, où le magistrat demeure plus un arbitre qu’un protagoniste. Or, ce procès déplace les rapports de force habituels. Dès l’ouverture de l’audience, le procureur ne manque pas de souligner ce déséquilibre. Contrairement aux autres procès de terrorisme, ici, il semble que c’est la défense qui occupe le terrain. Elle a transmis plus de 500 pages de documents à peine une semaine avant l’ouverture des débats, au désarroi du parquet. Les ressources quasi illimitées de la défense contrastent avec celles, plus contraintes, de l’État. Cette asymétrie inversée est devenue une stratégie à part entière, brouillant les lignes habituelles entre puissance publique et acteurs privés dans l’arène antiterroriste judiciaire.
Les employés syriens écartés du procès
A gauche du prétoire, six jeunes femmes sont installées au premier rang des bancs des parties civiles. Elles plaident au nom de l’association française Sherpa et l’ONG allemande du Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) qui représentent les salariés syriens de la multinationale depuis 2016. Or, les salariés syriens de Lafarge sont les grands absents de ce procès. Selon Elise Le Gall, l’une de leurs avocates, ces derniers ont subi un préjudice direct et personnel, en lien direct avec les accords financiers négociés entre Lafarge et les groupes terroristes qui contrôlaient leurs mouvements. Or, dans sa décision de 2021, le financement de terrorisme a été interprété par la Cour de cassation comme un acte ne pouvant créer de victimes directes. Ce qui exclut leur qualité de parties civiles.
Les salariés ne pourront donc pas prétendre à des indemnités. A l’audience, leurs avocats dénoncent une atteinte au principe d'égalité, pour cause d'inégalité d'accès à un juge. « Il faut rendre aux victimes le droit d’exister elles-mêmes », plaident-ils.Pour eux, refuser la recevabilité des victimes, « c’est considérer qu’un acte terroriste puisse exister sans victimes ».
C’est inédit : trois questions prioritaires de constitutionnalité – les QPC – ont donc été posées par les parties civiles, « à regret ». La QPC est une spécificité du droit français de la procédure préliminaire qui permet à une partie au procès de contester la conformité à la Constitution d’une disposition législative applicable à l’affaire en cours. Celle-ci est alors examinée par les juges, qui décident de sa transmission au Conseil constitutionnel. En cas de transmission d’une QPC, la procédure pourrait être prolongée alors que, paradoxalement, les parties civiles attendent ce procès depuis très longtemps. C’est néanmoins le risque que les avocats des parties civiles se disent prêts à encourir si cela peut permettre aux victimes de recevoir les dommages et intérêts qui, à leurs yeux, leur sont dus.

« Artifices procéduraux »
Quatre autres QPC ont été soulevées par la défense, une quantité de questions mal reçue par le parquet, qui critique cet « usage massif des artifices procéduraux pour retarder les procédures pénales ». La substitut du procureur Olga Martin Belliard insiste sur le « caractère dilatoire » de ces questions. Pour elle, il y a eu sept années d’informations judiciaires depuis les premiers interrogatoires et comparutions et les différentes parties ont eu sept années pour se dire heurtées par une question de constitutionnalité. Or ce n’est que dans les sept derniers jours que ces sept QPC ont été posées.
C’est ainsi que s’épuise une première journée d’audience banalisée par cinq longues heures de monologues, des deux côtés du prétoire. Le lendemain, après un examen détaillé de toutes les QPC de la veille, la présidente du tribunal les balaye une à une d’un revers de la main. Tout en rétablissant un certain rapport de force, en interpellant l’un des prévenus qui, se cachant derrière ses co-prévenus, sort discrètement son téléphone de sa poche. « Monsieur Jolibois, vous vous croyez où ? Je vous vois pianoter sur votre téléphone depuis tout à l’heure ! Vous privilégierez le crayon et le papier pour la prise de notes, comme vos co-prévenus. Cela pourra servir à votre austérité. » Des rires discrets se font entendre dans la salle, qui voit l’homme d’affaires ramené à sa condition de prévenu.
Petit coup de théâtre
La deuxième journée est consacrée à l'étude de treize questions d'irrégularité de procédure, toutes soulevées par les avocats de la défense. C’est énorme. Dans les procès plus « ordinaires » de terrorisme, ce sont plutôt des avocats assignés par l’Etat qui assurent la défense. Dans le procès Lafarge, ce sont des avocats spécialisés dans la criminalité en col blanc. Issus de cabinets privés, ils ont peut-être une connaissance moins fine de la justice antiterroriste que de la justice financière et fiscale mais, très habiles, ils analysent minutieusement chaque étape de la procédure pour y déceler d'éventuelles irrégularités. Cette stratégie suppose une mobilisation considérable de ressources. Aurelia Grignon, par exemple, relève l'incohérence sur la période des faits reprochés à Bruno Pescheux, ex-directeur de la filiale syrienne de Lafarge, entre la mise en examen et l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, qui a allongé cette période de deux mois, de juillet (date à laquelle Pescheux a quitté son poste) à septembre 2014, pour de nouveaux faits de « conseil à son successeur ».
La stratégie porte ses fruits. A 20h15, au bout de six heures de débats presque monopolisés par la défense, la présidente suspend l’audience. Après une heure de délibération, les juges reviennent et les représentantes des associations s'échangent des regards inquiets. Cette délibération plutôt courte n’annonce rien de bon pour elles. La présidente prononce effectivement une irrégularité de procédure, qui laisse à penser que la procédure sera retardée. Mais elle se réserve un dernier coup de théâtre en demandant aux prévenus de se lever. « Par contre, pas si vite, on se retrouve dans deux semaines », prévient-elle. Rendez-vous dans la salle 2.01 le 18 novembre pour la suite…

Dans le cadre du cours Capstone Course in International Law in Action à Sciences Po Paris, la professeure Sharon Weill et onze étudiants, en partenariat avec Justice Info, se consacrent à la couverture hebdomadaire du procès de l’affaire Lafarge, en faisant une ethnographie du procès. Les membres de ce groupe d’étudiants sont Sofia Ackermann, Maria Araos Florez, Toscane Barraqué-Ciucci, Laïa Berthomieu, Emilia Ferrigno, Dominika Kapalova, Garret Lyne, Lou-Anne Magnin, Ines Peignien, Laura Alves Das Neves et Lydia Jebakumar.






