Guerre et affaires : Lafarge sur le banc des accusés Voir plus de publications

Lafarge : vers un procès pour complicité de crimes contre l’humanité ?

Alors que Lafarge comparaît pour financement du terrorisme à Paris, le volet complicité de crimes contre l’humanité du dossier, lui, reste en instruction. Et les anciens salariés syriens craignent de ne jamais obtenir justice.

Procès Lafarge en France pour des crimes commis en Syrie, dont d'éventuels 'crimes contre l'humanité' qui feront peut-être l'objet d'un second procès. Photo : un ancien sous-traitant de Lafarge en Syrie montre (de loin) l'usine de Jalabiya où il a travaillé.
Un des anciens collaborateurs de Lafarge Cement Syria (LCS), Khalil Ali Abu Iskandar, montre au loin l’usine située à Jalabiya, au nord de la Syrie, le 19 février 2018. « Nous étions des ‘locaux’. Ils nous voyaient comme des gens bon marché, pas importants, des gens qui peuvent mourir », dénonce un autre Syrien ayant travaillé pour le cimentier, interrogé par Justice Info. Photo : © Delil Souleiman / AFP
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« Nous nous étions préparés à un long combat judiciaire », souffle M. D., un ancien salarié syrien du cimentier français Lafarge qui souhaite préserver son anonymat. Mais il ajoute aussitôt avoir l’impression que « c’est encore plus long que d’habitude ».

Le procès en cours pour financement du terrorisme remet certes un peu d’huile dans la machine judiciaire. Mais il lui rappelle aussi tout ce qui n’a pas été jugé – et tout ce qui risque de ne jamais l’être. En Syrie, M. D. a travaillé près de quatre ans à l’usine de Jalabiya, dans le nord-est du pays, gérée par Lafarge Cement Syria (LCS), filiale du cimentier français. En 2010, il y est recruté comme « responsable » – d’abord au département de la production, puis au sein du service « contrôle ». Mais en 2013, la situation devient trop dangereuse, trop pénible : il se réfugie en Allemagne et continue de travailler à distance pour la cimenterie jusqu’en février 2014. Celle-ci ne fermera ses portes que quelques mois plus tard, en septembre, au moment de la prise du site par l’organisation État islamique.

Aujourd’hui, M. D. est à Paris. Il est venu témoigner devant le tribunal correctionnel qui, jusqu’au 19 décembre, juge Lafarge pour « financement » de plusieurs organisations terroristes et « violation » de sanctions financières internationales. Huit personnes physiques comparaissent également, pour tout ou partie de ces infractions. Parmi elles, plusieurs anciens dirigeants du groupe – dont Bruno Lafont, son ancien directeur général – des cadres et intermédiaires du cimentier et de sa filiale. La justice française leur reproche d’avoir versé, entre 2013 et 2014, plus de cinq millions d’euros à l’organisation État islamique, au Jabhat al-Nosra et à Ahrar al-Sham, pour maintenir la production de la cimenterie, alors que la région, en proie à la guerre civile, basculait sous le contrôle des groupes djihadistes.

Une affaire coupée en deux

Mais Lafarge n’est là que pour une partie des faits dont on l’accuse. Dans cette affaire, les plus lourdes accusations restent en instruction : le cimentier français, qui a depuis fusionné avec le groupe suisse Holcim, est aussi poursuivi pour complicité de crimes contre l’humanité – une mise en examen actée en 2024, au terme d’un long feuilleton judiciaire. D’abord examinée dans le cadre d’une même information judiciaire, cette charge a été disjointe en 2023. Et l’organisation d’un second procès, si elle est confirmée, pourrait encore prendre des années.

Pour les deux qualifications, ce ne sont pas les mêmes enjeux, pas les mêmes méthodes d’instruction, ni les mêmes temporalités, nous indique une source judiciaire pour justifier la disjonction – décision qui n’aurait « rien d’inhabituelle », selon elle. Le traitement du volet complicité de crimes contre l’humanité serait plus complexe que pour l’examen des flux financiers. Il nécessite des démarches « par voies diplomatiques », allongeant d’autant les délais. Le volet « financement » ayant été instruit plus rapidement, les juges ont donc préféré ne pas retarder l’ensemble du dossier. Autre raison invoquée : les deux ensembles ne relèvent pas des mêmes juridictions. Le volet terrorisme pouvait être traité devant un tribunal correctionnel, tandis que le volet crimes contre l’humanité doit l’être devant une cour d’assises. Autrement dit, il aurait fallu les juger séparément – « à moins de considérer que les faits de financement constituaient un délit connexe », ce qui aurait entraîné un renvoi devant une cour d’assises et allongé les délais de mise en procès.

L'ORIGINE DES POURSUITES

En novembre 2016, onze anciens employés syriens et deux organisations non-gouvernementales (ONG) – Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) – déposent plainte pour « complicité de crimes contre l’humanité », « financement d’entreprises terroristes », « mise en danger délibérée de la vie d’autrui » et d’autres infractions liées. Après des années de bataille procédurale et plusieurs arrêts de la Cour de cassation, les poursuites sont resserrées. Lafarge est finalement mise en examen pour deux infractions majeures : « complicité de crimes contre l’humanité » et « financement du terrorisme ».

Quoi qu’il en soit, souligne Anna Kiefer, chargée de contentieux et de plaidoyer au sein de l’ONG Sherpa, qui a porté plainte dès 2016 contre Lafarge, ce sont les mêmes paiements présumés qui auraient à la fois financé des organisations terroristes et contribué à la commission de crimes contre l’humanité. En revanche, puisque les qualifications sont différentes, les éléments constitutifs à établir, eux, ne sont pas les mêmes. Pour démontrer la complicité par « aide et assistance » de la multinationale, confirme la juriste, il faut d’abord « établir l’existence de l’infraction principale » et « prouver que des crimes contre l’humanité ont bien été commis ».

« Le simple fait de commettre un acte de complicité – qui peut prendre la forme d’un financement – en sachant que le groupe commet des crimes contre l’humanité, suffit », relève Mathieu Bagard, l’un des avocats d’anciens salariés syriens.

La « distinction » de la Cour de cassation

Mais les personnes opérant pour le compte de la multinationale et de sa filiale syrienne étaient-elles au courant de ce qui se passait dans la région de l’usine de Jalabiya ? Que savaient-elles des exactions commises par les groupes terroristes ?

À ce sujet, la justice française a hésité.

En 2019, la chambre de l’instruction a dans un premier temps annulé la mise en examen du cimentier français pour complicité de crimes contre l’humanité, considérant que les paiements visaient uniquement à maintenir sa production, sans traduire une quelconque volonté de « s’associer » aux crimes du groupe terroriste.

Mais en septembre 2021, la Cour de cassation a considéré que l’entreprise Lafarge ne pouvait avoir qu’une « connaissance précise » des agissements de l’organisation État islamique en Syrie, lesquels étaient « susceptibles » de constituer des crimes contre l’humanité. Pour les juges de la plus haute juridiction française, verser sciemment des millions d’euros à une organisation « dont l’objet n’est que criminel » suffit à « caractériser la complicité par aide et assistance ».

C’est une rupture totale. Pour eux, vouloir assurer la poursuite d’activités commerciales relève du « mobile », pas de « l’élément intentionnel ». Et exiger que le « complice » adhère à l’idéologie, à la conception ou à l’exécution des crimes reviendrait à laisser « de nombreux actes de complicité impunis ». Or, c’est précisément « la multiplication de tels actes qui permet le crime contre l’humanité ».

La décision « la plus fracassante » de l’affaire Lafarge

Pour Claire Tixeire, l’arrêt de 2021 établit « la distinction que l’on attendait ». La co-directrice de l’Institut d’intervention juridique au Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR) estime même qu’il s’agit de la décision « la plus fracassante de toute cette affaire ». Pas seulement parce qu’elle ouvre la voie à la mise en examen de Lafarge pour complicité de crimes contre l’humanité. Mais surtout parce qu’elle clarifie un point essentiel : une entreprise peut être complice d’un crime international sans partager l’intention criminelle de l’auteur principal. Et en posant que la volonté de préserver ses activités économiques ne l’exonère pas de sa responsabilité pénale, la Cour de cassation a envoyé un message à « toute la communauté des entreprises », insiste-t-elle.

Puisque la mise en examen du cimentier français est actée, les magistrats instructeurs doivent maintenant dire si Lafarge avait ou non connaissance des exactions commises par les groupes qu’ils auraient financés, selon Tixeire. « Ce sera l’enjeu central », dit-elle.

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Vases communicants

Selon elle, les auditions du procès pour « financement » permettent de faire « remonter certains éléments » qui pourraient être versés à l’instruction en cours. La conseillère juridique mentionne le témoignage d’un agent de la DGSI, entendu devant le tribunal correctionnel : « Il a été catégorique : selon lui, Lafarge ne pouvait pas ignorer que l’organisation État islamique, si l’on ne doit parler que de ce groupe, était l’entité terroriste la plus dangereuse au monde ». Par ailleurs, elle évoque la longue liste de « crimes atroces » et « documentés » qui se sont déroulés en Irak et en Syrie, « exactement à la période des faits ». Sans compter les déclarations d’anciens salariés syriens, qui, selon elle, auraient parlé à leur direction des exactions commises dans la région : des crucifixions, des lapidations, des exécutions sommaires…

« Des gens bon marché, pas importants, qui peuvent mourir »

Pour M. D., « il faut aller plus vite », car plusieurs de ses collègues « les plus âgés », « qui ont longtemps attendu », sont déjà morts, « déçus ». Mais aussi parce que beaucoup de ceux qui restent « ont perdu l’espoir d’obtenir justice et réparation ».

Un sentiment renforcé par le fait que les parties civiles ne savent toujours pas si elles sont considérées parties au procès en cours. En 2022, la Cour de cassation avait en effet estimé que l’infraction de financement du terrorisme portait uniquement atteinte à l’intérêt général, sans causer de « préjudice direct » à l’encontre des personnes physiques. Une interprétation contestée par les avocats des parties civiles à l’ouverture du procès, mais sur laquelle la décision de la Cour reste en suspens.

Pour les anciens salariés syriens, cette lecture est « regrettable ». « L’immense espoir », que garde M. D., est « que ce que nous avons subi » soit entendu. « Nous ne faisons pas que courir après des compensations », dit-il. « Nous avons besoin de justice. Que ces personnes nous disent pourquoi elles nous ont poussés dans le feu », insiste-t-il. « Pourquoi le niveau de risque était rouge pour les étrangers [les évacuations des expatriés ont été organisées à partir de la mi-2012, mais l’usine n’a fermé que deux ans plus tard, ndlr], mais vert ou orange pour nous ? » M. D. dit qu’il connaît la réponse : « C’est parce que pour eux, nous étions des ‘locaux’. Ils nous voyaient comme des gens bon marché, pas importants, des gens qui peuvent mourir. »

En filigrane, M. D. exprime aussi son immense déception née de l’abandon des poursuites pour « mise en danger de la vie d’autrui » qui visait aussi initialement l’entreprise Lafarge [cf. encadré]. Les charges ont été définitivement abandonnées par la justice française, qui a estimé que les salariés syriens ne pouvaient pas bénéficier des protections prévues par le droit français puisqu’ils étaient employés par LCS – quand bien même la filiale était détenue à 98,7 % par la multinationale.

Seule la personne morale mise en examen

Pour l’instant, seule la personne morale de Lafarge est mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité. « Dans l’idéal, toutes les personnes impliquées devraient être tenues pour responsables de leurs actions », développe Tixeire. Mais pour elle, c’est à partir du moment où la personne morale est poursuivie que « ça change complètement la donne ». La conseillère juridique considère qu’uniquement viser la responsabilité de quelques dirigeants servirait « leur narratif », prompt à plaider « la faute à quelques pommes pourries », alors que selon elle la structure même des multinationales « est justement construite pour permettre de diluer les responsabilités, y compris en cas de crimes internationaux ».

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