Tunisie : Un film pour ne pas oublier la torture

Tunisie : Un film pour ne pas oublier la torture
le réalisateur Hichem Ben Ammar
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Produit en 2014, La Mémoire Noire, un documentaire de 52 mn du cinéaste Hichem Ben Ammar, traite d’un sujet qui imprègne de douleur et de pesanteur plus d’un demi-siècle de dictature tunisienne. Quatre anciens détenus politiques s’y souviennent de la répression dont ils ont été victimes, lorsque le président Bourguiba ordonna de démanteler le mouvement de gauche, « Perspectives ». Juste, touchant et percutant, le film se veut un premier pas pour affronter la part la plus sombre de l’histoire du pays. Rencontre.

 

 

Justiceinfo.net: Comment vous-est venue l'idée de traiter d'un sujet aussi grave que la torture contre les prisonniers d'opinion en Tunisie ?

Hichem Ben Ammar: Tout a commencé avec l’organisation le 26 juin 2012, journée mondiale de soutien aux victimes de la torture, d’un cycle de films sur le thème des droits de l’Homme au cours d’une tournée au nord-ouest du pays des « Caravanes Documentaires », un programme itinérant pour la promotion de la citoyenneté à travers la culture audiovisuelle. Nous avions à cette occasion, dans le cadre d’un atelier de production, réalisé des interviews avec des militants qui ont subi la maltraitance physique et psychologique lors de leur arrestation au cours de la période de l’ex président Ben Ali. Ensuite, nous avons organisé une manifestation intitulée journée mondiale de l’écrivain en prison (le 15 novembre 2012). C’est ainsi que le Mémorial de la Stasi à Berlin a pris contact avec nous et nous a permis de poursuivre notre action citoyenne en réalisant le premier volet d’un triptyque sur l’histoire de la répression politique en Tunisie. 

 

Pourquoi avoir commencé avec le groupe « Perspectives » ? Est-ce les premiers cas de torture en Tunisie ?

Non, pas du tout, il y a eu avant les « yousséfistes » (nationalistes arabes) et les membres du complot de 1962 contre la présidence de la République qui ont été cruellement réprimés par Bourguiba. Et puis bien avant, la torture a été instituée par les colons français avec l’installation du système carcéral en Tunisie. Mais partant du principe qu’un film ne peut être exhaustif, nous avons préféré focaliser notre attention, dans un premier temps, sur un seul groupe politique pour en faire ressortir l’esprit profond, à travers des témoignages de quatre de ses membres, représentatifs de quatre générations de ce mouvement de gauche, né à la moitié des années 60. Le fait que le cinquantenaire de « Perspectives » corresponde par hasard à notre tournage, nous a encouragés à présenter ce film en premier. 

 

Comment aborder artistiquement un thème aussi noir sans tomber entre autres dans le voyeurisme ?

 C’est avant tout une question d’éthique. Le minimalisme est une forme exigeante qui évite les fioritures et qui permet surtout de trouver la distance la plus juste par rapport au sujet. Au pathos, qui est une sorte de complaisance et de manipulation, nous préférons l’empathie qui engage notre conscience dans l’acte de restituer une parole authentique et digne. Il est évident que nous préférons l’approche humaniste à l’approche idéologique et c'est ce qui confère au film une dimension artistique. La construction du récit mène à une vraie catharsis c'est justement ce qui garantit l'impact de cette galerie de portraits. 

 

D'après les témoignages que vous avez recueillis que cherchent les bourreaux en exerçant des actes de torture contre leurs victimes plus inhumains les uns que les autres ?

La torture se fonde sur une domination phallocratique qui s’autorise tous les dépassements. C’est une volonté de soumettre l’autre en l’humiliant tout en faisant appel à une forme d’érotisme psychopathe qui utilise la force et le sadisme. C’est, en quelque sorte, un viol du corps pour mieux saper l’esprit. La torture psychologique est encore plus perverse dans la mesure où elle cherche à briser la victime de l’intérieur dans sa dignité, dans son humanité. C’est la forme la plus abjecte de la communication. En montrant des personnes résilientes, capables de parler de leur expérience avec de la distance et même avec humour, mon film, La Mémoire Noire se veut un pied de nez aux tortionnaires.

 

En quoi ce documentaire peut-il être utile à l'Instance Vérité et Dignité (IVD) chargée de lever le voile sur les atteintes des droits de l'homme qui ont marqué l'histoire de la Tunisie ?

Le but de ce film est justement de participer au débat sur la justice transitionnelle. L’Instance Vérité et Dignité dans sa collecte d’informations pourrait le projeter pour aider les langues à se délier car ce film dédramatise la prise de parole sur un sujet aussi délicat. Pour moi, ce travail sur la mémoire s’inscrit dans le cadre d’une thérapie collective, il peut être très utile dans le cadre de séances de monitoring et de sensibilisation. En tout état de cause, il prendra de la valeur avec le temps.

 

Comment évaluez-vous l'impact de La Mémoire Noire ?

 Le film rencontre, là où il passe, l’adhésion du public. Il a beaucoup circulé en région mais pas assez à l’étranger. Actuellement, je trouve des difficultés à financer les deux autres volets initialement prévus. Ne trouvez-vous pas cela symptomatique ? Il semble que cette question de la justice transitionnelle suscite énormément d’ambivalences. Cette lenteur est peut être compréhensible quand on pense que des pays comme l’Espagne, le Portugal et même l’Allemagne ont mis du temps pour affronter leurs vieux démons.

 

Ce film constitue un premier volet d'un triptyque sur la torture. De quoi traiteront vos deux autres projets ?

Le complot du silence dans le milieu de médecins qui ont été les complices passifs d’un système qui les a compromis... Ou encore les souffrances des femmes islamistes au cours des années quatre vingt dix. D’autres pistes de recherche existent pouvant donner lieu à des concepts très intéressants encore faut-il avoir les moyens de les concrétiser.

Propos recueillis par Olfa Belhassine