Le 8 avril 2025, dans un entretien accordé à l'agence de presse ukrainienne Ukrinform, le ministre ukrainien de la Culture et de la communication stratégique, Mykola Tochytskyi, a déclaré que la Russie avait volé plus de 1,7 million d'œuvres du patrimoine culturel ukrainien depuis le début de son invasion à grande échelle, en février 2022. Il a accusé la Russie de s'en prendre délibérément au patrimoine ukrainien, ce qui constitue une violation de la Convention de La Haye de 1954, qui vise à protéger les biens culturels en cas de conflit armé.
« Un million sept cent mille objets appartenant à notre patrimoine culturel ont été volés dans les territoires occupés, notamment des objets archéologiques et des collections de musées. La Fédération de Russie s'en est illégalement appropriée, en violation flagrante de toutes les normes du droit international. Par le passé, quand la Russie nous a volé notre nom et notre histoire, les objets pillés étaient exposés à l'Ermitage ou dans des musées de Moscou. Aujourd'hui, ils sont ouvertement vendus sur le marché noir », a ajouté Tochytskyi. En juin 2025, l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) a confirmé les dommages causés à 501 sites historiques, dont 34 musées et 2 sites archéologiques.
L'un des exemples les plus frappants de pillage culturel s'est déroulé dans la ville assiégée de Marioupol, où les forces russes ont pris d'assaut le musée d'art Kuindzhi, une institution qui porte le nom du célèbre peintre ukrainien Arkhip Kuindzhi. Entre ses murs, le musée abritait non seulement des peintures et des sculptures, mais aussi des pièces du patrimoine national, des œuvres d'art qui avaient survécu aux révolutions, aux guerres et au passage du temps. Parmi celles-ci figuraient des peintures originales de Kuindzhi lui-même, aux couleurs lumineuses des paysages ukrainiens, ainsi qu'une marine d'Ilya Aivazovsky, des portraits et des scènes maritimes de Nikolay Dubovsky, et un hommage évocateur à Kuindzhi par Georgy Kalmykov. On y trouvait également un buste sculpté de Kuindzhi, réalisé par Beklemishev, ainsi qu'un trio d'icônes sacrées représentant le Christ pantocrator, la Vierge Marie avec l'Enfant et Jean-Baptiste, chacune irremplaçable et imprégnée d'une grande importance spirituelle et historique.
En quelques jours, plus de 2.000 objets ont été retirés du musée et transportés vers un lieu de stockage temporaire à Donetsk. Pour donner une apparence de légitimité à cet acte, les autorités russes ont même filmé le pillage, le présentant comme une mesure visant à « protéger les œuvres d'art pendant les opérations militaires ». Mais pour les Ukrainiens, ces images racontaient une autre histoire, celle d'un effacement et d'un vol sous couvert de préservation. Dans un geste que de nombreux Ukrainiens ont jugé profondément cynique, les autorités d'occupation ont ensuite organisé une exposition en plein air dans l'un des parcs centraux de Marioupol. Mais les tableaux exposés n'étaient pas les originaux : il s'agissait de répliques numériques des mêmes œuvres qui avaient été volées.

L'un des plus grands vols depuis la Seconde Guerre mondiale
Lorsque les forces ukrainiennes ont libéré Kherson à l'automne 2022, elles ont découvert un spectacle poignant : le musée régional de Kherson avait été entièrement vidé. Ce qui était autrefois un fier gardien de l'histoire et de la culture régionales était désormais désert, ses étagères et ses vitrines vidées par les autorités d'occupation russes. Le ministre ukrainien de la Culture, Oleksandr Tkachenko, a qualifié ce pillage de l'un des plus grands vols de collections muséales depuis la Seconde Guerre mondiale. « Un tel enlèvement massif de biens culturels du territoire ukrainien par l’occupant russe est comparable au pillage des musées pendant la Seconde Guerre mondiale et doit être qualifié comme tel », a-t-il déclaré dans un communiqué, citant la Convention de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (Convention de La Haye). « Les actions de la Fédération de Russie constituent une violation du droit international et engagent à la fois la responsabilité de l'État agresseur et la responsabilité pénale des personnes impliquées au niveau national et international. »
Parmi les trésors volés figurait un ensemble rare et ancien de bijoux sarmates, datant du Ier siècle avant J.-C., l'un des biens les plus précieux du musée. Selon Elena Yeremenko, la secrétaire du musée, presque toutes les sections du bâtiment ont été pillées : les salles autrefois remplies d'armes, de pièces de monnaie, de médailles et d'autres objets inestimables datant de l'époque impériale ont été complètement vidées. Seul le département des sciences naturelles, avec ses animaux empaillés, a été épargné. Yeremenko a déclaré que le pillage avait eu lieu fin octobre 2022. Les forces russes ont utilisé des camions portant l'inscription « Ministère russe des situations d'urgence » pour transporter les objets pillés.
Le musée régional d'art de Kherson a connu un sort similaire. Entre le 30 octobre et le 4 novembre 2022, alors que les troupes ukrainiennes lançaient une contre-offensive, les forces russes ont emporté toute la collection du musée dans cinq camions militaires KamAZ. Peu après, des photos des tableaux volés ont été publiées sur les réseaux sociaux, exposés au musée central de Tavrida à Simferopol, en Crimée occupée. Mais la grande majorité de la collection reste introuvable, son sort inconnu.
En novembre 2022, la représentante du président ukrainien pour la Crimée occupée, Tamila Tasheva, a déclaré que depuis le 12 mai 2022, date du début de l'occupation russe de Kherson, « les forces militaires russes mènent des raids ciblés sur les domiciles d'historiens et de collectionneurs locaux et dans les boutiques d'antiquaires ». Selon Tasheva, « ils ont saisi tout ce qui avait la moindre valeur artistique ou historique. Les employés des musées ont également été contraints de fournir des listes d'objets de valeur et de personnes à évacuer, y compris les employés des musées et leurs familles ».
Dans un entretien à Justice Info, Tasheva assure que les autorités d'occupation russes ont volé plus de 15.000 œuvres d'art et objets historiques uniques dans les territoires occupés. Et ce chiffre est probablement largement sous-estimé. De nombreux musées situés dans les zones de guerre restent inaccessibles, sont endommagés ou complètement détruits, laissant un vide culturel qui pourrait ne jamais être comblé.
Sanctions européennes contre les directeurs de musées
Dans ce contexte, le vol d'œuvres d'art est plus qu'un simple acte criminel, c'est un acte délibéré d'effacement culturel, déclare Oksana Semenova, historienne de la culture ukrainienne. « La destruction et l'appropriation culturelles sont des armes de guerre. En effaçant la mémoire et en volant le patrimoine, les occupants tentent de réécrire l'histoire et de remplacer l'histoire d'une nation par la leur. »
En juin 2023, l'Union européenne a imposé des sanctions contre plusieurs personnes impliquées dans le pillage d'institutions culturelles ukrainiennes. Parmi elles, figure Tatyana Bratchenko, directrice du musée régional d'histoire locale de Kherson, qui a coopéré avec les autorités d'occupation russes et facilité le transfert des collections du musée. Natalya Desyatova, directrice du musée régional d'art de Kherson, est aussi sous sanctions pour son rôle pendant l'occupation.
Des sanctions ont également été appliquées à Natalya Kapustnikova, directrice du Musée local de Marioupol. Dans sa décision, le Conseil de l'Europe dit qu'« elle a révélé l'emplacement d'œuvres d'art provenant du Musée d'art Kuindzhi de Marioupol et les a volontairement remises aux autorités russes, qui ont facilité leur transfert au Musée d'histoire locale de Donetsk. (…) Cela a été fait à l'insu et sans le consentement des autorités ukrainiennes ou du directeur du musée d'art Kuindzhi. En agissant ainsi, Natalya Kapustnikova est responsable d’avoir soutenu et mis en œuvre des actes et des politiques qui portent atteinte et menacent l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine. »
Outre Bratchenko et Kapustnikova, le Conseil de l'Europe a également imposé des sanctions contre Andrei Malgin, directeur général du Musée central de Tavrida, en Crimée. La décision du Conseil indique que « des œuvres d'art ont été transférées du musée des beaux-arts de Kherson au musée central de Tavrida, à Simferopol, où elles sont actuellement conservées sous son contrôle », rendant Malgin responsable des mêmes infractions.
Ces sanctions impliquent le gel de tous les avoirs, y compris des comptes bancaires et des biens immobiliers, détenus par ces personnes dans l'UE, ainsi que l'interdiction de voyager dans l'UE. Dans un communiqué sur la destruction du patrimoine culturel ukrainien publié le 16 octobre 2024, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe a évoqué « la dimension génocidaire » des attaques contre le patrimoine culturel et déclaré qu'elles « sapent les fondements mêmes de l'identité ukrainienne ».
« Des biens déplaçables particulièrement précieux »
De nombreuses œuvres et objets d'art pris dans les musées de Marioupol, Kherson, Melitopol et d'autres zones occupées restent introuvables. Certains ont refait surface dans des expositions en Russie et en Crimée occupée, présentés à tort comme faisant partie du « patrimoine culturel commun » de la région. Afin de légitimer la saisie des biens culturels ukrainiens, la Russie a promulgué plusieurs lois qui jettent les bases juridiques de l'absorption des collections muséales des territoires occupés. Ces mesures ont non seulement facilité le transfert des objets pillés vers des institutions publiques russes, mais visent également à garantir qu'ils ne seront pas restitués.
Une loi clé, promulguée le 29 mars 2023, fixe un cadre juridique pour la gestion des questions culturelles dans les territoires nouvellement incorporés, en particulier les Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, ainsi que les régions de Zaporijia et de Kherson. Elle définit les règles relatives à la préservation du patrimoine culturel et à l'administration des bibliothèques, des archives et des musées. Dans ce cadre, tous les objets et collections des musées de ces régions doivent être inscrits dans le catalogue national du Fonds muséal de la Fédération de Russie avant le 31 décembre 2027.
Le 12 décembre 2023, le président russe Vladimir Poutine a signé une autre loi codifiant l'intégrité et l'indivisibilité des collections muséales. Cette loi désigne tous les objets détenus par les musées et utilisés à des fins scientifiques, éducatives ou culturelles comme « des biens déplaçables particulièrement précieux ». En conséquence, ces objets sont désormais considérés comme la propriété permanente et inaliénable du musée qui les détient, quelle que soit leur origine.
Ensemble, ces lois officialisent l'absorption du patrimoine culturel ukrainien dans le patrimoine de l'État russe. Les objets qui se trouvaient autrefois dans les musées ukrainiens sont désormais légalement classés sous administration russe, sans aucun mécanisme juridique de restitution. Ce qui a commencé par un enlèvement illégal d'œuvres d'art et d’artéfacts est, sous couvert de ces réformes législatives, transformé en un transfert permanent vers le système muséal de l'État russe.
« Ce n'est pas notre problème »
Le droit international condamne fermement le pillage du patrimoine culturel, en particulier pendant les conflits armés, et vise à protéger les biens culturels par le biais de traités et de conventions. La Convention de La Haye de 1954 oblige les États à respecter et à protéger les biens culturels en temps de guerre. En outre, la Convention de l'Unesco de 1970 met l'accent sur la prévention du trafic illicite des biens culturels, y compris leur importation, leur exportation et leur transfert de propriété. « Les Russes traitent ces conventions comme si elles ne s'appliquaient pas à eux. Dès qu'ils occupent une zone, ils commencent à vider les musées, les collections d'art et les sites archéologiques », déclare à Justice Info, sous couvert d’anonymat, un procureur ukrainien qui enquête sur les crimes liés à l'art.
La Convention de l'Unesco de 1970 établit également le principe de la restitution, selon lequel les biens culturels illicitement acquis doivent être restitués à leur propriétaire légitime, généralement le pays d'origine. Mais Christopher Marinello, fondateur et patron d'Art Recovery International, une société privée spécialisée dans la localisation et la récupération d'œuvres d'art volées et pillées, met en garde sur le fait que la restitution des œuvres d'art ukrainiennes volées par la Russie sera extrêmement difficile. « En 36 ans d'expérience professionnelle dans la récupération d'œuvres d'art, je n'ai jamais réussi à restituer une œuvre d'art de Russie à son propriétaire légitime », déclare-t-il. « Même les œuvres d'art volées par l'Allemagne nazie et transférées par la suite en Russie ne sont pas restituées. Ils se contentent de dire : “Ce n'est pas notre problème.” »
Marinello souligne qu'il est pratiquement impossible de retrouver des œuvres d'art volées sans un catalogue détaillé des objets manquants. Selon les procureurs ukrainiens, dans des villes comme Kherson et Marioupol, les forces russes ont non seulement pillé les collections, mais ont également emporté les catalogues avec elles. Le personnel des musées ukrainiens qui est resté sur place, ainsi que des collègues d'autres institutions, s'efforcent actuellement de reconstituer les inventaires des collections perdues. Malgré l'immense défi que représente la récupération des œuvres d'art en Russie, Marinello note qu'il y a peut-être encore de l'espoir. Si des pièces volées réapparaissent dans des ventes aux enchères internationales ou sont mises en vente à l'étranger, il sera peut-être possible de les identifier et de les récupérer.