Cinq ans après la répression contre les Rohingyas, « c’est de pire en pire »

Avec un million de Rohingyas toujours dans les camps de réfugiés du Bangladesh et une violence généralisée accrue après le coup d'État militaire de l'an dernier, les efforts de justice pour le Myanmar n'en sont qu'à leurs débuts. Mais l'organe de l'Onu basé à Genève qui recueille des preuves sur le Myanmar affirme qu’il y a une chance de voir de futurs procès se tenir. Entretien avec Nicholas Koumjian, responsable du mécanisme d'enquête indépendant pour le Myanmar (IIMM).

Un homme parle dans un micro, sur une estrade, entouré par une foule. Il lève le poing devant une banderolle où il est écrit :
Des réfugiés rohingyas rassemblés pour la "Journée de commémoration du génocide" marquant le 5e anniversaire de leur fuite du Myanmar face à l'offensive armée, dans un camp de réfugiés à Ukhia, le 25 août 2022. © Munir Uz Zama / AFP
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JUSTICE INFO : Votre dernier rapport annuel, publié le 9 août, fait état de crimes généralisés qui pourraient s'apparenter à des crimes contre l'humanité. Diriez-vous que ces crimes se sont intensifiés depuis le coup d'État militaire de l'an dernier ?

NICHOLAS KOUMJIAN : Oui. Je dirais que, tragiquement, c’est de pire en pire. Nous assistons à davantage d'attaques dans différentes régions où les civils souffrent, où les gens sont chassés de chez eux, où l'on rapporte qu'ils sont détenus sans procédure régulière et torturés. Et bien sûr, il y a les nouvelles récentes concernant les exécutions dans ce qui semble être des procès sans procédure régulière.

Par le passé, l'accent a été mis sur les Rohingyas. Y a-t-il beaucoup d'autres personnes, dans d’autres zones ethniques par exemple, qui sont soumises à des abus similaires ?

Oui. Et pas seulement dans les zones ethniques, mais aussi dans le cœur des Bamar [qui représente deux tiers de la population du Myanmar, NDLR]. Nous avons vu beaucoup d'autres groupes dans le pays qui ont connu des problèmes similaires à ce qui est arrivé aux Rohingyas. Nous parlons de villages incendiés, par exemple, ou d'exécution de civils, de représailles contre les populations civiles pour des attaques des forces d'opposition.

« Plusieurs millions de pages de preuves »

La dernière fois que nous avons parlé, le mécanisme n'était pas encore pleinement opérationnel. Que s’est-il passé depuis ?

Nous avons rassemblé de grandes quantités de preuves. Je ne peux pas vous donner un chiffre exact, mais je dirais que nous avons déjà rassemblé plusieurs millions de pages de preuve. Une grande partie d'entre elles provient des réseaux sociaux, par exemple des photographies, des messages, des textes ou des vidéos. Le défi consiste maintenant à continuer à recueillir des preuves, car les crimes continuent de se produire.

Les preuves issues des réseaux sociaux peuvent être utilisées pour étayer une affaire ou un dossier, mais elles ne suffisent généralement pas. Il vous faut donc aussi les corroborer par des témoignages et par d'autres éléments...

Nous recueillons des témoignages en effet, ce qui est au cœur de nos activités, en parlant à ceux qui ont souffert des événements ou qui ont des informations sur ce qui s'est passé, sur qui sont les responsables. Ces personnes sont des témoins clés. Nous sommes en train de recueillir ces témoignages, mais nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir, beaucoup de personnes à qui parler.

« Une enquête sans avoir accès au pays »

Je comprends de votre rapport que vous avez formulé des demandes auprès des autorités de facto du Myanmar, mais que vous n'avez reçu aucune réponse et n'avez pas pu vous rendre dans le pays. Est-ce exact ?

C'est exact. Nous continuons à faire des demandes, mais nous n'avons reçu aucune réponse. 

Donc, si vous ne pouvez pas vous rendre au Myanmar et que les autorités ne vous donnent pas d'informations, comment parvenez-vous à parler aux témoins ?

Eh bien, ce n'est pas la première fois que des enquêtes criminelles internationales sont menées sans avoir accès au pays. Cela rend certainement les choses beaucoup plus difficiles, mais nous parlons aux témoins quand et où nous le pouvons. Beaucoup de ceux qui ont souffert dans l'État de Rakhine, les Rohingyas, se trouvent au Bangladesh, et nous prévoyons de recueillir davantage de témoignage au Bangladesh cette année. Nous sommes très reconnaissants de la coopération des autorités bangladaises.

Dans une rue d'un village, une foule est rassemblée autour d'une personne prenant la parole au micro, sur une estrade. Des banderolles indiquent
Aujourd'hui, le 25 août, des milliers de réfugiés rohingyas organisent des rassemblements pour la "Journée de commémoration du génocide" dans les camps du Bangladesh, où ils vivent dans des conditions désastreuses. © Munir uz Zaman / AFP

Vous partagez des preuves avec la Cour pénale internationale (CPI) et la Cour internationale de justice (CIJ), qui ont entamé des procédures sur le Myanmar. Pouvez-vous nous dire comment cela fonctionne ?

À la CPI, nous coopérons avec le bureau du procureur et nous le tenons informé de notre enquête. Ils ont fait quelques demandes d'informations, nous les avons partagées avec eux. Ils nous donnent également une idée de ce qu'ils font, de sorte que nous n'allons pas nous marcher sur les pieds, en contactant les mêmes personnes, par exemple. Avec la CIJ, nous avons dit que nous fournirions des informations aux parties et nous avons reçu des demandes d'informations de la Gambie et du Myanmar en 2019. Nous avons dit que nous examinerions ce que nous pensons être des preuves pertinentes pour ces procédures et que nous les partagerions avec les deux parties, à condition que nous ayons le consentement de ceux qui nous ont donné les informations et que nous soyons convaincus que la divulgation des informations ne mettrait personne en danger.

Et la CIJ a récemment décidé qu'elle était compétente dans l'affaire opposant la Gambie au Myanmar pour génocide présumé des Rohingyas...

Oui, la Cour a rejeté les objections préliminaires du Myanmar concernant la compétence. Cela signifie que l'affaire peut se poursuivre. Maintenant ils vont commencer à examiner le fond de l'affaire. Cela pourrait encore prendre quelques années.

Vous dites que les ressources sont un défi et que vous disposez d’une somme importante d’informations. Quelles sont vos priorités ?

Bien sûr, vous ne voulez ignorer aucun crime, mais vous devez établir des priorités. Il s’agit évidemment de l'ampleur du crime et du niveau de responsabilité. Nous sommes plus intéressés par une personne qui a donné l'ordre de brûler un village, par exemple, que par les soldats qui ont mis le feu aux maisons. Nous donnons priorité aux violences sexuelles et aux crimes contre les enfants. Souvent, ces crimes ne sont pas signalés et il est difficile de les poursuivre. Et il y a aussi certains dossiers qui ont plus de chances d'aboutir à des poursuites. Par exemple, les crimes commis en détention. Il y a généralement plus de preuves disponibles sur les responsables que dans le cas d’une attaque aveugle contre une cible civile. Nous ne les ignorons pas, mais elles sont plus difficiles. Qui a donné l'ordre ? Savait-il s'il s'agissait d'une école ou d'une mosquée, etc. Donc souvent, nous travaillons sur des cas où nous pensons qu'il y a une plus grande chance de prouver la responsabilité individuelle.

« Tous les peuples du Myanmar souffrent de la même manière »

Voyez-vous des perspectives de justice pour les Rohingyas dans un avenir proche ?

Eh bien, c'est une situation très déprimante et c'est en fait très compliqué. Mais j'ai bon espoir car plusieurs procédures sont en cours, notamment à la CPI et à la CIJ, qui est très importante à nos yeux car elle traite de la question de la responsabilité des États, du devoir de prévenir et de punir le génocide. Et vous avez même maintenant une enquête nationale en Argentine sur la question des Rohingyas. Mais l'autre chose qui me donne un peu d'espoir est que, bien que ce qui s'est passé depuis le coup d'État soit terrible, nous avons vu cette violence dans des régions où de tels crimes n'avaient jamais été commis contre des civils et je pense que tous les peuples du Myanmar reconnaissent de plus en plus qu'ils ont tous souffert de la même manière. Il y a une sorte de reconnaissance que les Rohingyas et les autres partagent un problème commun, à savoir l'impunité des dirigeants militaires qui ont pu commettre des crimes contre des civils pour perpétuer leur pouvoir.

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